Par Brice Miclet
“Crank That” de Soulja Boy est un cas d’école. En 2007, le rappeur de Chicago signe l’un des plus gros hits rap de l’année en découpant ses pistes de voix à la hache, superposant grossièrement des adlibs par-dessus une prod hantée par un steel drum entêtant. C’est simple et parfaitement dans le son de l’époque. Mais l’important est ailleurs : dans une vidéo postée sur internet, Soulja Boy montre comment il a composé ce morceau en seulement dix minutes grâce au logiciel FL Studio. Junior Alaprod fait partie des dizaines de milliers de beatmakers en herbe à l’avoir décortiquée. « Cette vidéo a été extrêmement importante pour moi », avoue-t-il. « À ce moment précis, il y a eu un déclic dans mon cerveau. »
L’école du remix
Aujourd’hui, Junior fait partie de la crème des producteurs rap français. L’été 2021 est rythmé par l’une de ses créations, à savoir le titre “Petrouchka” de Soso Maness, en featuring avec PLK, et qui a la bonne idée (ou pas) de se réapproprier à l’envi la mélodie du chant russe traditionnel “Kalinka”. 50 millions d’écoutes Spotify, 71 millions de vues YouTube, une présence ininterrompue dans les tops 5 singles depuis sa sortie en juin dernier, disque d’or en seulement treize jours… Bref, Junior Alaprod a tapé très fort commercialement. Depuis 2016, il a produit pour des cadors du genre, que ce soient PLK, Koba LaD, Siboy, Damso ou encore 13 Block. Mais ce qui le caractérise, c’est son attirance naturelle pour les sons afros, la science des morceaux « zumbas » puisée dans son héritage congolais. « J’ai passé mon lycée entre la région parisienne et Kinshasa », rembobine-t-il. « J’ai connecté avec toutes sortes d’artistes dans ces deux univers différents. » Notamment avec Olivier Lesnicki, plus connu sous le nom de Le Motif, et avec qui il collabore sur de très nombreuses productions.
Le parcours de Junior Alaprod dans la musique est somme toute assez classique. Des premiers émois sur FL Studio aux premières instrus élaborées, il a cette phrase que l’on retrouve dans la bouche de bien d’autres producteurs : « Quand mes potes jouaient à la Play, moi, je faisais des sons. » Via Le Motif, il rencontre tous ceux qui avec qui il formera dès 2016 le collectif de beatmakers Le Sommet : DSK, Heezy Lee, S2keyz, Pyroman, Josh, Jack Flaag, Wladimir Pariente, The Bone Collector, Sany San Beats… Ensemble, ils partagent leurs tricks, se tiennent les portes vers des artistes de renom. Chacun a ses particularités. Pour Junior, ce sera les drums et les syncopes. C’est via la culture du sampling qu’il parfait sa patte sonore. « À Kinshasa, des gens me passaient leurs iPod, il y avait toute sorte de sons dedans. J’écoutais plein de choses différentes et j’en faisais des remix. Tu me donnais n’importe quelle matière première, j’en faisais un morceau. Je trouvais des acapellas de Chaka Khan, Rihanna, Lupe Fiasco, Kanye West… C’est pour ça que j’adore les loops encore aujourd’hui. En 2020, quand j’ai fait la prod de ‘Paris c’est magique’ de Leto, je suis parti d’une loop, d’un petit élément que j’ai ensuite modifié et répété. »
« Prendre le game en faisant du bon son »
Ce qui a réellement lancé l’équipe du Sommet dans le grand bain de la production, c’est le premier album de Shay, Jolie Garce, sorti en 2016. Junior y place entre autres l’instru du titre “Paumes Brûlées”, qui était à la base destinée à Booba. Mais manque de bol, au moment d’envoyer la version définitive au Duc, l’ordi de Junior, 18 ans à l’époque, tombe en panne pendant deux mois. Une durée suffisante pour permettre au rappeur de changer d’avis. Cet album, c’est une sorte de pacte musical entre ses différents compositeurs, une réunion qui a ensuite permis à Junior de bosser avec Benash sur les titres “Ivre” ou encore “237” – tous deux en coproduction avec Le Motif – puis avec le chanteur congolais Fally Ipupa. « Avec Olivier, on avait trouvé un tuto Youtube réalisé par un guitariste. On aimait bien la mélodie, on l’a samplée, mais on entendait toujours le métronome de la vidéo sur la maquette. On l’a faite écouter à Fally qui a adoré. On a donc demandé au guitariste de nous renvoyer la guitare sans le métronome pour mettre le morceau au propre. Quand Fally a écouté ce qu’on pensait être la version finale, il a dit : « Non, moi je veux le même son que la maquette, avec le métronome ! » On a halluciné, on l’a remis et ça a donné le titre “Jeudi soir”. » Sur lequel on entend très clairement le métronome dès les premières secndes, et qui approche tranquillement les 10 millions de vues YouTube.
