Par Victor Branquart
1985, Illinois, Chicago. Ce jour-là, le jeune Nathaniel « DJ Pierre » Jones rejoint son pote Earl « Spanky » Smith Jr. pour tester une petite machine analogique achetée d’occasion pour quarante dollars. Les deux musiciens sont alors membres du trio de house Phuture et sont en quête d’un clavier ou d’un module capable de leur servir un son de basse nouveau. Quelques jours plus tôt, un ami en commun, un certain Jasper G, leur a fait écouter un morceau composé à l’aide d’une Roland TB-303, n’utilisant que sa fonction initiale : produire une ligne de basse standard, sans véritable relief. Tandis que Spanky s’essaye à programmer l’engin, sans grand succès, Pierre se met à faire ce qu’il a toujours fait avec les nouvelles machines qui lui passent sous la main : triturer les potards dans tous les sens. La technique est rodée. Le boîtier rectangulaire et argenté se met à produire de drôles de sons, inattendus, déformés, distordus. « Pierre, continue ce que tu fais, j’aime ce que j’entends », l’encourage Spanky. « Nous tenions un truc », raconte Pierre dans une interview accordée à The Fader en 2014. En quelques heures, ils enregistrent un premier morceau, « In Your Mind ». Pierre et Spanky ne le savent pas encore, mais ils viennent de poser les bases d’un nouveau genre musical dont les distorsions de basses vont bientôt se répandre dans les clubs de la ville, jusqu’en Europe, et hanter aujourd’hui encore les musiques électroniques, de la trance à la techno, du trip hop à la jungle.
BETTER CALL RON
Cassette démo en poche, les membres de Phuture connaissent l’étape suivante : trouver le DJ à Chicago qui acceptera de jouer leur titre en club. Ils les passent tous en revue, jusqu’à tomber d’accord. Ce sera Ron Hardy et rien que lui. Ce dernier est un maître des platines au Music Box, anciennement le Warehouse, considéré comme le berceau de la house. La suite est d’une simplicité déroutante. Ron Hardy écoute le morceau, en tombe amoureux et commence à le jouer dès qu’il en a l’occasion. Convaincu de sa qualité, certainement visionnaire et carrément têtu, il le passe parfois quatre fois dans la même soirée. « Ron Hardy est presque aussi important que nous dans la création de l’acid house, insiste Pierre. Il en a fait un son que tout Chicago connaissait. »
Dans les semaines qui suivent, le titre devient un classique de ses sets. « Les gens devenaient fous sur ce morceau, qu’ils appelaient ”l’acid track de Ron Hardy” », raconte le DJ dans une interview donnée à Trax en 2015. Pas rancuniers, les membres Phuture décident de rebaptiser leur création. « In Your Mind » devient « Acid Tracks ». Ce n’est que deux ans plus tard, en 1987 et avec l’entremise du producteur Marshall Jefferson, que le titre sort sur le célèbre label Trax Records.
Tout comme la maîtrise du feu ou l’invention de l’écriture se firent en plusieurs endroits du monde et à des époques différentes, la TB-303 n’a pas échappé à la règle. Au milieu des années 1980, Marshall Jefferson évolue lui aussi sur la scène de Chicago. Comme quelques autres, il se procure également une TB-303 d’occasion. En 1985, il se met aux manettes. Sous le pseudonyme de Virgo et, avec son comparse Sleezy D (Derrick Harris), il produit un petit concentré de folie, sombre et épileptique, « I’ve Lost Control », que beaucoup considèrent comme le premier morceau d’acid house jamais écrit.
