David Letellier alias Kangding Ray a d’abord travaillé en tant qu’architecte avant de s’orienter vers la musique électronique. C’est chez le célèbre label de musique électronique allemand Raster-Noton que la plupart de ses productions apparaissent depuis 2006. L’an dernier, le festival Atonal de Berlin lui a proposé de réaliser un projet pour l’édition 2015. Il est alors entré en contact avec Barry Burns, l’un des cinq membres du groupe de post-rock Mogwai, et c’est ensemble qu’ils construisent le projet SUMS qui sera présenté le 20 août pour la première fois dans la gigantesque salle Kraftwerk.
Entretien avec Kangding Ray et Barry Burns (Mogwai)
Comment allez-vous en ce moment ? Est-ce que le show est prêt ?
Kangding Ray : Tout va bien, nous travaillons beaucoup en studio. C’est assez drôle d’ailleurs, nous sommes comme des fantômes dans ce studio avec Shackleton. On se glisse furtivement dans le bâtiment, il n’y a pas de contrat et tant qu’ils n’ont pas besoin de cet espace nous pouvons y rester. Le travail est un peu étrange par moments car nous devons simuler la manière dont cela va se dérouler avec les musiciens dans cet espace. Nous ne sommes pas habitués à penser : « Comment va être la contrebasse ici ? » Nous utilisons des plugins mais ce n’est pas la même chose.
Mogwai n’a jamais été un groupe cool…
Vous n’allez pas faire de vraies répétitions avant le début du festival ?
KR : Nous allons commencer une semaine avant. À la fin, car nous ne voulions pas impliquer les musiciens avant d’être complètement certains de ce que nous voulions faire. C’était un peu difficile, j’étais en tournée, Barry enregistrait à Glasgow, j’ai aussi fait un album entre les deux.
C’est terminé l’architecture ?
KR : C’est plus un hobby maintenant, mais peut-être que j’y retournerai un jour, quand je n’aurai plus d’inspiration. On me dira : « C’est quoi ce trou sur votre cv ? »
BB : J’étais célèbre ! Je n’ai pas dit ça… (rires)
Tu te sens plus inspiré que jamais ?
KR : En ce moment oui, c’est aussi car j’ai atteint ce point où on me propose des projets comme Atonal. C’était une commande directe du festival : carte blanche, et tu fais quelque chose de grandiose.
Ils t’ont dit ça ?
KR : Oui, fais quelque chose d’important, ce que t’as en tête. Vu que je suis la plupart du temps tout seul en train de faire mes trucs, je voulais quelque chose de vraiment distant des clubs et de la techno. Atonal est ouvert à l’expérimentation et on peut mêler d’autres genres musicaux. J’étais aussi très intéressé par l’aspect live.
C’était une commande directe du festival : carte blanche, et tu fais quelque chose de grandiose.
Ils ont aussi suggéré la collaboration ?
KR : J’aurais pu faire quelque chose seul, mais j’ai eu le sentiment que si j’amenais d’autres musiciens et composais seul, cela pourrait devenir une sorte de délire d’autosatisfaction. Je ne suis pas un compositeur de musique classique, je ne sais pas lire les notes. J’ai pensé que ce serait bien d’amener quelqu’un et de créer quelque chose de spécial, pas uniquement centré sur moi. Une nouvelle vision, quelque chose d’extérieur, mais aussi proche dans un sens, car je viens du rock, du post-rock, de la musique industrielle.
C’était donc naturel d’entrer en contact avec Barry ?
