Cet article est initialement paru en février dans le numéro 227 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.
C’était moins une. Quelques millisecondes plus tard, le coup de frein n’aurait pas suffi à empêcher le crash entre les deux voitures. Heureusement, l’accident a été évité et tout le monde s’en sort indemne. Maintenant que la peur est retombée, un florilège d’insultes proférées avec l’accent chantant de la cité phocéenne résonne dans cette rue du centre-ville de Marseille. Les deux automobilistes furieux viennent de quitter leurs véhicules en claquant les portières et se font face au milieu de la chaussée. D’un côté, un quadragénaire aux cheveux gominés bombe le torse en évoquant une priorité à droite. De l’autre, un jeune à casquette, de presque dix ans, son cadet sort les muscles pour montrer qu’on ne la lui fait pas. Après quelques échanges à très haut volume sonore, le ton finit par redescendre et chacun décide de retourner derrière son volant pour tracer sa route. Avant de redémarrer, les deux chauffards s’adressent à travers leur pare-brise respectif un dernier regard noir. Mais bizarrement, c’est une certaine malice qu’on décèle dans les yeux du plus jeune conducteur. Sans crier gare, ce dernier monte les mains vers son visage et forme avec les doigts deux pistolets collés crosse contre crosse. En face de lui, le trentenaire s’illumine d’un immense sourire. Sans hésiter une seconde, il lui répond par le même signe avant qu’un fou rire éclate entre les deux automobilistes qui filent chacun de leurs côtés.
Quoi qu’on puisse en penser, il n’est pas question ici d’armes à feu ou de règlement de compte. Ce geste, aux vertus proches de celles d’un calumet de la paix, c’est le désormais célèbre « signe de Jul ». Il représente simplement J,U et L, trois lettres que tout le monde affiche fièrement à la moindre occasion, ici à Marseille. Cette France qui « fait le signe », c’est ce que le rappeur et producteur du même nom a baptisé sa « Team Jul », entité mouvante qui forme sans aucun doute l’une des plus grosses fan base du pays. Grâce à elle, le Marseillais à la mèche blonde vient de dépasser les 3,5 millions d’albums vendus, devenant le plus gros vendeur de l’histoire du rap français, juste devant MC Solaar, IAM, Booba ou PNL. Un succès populaire écrasant qui s’explique par le fait que Jul déborde très largement du cadre du rap français pour aller chercher des publics du côté de la pop, du reggaeton, de la variété française et même des musiques électroniques.

C’est là tout le mérite du producteur et rappeur marseillais : avoir créé de toutes pièces, à force de bricolages dans son studio, un style musical que beaucoup critiquent – parfois à juste titre –, mais sur lequel tout le monde finit un jour ou l’autre par danser quand vient le moment de faire la fête. La preuve, la plateforme Deezer annonçait récemment que son artiste le plus streamé durant la nuit du Nouvel An était une fois encore le Marseillais qui sortait il y a quelques mois son douzième album studio en six ans. « Eh mercé hein. C’est grâce à ma Team Jul tout ça », marmonne timidement la superstar dans son jargon, installée avec une petite dizaine de potes dans un studio photo situé derrière le Vieux-Port. En claquettes-chaussettes, jogging noir et chapka vissée sur la tête, Jul s’apprête à tourner son prochain clip avant de s’enfuir pour des vacances bien méritées. Mais le bourreau de travail n’est pas encore totalement sûr de ce qu’il fera de son temps libre : « Peut-être que je vais être tenté de rallumer l’ordi et de lancer Pro Tools pour faire quelques sons. »
Auto-Tune craqué
