Il est 22h et Amélie joue au Loup Garou. Connectée sur la plateforme Wolfy en parallèle d’une visio sur Messenger, elle retrouve ses amis comme à son habitude depuis la distanciation sociale imposée. Souvent sans activité professionnelle suite à la crise sanitaire, ils sont une dizaine à se retrouver pour des parties qui peuvent durer jusqu’à 4 heures. « Le Loup Garou c’est la bonne excuse, on parle plus qu’on ne joue des fois », s’amuse-t-elle. « C’est comme si on était tous dans la même pièce : il y a toujours celui qui ne parle pas trop, ceux qui s’engueulent, ceux qui s’énervent… Le but du jeu, c’est de ne pas se faire tuer. Chacun a un rôle et à chaque tour, il faut essayer de trouver le loup en accusant un des joueurs qui devra essayer de se défendre ». Avec un brin d’humour, elle ajoute que « même avec la distance on arrive à se taper des grosses barres et c’est là que je me rends compte que ce sont de vrais amis ». Une communauté déjà établie qui arrive donc à perdurer grâce au progrès technologique. « Merci Internet, merci la révolution numérique » finit-elle par lancer.
Comme Amélie, ils sont beaucoup à s’être lancés dans les activités en ligne pendant le confinement dans le but de garder du lien social. Les jeux en communauté ont même été recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en cette période de confinement, dans sa campagne “Play Apart Together” (jouer ensemble à distance). Si d’autres ne jouent pas, ils prennent l’apéro. Toujours la même logique. « Finalement, tout le monde peut se réunir au même endroit », raconte Jean-François, 51 ans, pratiquant hebdomadaire d’apéros virtuels depuis le début de la distanciation sociale. Véritable lieu d’échanges amicaux, son groupe d’amis a « établi une espèce de rite : faire un apéro tous les samedis soirs ». Chacun à sa manière, tout le monde semble donc avoir trouvé en ligne un intérêt de vie social, alors que la création de communautés digitales demeure justement le point de départ de l’émergence d’Internet.
Flower power et imaginaire d’Internet
L’idée de tisser des relations sociales face à un ordinateur n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès les années 60, au beau milieu du flower power et de l’émergence du mouvement hippie. Fred Turner, professeur des sciences de la communication à l’Université de Stanford, retrace cette période où les idéaux de contre-culture se sont transposés dans les communautés en ligne. « Entre 1966 et 1973, un million d’Américains quittent leur foyer pour s’installer dans des communautés […] s’éloignant des partis politiques traditionnels ». L’idéologie est alors basée sur une absence de hiérarchie entre les individus. « Tous les principes et les rêves qui tournaient autour de la technologie à l’époque sont restés dans l’esprit d’Internet, dans la façon dont on l’utilise et dans sa conception », ajoute Paola Sedda, professeure de sciences de l’information et de la communication à l’Université de Bourgogne. « Si l’on pense aux plateformes grand public comme Facebook ou Instagram, elles reposent sur cette idée de la communauté ».
En 1985, cette-contre culture éclate. « Beaucoup de personnes doivent alors trouver un travail et l’industrie de la technologie explose au même moment », explique Fred Turner. Les idéaux communautaires hippies et les expérimentations de nouveaux moyens de communication – jusqu’au recours à des psychédélique hallucinogène pour modifier et élargir les rapports entre individus – se transposent alors dans la création des ordinateurs et plus tard d’Internet.
Des codes empruntés aux gamers
Cette aspiration communautaire, les adeptes de jeux vidéos l’ont bien comprise. Ceux que l’on surnomme parfois “geeks” jouent à ces jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (ou MMORPG). World of Warcraft (WoW), League of Legend (LoL), Dofus… Chacun son pécher mignon. « En tant que joueuse, je fais partie de communautés exclusivement en ligne », reconnaît Héloïse. Du haut de ses 23 ans, elle joue à LoL depuis maintenant 5 ans. « Nous, on utilise Discord, le Skype des gamers », dit-elle au nom de ses collègue de jeu. « Ça me fait bien rire de voir les gens qui sont comme des fous sur leurs ordis pour parler à leurs amis, alors qu’avant tout le monde nous prenait pour des geeks ». Un sentiment partagé par son meilleur ami Corentin, qui joue, lui, depuis près de 8 ans : « La plupart du temps on se parle tous en visio et là, on voit avec le confinement que presque tout le monde fait ça, même mon père [rires] ».
Chez eux, le processus semble pourtant inversé par rapport à Amélie et ses rendez-vous Loup Garou : connaître d’abord, rencontrer ensuite. Corentin se confie sur sa timidité : « Quand je suis devant un écran, je suis beaucoup plus à l’aise qu’IRL (“in real life”, littéralement “dans la vraie vie” ndlr) ». Ce terme “IRL” marque d’ailleurs plutôt le passage du virtuel au réel que l’inverse. La relation de Corentin et Héloïse en témoigne. « On faisait partie du même serveur Discord et au bout d’un moment on a appris à tisser des liens », développe Corentin. « La plupart de mes amis viennent de là ».
Des idéaux accaparés par le capitalisme…
Pourtant, la Silicon Valley n’est pas Woodstock, et le capitalisme s’est rapidement accaparé les idéaux communautaires hippies pour réaliser du profit. « L’esprit de base a été approprié par le grand capital », explique Paola Sedda, « il n’est pas libre comme il avait été conçu par les premières communautés ». Pour Fred Turner, le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg en est d’ailleurs l’illustration. « Il a réussi à séduire ses employés en leur disant qu’ils allaient changer le monde. Il se cachait en fait derrière l’imaginaire d’Internet pour faire beaucoup d’argent, sur notre dos », explique le professeur de sciences de la communication, faisant écho aux gains publicitaires de Facebook liés à l’action de chaque utilisateur. Un modèle fort répandu en ligne.
…qui permettent malgré tout la pérennité du lien social
Dans son océan de publicité, de contenus sponsorisés et de monétisation des données personnelles, Internet joue malgré tout un rôle important de sociabilisateur. À 74 ans, Odette est devenue une geek sans le savoir. La septuagénaire a en effet utilisé FaceTime pour la première fois grâce au confinement. Et le logiciel fait aujourd’hui partie de son quotidien : « J’ai eu mes petits enfants en FaceTime. Le plus petit venait pointer son nez un petit peu comme les gens qui passent derrière les caméras. Comme en vrai. », s’émeut-elle. « On a besoin de rester en contact avec ses proches », acquiesce Paola Sedda. En particulier pour les personnes habituées aux contacts réels. Car contrairement aux gamers, les confinés ne peuvent pas « être hyper-socialisés en ligne et complètement solitaires hors ligne. Si une personne a énormément de contacts dans la vie de tous les jours, elle aura beaucoup plus de chance de développer une sociabilité épanouie en ligne » pendant cette période de distanciation sociale.
Mais attention, geeker n’est pas sans risques. Et l’accident peut être fatal… pour les cartes-mères. Comme le raconte Jean-François en riant : « On était en ligne et au bout d’un moment il n’y avait plus personne. Un de nos copains avait en fait grillé sa carte-mère en renversant son verre de Ricard sur son ordinateur. Maintenant il a trouvé la parade : il met une grosse serpillère sur le clavier ». Boire ou geeker, il faut choisir.