KR : Nous avons un ami en commun, et c’était très naturel de l’amener sur le projet, d’y intégrer un peu de mes racines musicales. Nous avons commencé à partir de là. Cela fait sens aussi, car Mogwai a évolué et incorpore de plus en plus d’éléments de la musique électronique. Or lorsqu’on parle de cette musique, c’est toujours en rapport à la manière dont elle est créée. C’est électronique parce qu’on utilise des instruments électroniques. Si on y réfléchit c’est un peu bizarre de définir une musique à cause des instruments, c’est un peu comme dire que la musique créée avec une guitare Gibson est différente de celle créée avec une Fender Telecaster. J’ai eu envie de relier les choses plutôt que de les séparer, amener une nouvelle perspective là-dessus. Peut-être qu’un synthétiseur modulaire est un instrument au même titre qu’un violon ? Je ne veux pas de fétichisme, il y a trop de murs, cela devrait être plus ouvert.
Comment ça s’est passé de ton côté Barry ? Quelle a été ta réaction lorsque David t’a contacté ?
BB : Je suis toujours prêt à relever un défi. Nous avons un peu parlé du projet, et j’avais déjà pu entendre la musique de David auparavant grâce à ma femme. C’est elle qui décide de ce que nous écoutons, et elle arrive toujours à trouver de l’excellente musique. Je suis un peu fainéant car je suis en permanence en train d’essayer de poser de la musique… Mais j’étais vraiment enthousiaste à l’idée de travailler avec quelqu’un d’autre. Je suis avec Mogwai depuis 17 ans et je n’ai pas vraiment fait autre chose. Je pense que tous les membres de Mogwai y pensent tous en ce moment, créer un autre groupe ou faire des collaborations. Ce n’est pas que nous nous ennuyons avec Mogwai, mais nous sommes aussi plus organisés donc nous pouvons penser à d’autres projets. C’est quelque chose de bon pour le cerveau.
Des nouvelles idées, des nouvelles perspectives.
BB : Je vais avoir un certain nombre de nouvelles idées pour Mogwai à partir de ce projet.
Peut-être qu’un synthétiseur modulaire est un instrument au même titre qu’un violon ? Je ne veux pas de fétichisme, il y a trop de murs, cela devrait être plus ouvert.
Cela va influencer Mogwai dans le futur ?
BB : Cela influence déjà Mogwai, lorsque je me suis rendu pour la première fois dans son studio, j’ai vu cette boîte à rythmes et j’ai tout de suite pensé : j’en ai besoin. J’en ai acheté une, c’est vraiment enthousiasmant d’essayer de nouvelles technologies. Le dernier album de Mogwai contient beaucoup de synthétiseur modulaire.
Vous n’avez jamais eu peur que ce soit un peu artificiel, une commande pour un festival ?
KR : Tu veux dire un peu forcé ? C’est la première chose à laquelle j’ai pensé, comment rendre cela naturel et pas forcé. J’ai pensé que travailler avec Barry règlerait ce genre de problème. Nous comprenons la musique un peu de la même manière. Nous n’avons pas un gros égo, nous n’avons rien à prouver. J’ai senti que nous pouvions partager quelque chose, que ce ne serait pas une compétition. Nous n’évoluons pas du tout dans le même contexte, c’est un moment de liberté absolue. Je ressens que c’est très honnête, et c’est aussi un peu inattendu. Nous ne cherchons pas à être hype, nous visons quelque chose d’un peu plus intemporel, de plus classique. Quelque chose que tu pourras entendre dans dix ans sans que ça perde trop de sens. Ce n’est pas rattaché à un mouvement ou une mode. On a toujours besoin d’une étincelle, rencontrer Barry, Atonal qui nous donne un budget, une deadline, ça nous a donné cette poussée, car autrement on ne fait rien.
BB : Je me souviens lors de l’annonce avoir pensé : « Merde, on le fait ! »
Vous ressentez de la pression ?
BB : Il y a de la pression, mais je ne pense pas que ce serait amusant sans pression ni deadline. Mogwai a toujours eu besoin de deadlines, on en a besoin sinon on se retrouve à n’être qu’un musicien en train d’attendre.
KR : On pourrait tourner des boutons pour une année de plus, mais je ne pense pas que ça nous amènerait beaucoup plus loin. C’est tellement un processus sans fin.