Jul ne serait peut-être pas ce qu’il est aujourd’hui sans le conseil départemental des Bouches-du-Rhône. En 2003, l’assemblée en question met en place un dispositif scolaire baptisé Ordina13 qui consiste à donner un ordinateur à chaque élève de classe de quatrième pour lutter contre les disparités d’accès aux technologies informatiques. C’est comme ça qu’un PC flambant neuf se retrouve dans les mains du petit Julien Mari, qui vit alors chez sa mère dans un appartement de la cité Louis-Loucheur à Saint-Jean-du-Désert, quartier du Ve arrondissement de Marseille défiguré par une rocade et une autoroute. En souriant, Jul se souvient du gamin qu’il était à l’époque, passionné de rap et curieux de tester sa nouvelle machine. « J’ai téléchargé un logiciel qui s’appelait Mixcraft. Le logo, c’était un truc vert, se rappelle-t-il. Au début, pour rapper, je prenais les fins d’instrumentaux des morceaux de la Fonky Family, là où il reste parfois quelques mesures de vide. Je les collais entre eux pour faire un instru’ complet. Des fois, on entendait des petits pètes parce que je n’avais pas bien entrecroisé les sons. »
Arrivé au lycée, le jeune Julien se fait renvoyer de son établissement et à 17 ans, il commence à travailler sur les chantiers de son père où il manie la brouette et le marteau-piqueur pour fabriquer des piscines. De cette expérience, qui durera presque un an, il ressort avec la certitude de ne pas vouloir donner sa vie à la maçonnerie. Avec l’argent accumulé, il file donc sur son Vespa rouge dans le centre-ville de Marseille, à la boutique Scotto Musique située rue de Rome, pour s’acheter les bases de ce qui allait devenir son premier studio d’enregistrement. Après des mois passés à galérer devant les manuels en anglais de sa carte son ou de ses enceintes, l’apprenti producteur commence tout de même à ficeler ses premières compositions : « Mes sons étaient nuls au début. Mais j’écrivais et je rappais quand même dessus. Puis je me suis inspiré de choses différentes. Je prenais des morceaux comme “They Don’t Really Care about Us” de Michael Jackson que j’essayais de refaire à ma manière. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à accélérer mes beats et à mettre des grosses caisses sur tous les temps. » Ne lui manque qu’Auto-Tune, qu’un voisin finit par lui refourguer dans une version craquée. Celui qui se fait alors surnommer Juliano135 sur son Skyblog est prêt à conquérir le monde. Les morceaux qu’ils composent à la pelle sont encore imparfaits, un peu amateur et portés par des textes pleins de maladresses. Mais ils sont parfois terriblement orienté dancefloor –- à l’image d’un morceau comme « Thug » – ce qui donne à son auteur la possibilité de voir plus loin que le petit monde du rap marseillais.
Les boîtes de nuit, ce n’est pas trop mon délire. Moi, à la base, je suis le genre de mec qui se fait pointer. J’avais beau m’habiller, me coiffer, me préparer comme si j’allais à un rendez-vous, à l’arrivée je me faisais toujours recaler
Jul
Cabane en bois et boites de nuit
Il y a quelques années, Jul avait ému son monde en postant sur Facebook la photo d’une vieille cabane, accompagnée du commentaire : « Pas besoin d’un château pour faire des disques d’or et de platine (…) Ma cabane que j’aime lol. » Avec ses murs en bois usés et son toit renforcé d’une bâche mal ajustée, ce studio d’enregistrement de fortune n’avait en effet rien du palace d’une star du rap. C’est pourtant là qu’atterrit Jul en 2015 après avoir coupé les ponts avec Liga One Industry. En y repensant, le Marseillais a les yeux qui brillent : « C’était au fond du jardin, un peu perdu dans la forêt. Avec des planches en bois, j’avais fait une table et j’avais installé un ordinateur de bureau à l’ancienne, avec la tour. Pour faire l’écran, j’avais pris une petite télé de la marque Changhong, je m’en rappelle encore. J’avais aussi mis de la mousse sur des planches pour que ça ne résonne pas. Au début, pour enregistrer, j’appuyais sur le bouton REC et je devais courir jusqu’au micro. » Là-dedans, Jul enregistre l’album My World, en pianotant sur son clavier avec un seul doigt. Le disque marque son grand retour et sort le 4 décembre 2015, le même jour que les nouveaux projets de Booba, Rohff et Nekfeu. Malgré la concurrence, l’album finit en tête de peloton avec 600 000 exemplaires vendus, grâce à des hits dance comme « Wesh alors ».