En 2017, le CV de Junior commence à sérieusement s’étoffer. Il enchaîne les gros noms tout en travaillant sur les projets solos de ses potes. Le titre “Boomerang” de Heezy Lee, puis l’EP Pompe du Motif sur lequel il pose même sa voix exceptionnellement dans le morceau “Méchant”. Il place ensuite la prod de “Dix Leurres” sur l’album Lithopédion de Damso, puis travaille avec l’un de ses acolytes favoris, PLK. Les trois albums du rappeur, à savoir Polak et Mental en 2019 puis Enna en 2020, portent la trace des idées foisonnantes de Junior. Et puis, lorsque l’on bosse autant en collectif, on est forcément un peu plus fort face aux acteurs moins bien intentionnés. Le Sommet est extrêmement important pour la plupart de ses membres. « Je le vis comme un truc naturel, comme une bande de potes qui auraient un objectif commun : prendre le game en faisant du bon son. On se complète. Avec Heezy Lee, on peut s’embrouiller à propos d’un roulement de kick. Quand il en a mis plein sur la fin de la prod de ‘Habitué’ de Dosseh, j’ai pété un plomb (rires). »
Dans la bonne direction
À 26 ans, Junior apprend à savoir ce qu’il veut, à sélectionner ses projets. « Honnêtement, j’ai fait quelques sons pour le blé, mais cette mentalité me fait chier. » Derrière ses airs nonchalants, il est un acharné de boulot, un type qui sait ce qu’il veut et ce qu’il fait, qui ne se laisse pas intimider par un milieu hyper concurrentiel où le beatmaker doit souvent batailler pour se faire respecter. « On m’a fait galérer, j’ai compris beaucoup de choses avec l’expérience. Il faut faire attention, certains artistes peuvent se croire un peu tout permis. Ça m’arrive encore, mais ça n’est plus un problème, j’ai fait en sorte de me faire comprendre. Par exemple, Dinos a bloqué une de mes prods en 2013. Il l’adore, il m’en parle tout le temps, mais il ne pose pas dessus. Un jour, Yseult a voulu poser dessus. Elle a appelé Dinos devant moi pour savoir s’il allait en faire quelque chose, mais non, il l’a gardée. Pour moi, ça n’est pas grave du tout, on s’entend très bien. Mais pour un jeune beatmaker, ça pourrait être gênant. Il y a des mecs qui veulent absolument bosser avec toi, qui te le font savoir, et qui vont même te mettre la pression. Ils pensent que parce que tu es beatmaker et qu’ils te paient, tu es à leur service. »
Depuis cinq ans, Junior a travaillé sans relâche ou presque. Jusqu’à se demander s’il n’a pas placé trop de sons, vendu trop d’instrus. « Est-ce qu’il vaut mieux placer beaucoup de prods dans un album ou n’avoir que les deux ou trois sons qui claquent ? Je n’ai pas vraiment de réponse… Mais ce sont des questions que je me pose, je remets pas mal de choses en question. On ne peut pas vivre à flux tendu tout le temps, être en studio en permanence, ne jamais voir sa famille… Je suis obligé de débrancher. J’ai longtemps vécu dans mon monde de musique, dans ma tête. Mais là, je réécoute beaucoup de choses, je me reconnecte un peu au monde réel. J’essaie de retrouver de l’insouciance, de relativiser ce qui m’arrive, de ne pas finir blasé. » Rien de tel qu’un énorme tube de l’été pour envisager l’avenir sereinement et pour s’octroyer encore plus de liberté artistique. Junior Alaprod pourrait bien se lancer dans un projet solo. D’après ses dires, il aurait assez de matière pour enchaîner plusieurs albums. Mais rien ne sert de courir, mieux vaut marcher dans la bonne direction. Et il le sait désormais.