Surtout pour toi, tu es connu pour faire jusqu’à trente versions d’un morceau.
KR : Oui je continue à faire ça.
BB : Mon dieu ! C’est peut-être une bonne idée en fait.
KR : Je fais trente-cinq versions d’un morceau et ensuite j’en choisis une.
BB : La musique n’est jamais terminée. On revient toujours sur un disque en se disant « j’aurais dû faire ça ». Lorsque Mogwai commence une tournée en live, nous modifions nos chansons et pensons toujours que nous aurions dû faire ça pour le disque. C’est une photographie d’un moment.
Comment se déroule la collaboration ? Beaucoup de compromis ? Vous semblez vraiment bien vous entendre.
KR : Nous n’avions jamais fait cela avant. Bien entendu on doit s’ajuster un peu à la procédure. Je suis plus habitué à prendre des décisions seul. Nous nous sommes laissé beaucoup d’espace de liberté l’un à l’autre. Tout a pris forme doucement. Au début nous avions ces idées énormes qui impliquaient des dizaines de musiciens.
BB : Oui, mais nous avons vite réalisé que ce serait un peu trop raffiné. Nous n’allions pas nous y reconnaître.
KR : Est-ce que je veux prétendre être un compositeur classique ? Nous avons réduit cela et gardé un côté brut, une certaine rugosité.
Je vais avoir un certain nombre de nouvelles idées pour Mogwai à partir de ce projet.
Quelque chose qu’on peut retrouver chez Mogwai et dans la musique de Kangding Ray.
BB : Exactement, pas trop gentil, pas trop bien élevé. Nous sommes des mecs bruyants. (rires)
KR : Mais nous avons créé quelque chose d’assez émotionnel aussi, quelque chose capable de toucher directement les gens. C’est juste magnifique le pouvoir de la musique et de la mélodie. Nous avons beaucoup travaillé là-dessus.
Que va-t-on voir exactement sur scène ?
KR : Contrebasse, percussions, des guitares bien entendu, parfois extrêmement transformées. Et beaucoup de synthétiseurs.
Vous allez laisser un peu de place à l’improvisation ?
BB : Non pas vraiment, il y a quelques phases où il y a des possibilités mais elles sont courtes. Nous avons d’excellents musiciens avec nous, ils peuvent tout faire.
Vous avez beaucoup travaillé sur internet il me semble.
BB : Oui, je fais ça avec Mogwai depuis des années.
KR : Nous avons utilisé un serveur pour échanger. Mais cette semaine par exemple nous nous rencontrons chaque jour pour aller en studio. Parfois nous ne travaillons pas sur la même chose. Des tâches dédiées, un peu comme à l’usine.
BB : Un peu à la Swedish House Mafia.
Tu écoutes beaucoup de musique électronique Barry ?
BB: Depuis toujours. Avec Mogwai, dès le troisième album nous avons commencé à utiliser des trucs électroniques. C’était très discret et cela devient graduellement de plus en plus important. Nous avons toujours acheté des instruments et à chaque fois essayé de les utiliser pour faire quelque chose de nouveau. J’adore les guitares mais elles peuvent-être limitées dans ce qu’elles font, lorsqu’on regarde la musique électronique et les possibilités. Je ne vais pas jusqu’à dire que les guitares sont devenus une enjolivure des trucs électroniques, mais l’équilibre a beaucoup changé avec beaucoup de synthétiseurs.
Est-ce que vous pensez que les gens vont venir et être prêts à écouter quelque chose de complètement nouveau ? Craignez vous qu’ils s’attendent à un strict mélange de Kangding Ray et Mogwai ?
BB : C’est vraiment différent, cela ne ressemble à aucun de nous deux.
KR : C’est aussi ce que nous voulions. Ce n’est pas une addition, c’est une agglomération. On ne peut plus vraiment reconnaître qui a fait quoi. Et ça n’a aucune importance, on s’en fout de qui a fait quoi. Ça doit juste être bon, de la bonne musique, nous ne savons même pas quel style c’est. Nous voulons amener une atmosphère, une densité. C’est un peu comme une bande-son, et je ne sais même pas si c’est de la musique électronique ou pas.