« Moi, mon but, c’est de faire bouger les gens. Dans le genre, il y a des sons à l’ancienne qui m’ont marqué à fond. Comme “Blue” de Eiffel 65 ou “Barbie Girl” de Aqua. Des sons qui passaient à la télé quand j’étais petit. Il y avait aussi celui avec un clip dans le métro (“Freestyler” de Bomfunk MC’s, ndlr). Automatiquement, ça reste quelque part dans le cerveau. Je voulais faire quelque chose qui s’inspire de tout ça, mais avec plus de paroles, pour que ça parle aussi aux gens du quartier », explique Jul. Au fil de ses albums sortis à toute vitesse – au minimum deux par an – le Marseillais a donc affiné une formule hyper efficace basée sur un mélange simple : des lyrics de rap, des rythmiques de dance et des mélodies piochées dans le répertoire de la variété française ou internationale. Un alliage qui prend parfois même la forme de reprises comme avec « Mon son vient d’ailleurs » qui s’inspire de « Freed From Desire » de Gala, le hit « Normal » qui détourne « Les démons de minuit » ou même « My World » qui calque son refrain sur la mélodie de « Barbie Girl ». De quoi lui ouvrir la porte de toutes les discothèques de France, où un titre de Jul finit toujours par résonner dans les enceintes passé une certaine heure, pour relancer la soirée et rallumer la foule. Une petite revanche pour Julien Mari, que les physios n’ont jamais épargné : « Les boîtes de nuit, ce n’est pas trop mon délire. Moi, à la base, je suis le genre de mec qui se fait pointer. J’avais beau m’habiller, me coiffer, me préparer comme si j’allais à un rendez-vous, à l’arrivée je me faisais toujours recaler. Ça m’est arrivé tellement souvent dans ma vie que c’est pour ça qu’aujourd’hui, je défends le fait qu’on puisse venir en club en claquettes. C’est ma petite revanche. Les mecs, avant vous me pointiez et maintenant je viens chanter chez vous en jogging. Impeccable. » Avec les discothèques en ligne de mire, Jul vient de sortir son dernier single baptisé « Ibiza ». Même s’il ne s’est jamais rendu sur l’île, il sait que « là-bas, c’est la fête ».

Marseille sur le dancefloor
Il n’est pas surprenant que ce soit à Marseille que soit né ce style mélangeant hip-hop et musique électronique. Depuis toujours, le rap de la cité phocéenne fricote discrètement avec le monde des discothèques. Dans les années 80, une vibrante scène funk et disco fait frémir les boites de nuit de la ville, comme le raconte IAM dans le classique « Je danse le Mia ». Par la suite, en l’an 2000, l’album Mode de vie… Béton style du Rat Luciano introduit le son des synthétiseurs new wave dans le rap marseillais, tandis que des hits comme « Belsunce Breakdown » détonnent par leur structure proche de celles de morceaux de techno. Rien d’étonnant, donc, à ce que la cité phocéenne soit désormais l’épicentre d’une fusion musicale entre rap et musique club. Ce style musical, beaucoup l’appellent d’ailleurs de la Jul. « Attention, ce n’est pas moi qui le dis, prévient d’emblée l’intéressé qui ne voudrait pas passer pour un fanfaron. Moi je fais juste mon truc, sans prétention. Mais beaucoup de gens se mettent à faire la même chose. Et ils appellent ça de la Jul. » Force est de reconnaître que le Marseillais n’exagère rien. Le rap français n’a jamais été aussi calibré pour passer en boites de nuit. Ces derniers mois, des jeunes pousses, comme Gambi, Naps ou Heuss l’Enfoiré explosent les charts grâce à la formule musicale brevetée par le Marseillais. Exemple criant de ce que peut être de la Jul, le rappeur Gradur vient de sortir une reprise du « Blue » de Eiffel 65 et en un peu plus d’un mois, le titre affiche déjà plus de 50 millions de vues sur YouTube.