« Personne n’avait eu l’idée d’utiliser intentionnellement la TB-303 de la manière dont je l’ai fait. »
Marshall Jefferson
S’ils sont déjà nombreux à savoir programmer la machine, « personne n’avait eu l’idée d’utiliser intentionnellement la TB-303 de la manière dont je l’ai fait », raconte Jefferson dans un long commentaire laissé sur Discogs en 2008. Sa découverte du potentiel caché de la TB-303 est donc un mélange d’heureux hasard et d’éclair de génie. « La ligne de basse est arrivée par accident. (…) J’aimerais dire que c’est exactement ce que je souhaitais faire, mais ce n’est pas le cas, reconnaît le producteur. Seul quelqu’un ne sachant pas ce qu’il faisait aurait pu programmer cette ligne de basse. » De son côté, DJ Pierre, s’il ne se prévaut pas d’être l’unique inventeur de l’acid house, revendique lui aussi la primeur du geste créatif et l’idée originelle : le détournement de la TB-303 de son usage initial.
D’OSAKA À BOMBAY
Retour en 1981. Direction Osaka cette fois, au Japon. Dans l’un des laboratoires de recherche de la Roland Corporation, fondée en 1972 par Ikutaro Kakehashi, une petite équipe s’affaire à inventer de nouveaux instruments de musique de la gamme Mid-O. Aux commandes, l’ingénieur en chef, Tadao Kikumoto, qui a supervisé un an plus tôt le développement de la légendaire boîte à rythme TR-808. À l’époque, l’objectif est simple, mais loin d’être évident : reproduire de manière analogique les sons d’instruments acoustiques. Pour ça, la firme japonaise a déjà créé la boîte à rythme TR-606 Drumatix, dans le but de remplacer la batterie. De la même manière, la TB-303 est censé remplacer la basse, et ainsi permettre aux guitaristes de s’entraîner seuls, sans être interrompus par un batteur toujours à la bourre ou gênés par un bassiste susceptible.

Fort heureusement pour les bassistes, la TB-303 ne répond pas aux attentes de ses premiers utilisateurs. Complexe à programmer (les notes doivent être entrées puis modifiées une par une sans que la séquence complète puisse être vue), la machine se révèle surtout être un perpétuel générateur d’accidents sonores. La faute notamment à ses deux principales caractéristiques, l’accent et le glide, permettant de distordre les notes et de les faire glisser les unes après les autres. Ces deux « défauts » vont pourtant devenir ses atouts majeurs.
Lancée en 1981 et principalement destinée au marché international, la production de la TB-303 s’arrête dès 1984, alors que seulement quelques milliers d’unités (10 000 à 20 000 selon les sources) ont été écoulées. Un échec commercial pour l’engin qui atterrit dans des boutiques d’occasion, puis chez les producteurs house et les DJs de Chicago. Mais à la même époque, la machine de Roland va aussi voyager jusqu’à Bombay, pour se retrouver entre les mains d’un curieux musicien indien, Charanjit Singh, guitariste, pianiste et compositeur de musique pour le cinéma hindi.

En Inde, dans les années 1970, le cinéma est devenu une véritable industrie. Le pays se hisse au rang de premier producteur et consommateur de films au monde. L’essentiel de la production est alors réalisé à Bombay, en hindi, et estampillé « Bollywood ». Si la décennie marque l’émergence des premiers blockbusters et la fin de l’hégémonie des confiseries et niaiseries romantiques, laissant progressivement place aux films policiers ou d’action, violents et brutaux, sur la pègre ou les bandits de Bombay, la musique reste un ingrédient central du succès des films. Tandis que la pop culture et le rock ont déjà largement inondé le monde, le funk, le disco et les prémisses de la house accostent sur les côtes indiennes, imprégnant peu à peu les milieux musicaux et notamment ceux de l’industrie du cinéma hindi.