Nous aurions pu faire quelque chose de très expérimental et personne n’aurait pu nous attaquer pour cette démarche. Mettre des masques et jouer du drone pendant une heure.
Vous avez pensé à un moment à faire une performance audiovisuelle ?
KR : La question s’est posée au début, mais le non s’est très rapidement imposé. Beaucoup de gens vont le faire et dans notre cas ce serait une addition forcée. Nous voulions mettre l’accent sur la musique.
BB : Je pense que ce sera aussi un bon contraste, les gens vont voir un groupe. L’accent est mis sur l’aspect live.
KR : C’est aussi une question de contexte, avec SUMS nous allons jouer à 10h du soir. C’est complètement différent d’un club, il y a beaucoup moins cette question de fonctionnalité. Lorsque je fais un live seul en club, il y a environ 50% de fonctionnalité, lors d’un DJ set 90%. On ne peut pas arriver en club à 9h du matin et jouer 4h d’ambient en déclarant : je suis un artiste. Mais avec SUMS nous avons juste pour fonction d’essayer d’amener des émotions. Dans un sens c’est plus ouvert et libre.
Ce sont les mots qui reviennent le plus souvent lorsque vous parlez de SUMS : liberté et honnêteté.
KR : Nous n’essayons pas de nous cacher. Nous visons vraiment quelque chose d’un peu intemporel. Cela ne va pas sonner très actuel, c’est ailleurs.
BB : Mogwai n’a jamais été un groupe cool, nous n’avons jamais été cools et nous n’avons jamais fait la couverture de magazines à la mode. Ce n’est pas toujours bien d’être à la mode, on se périme très vite.
Barry fait partie d’un groupe alors que David travaille seul. Avez- vous remarqué des différences étonnantes dans vos façons de travailler ?
BB : J’ai vraiment été impressionné par son studio. Le fait qu’il fasse tout tout seul, même la partie ingénierie du son. J’ai toujours fait des démos, et j’ai ensuite quelqu’un qui fait le reste du travail. Je me suis rendu compte que je peux être autonome, on peut alors vraiment atteindre ce qu’on veut exactement. Être cinq complique aussi la prise de décisions. Tu m’as inspiré.
KR : Mais tu m’as inspiré aussi Barry ! Travailler avec quelqu’un qui compose d’une manière complètement différente. Lorsque je regarde ses trucs, je me dis toujours que ce serait impossible pour moi de créer cela. C’est trop complexe, c’est un vrai musicien et on le sent vraiment. Il fait moins attention à la structure par exemple.
Vous avez déjà prévu une suite pour SUMS ? Allez-vous enregistrer quelques morceaux ?
BB : Nous allons voir, mais pourquoi pas ?
KR : C’est avant tout un projet live, nous ne pensons pas à un disque maintenant. Nous verrons.
En tout cas c’est une belle responsabilité, et il semble que vous avez beaucoup de choses à dire.
KR : C’est un peu ambitieux, nous travaillons sur les mélodies et je pense qu’il faut un peu de courage pour le faire. Nous aurions pu faire quelque chose de très expérimental et personne n’aurait pu nous attaquer pour cette démarche. Mettre des masques et jouer du drone pendant une heure. Mais nous n’avons pas fait ça, ce que nous avons voulu faire c’est composer de la musique avec des mélodies. Il y a un risque inhérent, nous amenons beaucoup de nous-mêmes sur scène. C’est probablement pourquoi c’est un peu inquiétant, il y a beaucoup de nous dedans.
BB : Il y a beaucoup de matière, je ne suis pas terriblement effrayé, je pense que ça va être bien. Je n’ai pas peur de mal faire ou de l’échec. Je pense qu’il faut faire, et si cela ne marche pas, tu as au moins essayé.
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