Mais l’influence de Jul va bien plus loin que la musique. Après avoir importé en France la mode des maillots de foot thaïlandais suite à ses vacances à Phuket en 2015, il est aussi à l’origine d’un engouement surprenant pour la marque Décathlon. En 2018, sur le morceau « Je dirais plus je t’aime », Jul chante : « J’ai fait des sous et j’m’habille à Décathlon. » Une posture anti bling-bling qui a aussitôt poussé une partie de son public à se ruer vers l’enseigne de sport, au point de relancer les ventes de survêtements Kalenji – une des marques de Décathlon, rebaptisée « Kalenjul » pour l’occasion – et des vestes Quechua à moins de 20 euros.
C’est sans doute dans ces habits de lumière que Jul comptait débarquer dans l’arène du stade Vélodrome, le 6 juin dernier pour un concert qui s’annonçait. Après Johnny Hallyday et le rappeur Soprano, il devait être le troisième Français de l’Histoire à remplir la prestigieuse enceinte de l’Olympique de Marseille, avant que la crise du Coronavirus n’oblige le rappeur à reporter son concert. Les yeux ronds, il n’en revient toujours pas. « La vérité, c’est un truc de fou. Moi je faisais juste des morceaux dans ma chambre et je me retrouve là-bas. Quand j’étais petit, j’étais au centre de formation de l’OM et je m’entrainais au Vélodrome, rappelle-t-il. J’ai fait aussi ramasseur de balles avec mon cousin. Une fois, pendant un OM-Lens, Habib Beye (défenseur de l’OM de 2003 à 2007, ndlr) a mis un but en début de match et il est venu célébrer avec nous sur le côté du terrain. Les images sont passées en boucle pendant une semaine sur OM TV. Avec nos bonnets péruviens, on était des stars. » C’est sans doute là que réside le vrai secret du succès de Jul. Bien plus que dans sa musique. À une époque où le moindre pseudo rappeur joue la vedette internationale, le Marseillais, lui, affiche une simplicité touchante pour laquelle il est difficile de ne pas éprouver de la sympathie.
Alors qu’une session photo organisée à la va-vite bat son plein devant le studio, un petit monsieur barbu de presque 70 ans entre dans la cour et s’excuse de devoir passer devant l’objectif pour rentrer chez lui. La discussion s’engage. « C’est quoi le nom de votre groupe de musique ? », questionne le voisin curieux. « C’est IAM ! », plaisante un des amis de Jul avant d’être aussitôt repris par son interlocuteur : « Je ne suis plus tout jeune, mais je sais quand même reconnaître les gens d’IAM, mon petit. » Sans trop savoir à qui il a affaire, le barbu se met alors à raconter avec nostalgie sa jeunesse, ses rêves de musicien et les désillusions qui les ont accompagnés : « À une époque, je suis même monté à la capitale pour faire mon trou en tant que musicien. J’ai essayé, mais à Paris c’était une vraie mafia à l’époque. J’ai fini par abandonner et je suis revenu ici à Marseille. L’artistique, c’est difficile. » Devant lui, les cinq ou six potes en survêtement fluo l’écoutent avec l’attention qu’on accorde aux anciens. « Je vous souhaite plein de bonnes choses en tout cas. J’espère que vous arriverez à faire votre trou », conclut le vieil homme en rentrant chez lui. Jul sourit : « Eh mercé Monsieur. Vous avez gratté, nous aussi on gratte maintenant. »