Membre d’une petite élite de musiciens de studio, Charanjit Singh, a déjà composé quelques titres et thèmes musicaux pour des productions de Bollywood. Parmi eux, le très surf « Manje Re » pour le film Bandhe Haath sorti en 1973. Pour arrondir ses fins de mois, il se charge aussi, de temps en temps, d’animer quelques mariages. Surtout, l’homme est un curieux et un bidouilleur hors pair. Très tôt, il acquiert les premiers synthétiseurs et séquenceurs lancés sur le marché. Parmi les pièces maîtresses de sa petite collection : le synthétiseur Jupiter 8, la TR-808 et la TB-303, achetée lors d’un voyage à Singapour en 1981. C’est avec ces trois machines, toutes produites par Roland au début des années 1980, que Charanjit Singh compose et publie l’album Synthesizing : Ten Ragas To A Disco Beat en 1982 (sur ce point encore, les sources diffèrent : Discogs penche plutôt pour 1983). À ses improvisations synthétisées de ragas traditionnels (cadres mélodiques de la musique hindoustani), le musicien ajoute des rythmes disco programmés sur sa 808 et d’improbables distorsions de basses produites avec sa 303. Offrant à la musique hindi de nouveaux horizons, le disque peut également être considéré comme la première composition acid de l’histoire.
Rapidement oublié après sa sortie, Ten Ragas To A Disco Beat n’est certainement jamais parvenu jusqu’aux oreilles et aux platines des petits gars de Phuture, jusqu’à sa réédition peut-être, en 2010, par le label néerlandais Bombay Connection. Pas sûr non plus que, en 1982, les Américains aient entendu le titre « Let Me Go ! », du trio de synthpop anglais Heaven 17, ni « Rip It Up » (1983), du quatuor écossais post-punk Orange Juice, ou encore l’improbable « The Wonderful World Of Terry Wibbley » (1982), des jumeaux anglais The Wibbley Brothers. Ils auraient alors pu apprécier certaines des toutes premières utilisations de la TB-303, aussi timides soient-elles (plus d’infos à ce sujet dans le bel article de Section 26 sur le sujet).
Si les producteurs et DJs de Chicago ont eu l’idée d’associer les improbables distorsions de la TB-303 à leur house locale, le public des clubs d’Europe avait déjà pu aussi apprécier quelques utilisations non conventionnelles de la petite boîte à merveilles de Roland. Avec l’italo-disco tout particulièrement, celui d’Alexander Robotnick et ses « Problèmes d’Amour », de My Mine et leur « Hypnotic Tango » ou d’International Music System et leur « Nonline », tous sortis dès 1983. Il est d’ailleurs tout à fait probable que Marshall Jefferson et Derrick Harris, DJ Pierre et Spanky aient goûté sans le savoir à ces mêmes glides de la TB-303 avant d’eux-mêmes en triturer les boutons à leurs tours. Entre temps, le petit boîtier argenté, ses célèbres potards et les inimitables distorsions de son séquenceur se sont confortablement installés à côté des Mattel Synsonics (ou « pew-pew machine »), des TR-606 et 808 d’occasion, dans les chambres, les caves ou les studios de ceux qui ont su composer les plus belles lignes de basse de l’acid house.
EUROPEAN ACID HOUSE
Quelques mois après leur sortie américaine, les productions de Chicago (« Acid Tracks »et « I’ve Lost Control » en tête, puis « Acid Attack » de Larry Heard, entre autres) font une escale à Ibiza, tout particulièrement sur les platines d’Alfredo et Leo Mas, tous deux résidents de l’Amnesia. De passage sur l’île, des clubbers anglais comme Nancy Turner (qui deviendra quelques années plus tard DJ Nancy Noise) découvrent en avant-première européenne cette musique nouvelle et la drogue qui l’accompagne. Tout comme l’ecstasy, l’acid house a ses mules et ses passeurs. Si bien qu’entre 1987 et 1988, les distorsions de la TB-303 débarquent sous la pluie londonienne et dans une Angleterre empêtrée dans un thatchérisme brutal et froid. Le rock puis le punk sont déjà passés par là, la techno gagne du terrain et les premières raves commencent à affoler les conservateurs au pouvoir. Alors que les usines ferment les unes après les autres et que les taux de chômage s’envolent, la jeunesse anglaise rêve d’évasion, de faire trembler et tomber des murs à grands coups de masse et de basse.

L’Angleterre est prête à accueillir la petite machine de Roland et à la laisser exprimer pleinement ses notes acides. Acides comme la sensation qu’elles provoquent : douce-amère, rugueuse et glissante à la fois. Acides comme l’ecstasy à laquelle elles se marient si bien et qui contribue à l’affirmation du genre en même temps qu’à son âge d’or, le Second Summer of Love, au cours des étés 1988 et 1989. Liverpool, Nottingham, Leeds, Londres et Manchester deviennent en quelques mois les épicentres d’une acid house à l’européenne, rassembleuse et extasiée. 808 State, avec leur album Newbuild et A Guy Called Gerald, avec Voodoo Ray, initient une partie de la jeunesse anglaise à la musique d’une ère nouvelle. Les smileys, emblèmes du mouvement, s’invitent sur les t-shirt et se déclinent par milliers en pin’s, badges ou écussons. Rapidement, les soirées en club (obligés de fermer à 2 heures du matin depuis 1981) laissent place aux raves parties dans des entrepôts et usines abandonnés dont l’Angleterre regorge à cette époque. Ces soirées deviennent un élément essentiel du mouvement acid house.
Mais la fête est de courte durée. Fin 1989, le gouvernement de Margaret Thatcher interdit tout rassemblement nocturne, en extérieur et de plus de 20 personnes, au cours duquel est diffusée de la « musique amplifiée ». Plus que de la consommation d’ecstasy, la Première ministre anglaise s’inquiète des nuisances sonores générées par cette musique caractérisée « par l’émission d’une succession de battements répétitifs ». Au même moment, de l’autre côté de la Manche, un pays plat attend son heure… Riche en pâtures isolées et en hangars désaffectés, tout aussi pluvieux, temple de la New Beat et véritable carrefour européen, la Belgique devient la nouvelle terre d’accueil de l’acid house et le royaume des raves en rase campagne.
Au cours des années 1990, la petite 303 accède au statut de machine culte. Sa production a cessé depuis près d’une décennie et sa cote sur le marché de l’occasion s’envole. Aphex Twin (« Analogue Bubblebath » en 1991), Laurent Garnier (« Acid Eiffel » en 1993), Mike Ink (« We Call It Acid » en 1994), Daft Punk (« Da Funk » en 1995), Fatboy Slim (« Everybody Needs A 303 » en 1996) et bien d’autres encore contribuent à sa renommée. Tous s’approprient l’engin à leur manière et en font « un instrument à part entière, au même titre qu’un piano, un violon ou un saxophone, expliquait DJ Pierre en 2015. Dans un morceau, sa personnalité est tellement forte que la musique en question est immédiatement définie comme acid. »
À la même période, les autres références de la gamme Mid-O de Roland connaissent un sort similaire : la TR-606, la TR-909 et, plus que toute autre, la TR-808, gagnent elles aussi le titre d’instrument. « Nous n’avons rien su de cette “Mid-O mania” (NDLR : la popularité mondiale des TR-808, TR-909, TB-303, etc.) dans la musique aux États-Unis et en Europe avant 1992, lorsqu’une personne bien informée d’une de nos succursales à l’étranger nous en a parlé, confiera plus tard Tadao Kikumoto. C’est cette année-là que les responsables Roland de l’autre côté du Pacifique ont été mis au courant de cette tendance du marché de l’occasion. » Flairant le filon, plusieurs constructeurs ont bien tenté de copier la TB-303, en simplifiant sa programmation, en lui ajoutant quelques fonctions ou en modifiant son design. En tout, c’est plus d’une quinzaine de clones qui ont été lancés depuis le début des années 1990 et au moins six émulations logicielles ont vu le jour. Même Roland a tenté plusieurs fois de répliquer son œuvre. Pourtant, maintes fois clonée, copiée ou déclinée, la Transistor Bass 303 reste encore à ce jour inégalée.
Remerciements aux amis de Section 26 dont les recherches sur la TB-303 ont été d’une aide précieuse dans l’écriture de cet article.