Jeux vidéo : Comment les radios “in-game” redessinent le futur de l’écoute de musique

Écrit par Trax Magazine
Le 10.02.2022, à 10h21
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La radio du futur s’écoutera-t-elle dans des mondes virtuels ? La tendance de plusieurs licences star du jeu vidéo, de Far Cry à Grand Theft Auto, à implémenter de façon récurrente et toujours plus riche des stations radio dans leurs jeux, pose la question. Car si ces dernières ne semblent être, au premier coup d’œil, qu’un détail, elles illustrent en réalité l’énorme potentiel que représente le jeu vidéo pour l’industrie de la musique et ses artistes. 

Par Lucien Rieul

« Par-delà le hood, à travers les rues et pile dans ton cerveau ! On transmet notre signal, direct vers toi ! Vous avez bien mis vos antennes ou quoi ? Yeah, on ride en majesté sur un doux flux de sons supersoniques. Et je suis votre capitaine et DJ, Professor K ! »

Les joueur·euses qui se souviennent de la Dreamcast auront sans doute reconnu la séquence d’introduction de l’un de ses plus célèbres jeux : Jet Set Radio, ou la réponse de Sega à Tony Hawk. Jeu de roller à la direction artistique audacieuse – et novatrice par son utilisation du cel shading, cette technique permettant de donner un air de cartoon aux images de synthèse, JSR (pour les intimes) est doté d’une B.O. futuriste alternant funk fusion et drum’n’bass, et surtout d’un narrateur mémorable : Professor K, le charismatique host de Jet Set Radio, la station pirate à l’antenne de laquelle est relatée l’avancée du jeu. 

À la manière d’un Electrifying Mojo, DJ radio historique dont les émissions sur les ondes de Detroit ont contribué, au début des années 80, à donner naissance au mouvement techno, le personnage de Professor K capture l’esprit de ces visionnaires un peu mystiques de la libre-antenne. De ceux chez qui soucoupes volantes et lignes de basse constituaient deux sujets tout à fait conciliables. Là où Electrifying Mojo promettait à ses auditeurs·trices de les faire voyager dans « des dimensions musicales dans lesquelles [ils et elles] n’avaient jamais été auparavant », Professor K prévient, posé devant un mur d’enceintes plus haut que lui, qu’il s’apprête à « [faire] sauter ton blues avec une déflagration de pur son ».

Sorti en 2000, Jet Set Radio, reste à ce jour l’un des jeux à avoir investi l’univers des radios de la façon la plus inattendue et créative. Mais il est loin d’être le seul. Au cours des 20 dernières années, les stations virtuelles sont devenues un élément récurrent de plusieurs licences AAA. Far Cry, Watch Dogs, Saints Row, Fallout, Just Cause ou encore Grand Theft Auto explorent, titre après titre, les nombreuses possibilités qu’offrent l’implémentation de radios in-game, c’est-à-dire au sein d’un jeu. Cette tendance ne doit rien au hasard, car le jeu vidéo renferme un énorme potentiel pour l’industrie de la musique et ses artistes. 

Far Cry® 6

Un potentiel qui n’a pourtant été débloqué que récemment, bien après les bandes-son rudimentaires des débuts, synthétisées en temps réel par les puces audio de consoles à la mémoire et à la puissance extrêmement limitées. Le terrain de jeu des compositeurs s’agrandit progressivement avec le développement du sampling, de la synthèse FM et de la synthèse vocale, ainsi qu’avec l’augmentation de la capacité de stockage et de la puissance des processeurs. Au début des années 90, la technologie CD et la restitution sonore fidèle qu’elle permet encouragent les studios à intégrer des musiques préexistantes dans leurs jeux. Wipeout, sorti en 1995 sur Playstation, reste un exemple marquant de ce phénomène émergent. Non content d’inclure des titres d’artistes en vogue tels The Chemical Brothers, Leftfield et Orbital, le jeu de Psygnosis fera de sa B.O. l’un de ses principaux arguments de vente, avec la sortie en 1996 du disque promotionnel Wipeout: The Music, compilant la crème de la musique électronique de l’époque : The Prodigy, New Order, Age of Love…

La sixième génération de consoles (Dreamcast, Playstation 2, Gamecube, Xbox) amène enfin une innovation cruciale au développement des radios in-game : la musique dynamique et interactive, susceptible d’être modifiée en temps réel par les actions des joueur·euses. Pour le jeu de snowboard SSX (2000), cela s’incarne par le bruit du vent venant camoufler la musique lorsque le personnage saute d’une rampe. Dans la série des Mafia, dont le premier volet sort en 2002, les autoradios grésillent ou se coupent lorsque l’on pénètre dans un tunnel ou un parking souterrain. 

« C’est un moyen de mettre la musique dans l’action plutôt que de la mettre seulement en illustration », résume Alkis Argyriadis, Head of music chez Ubisoft, qui a lui-même débuté comme sound designer au sein du studio Ubisoft Paris: « On a réfléchi à comment s’éloigner de la musique de fosse [en musicologie, le terme musique de fosse fait référence à l’orchestre qui jouait dans la fosse devant l’écran de cinéma, NDLR], cette musique qui illustre l’action en dehors du champ de la caméra. Par opposition, des dispositifs comme les radio in-game introduisent une musique diégétique, une musique qui prend un sens nouveau parce qu’elle provient du monde dans lequel on fait évoluer notre joueur. »

Far Cry® 6

La présence des radios contribue ainsi à renforcer l’immersion des joueur·euses en insufflant de la vie dans le monde qu’iels parcourent. Entendre une émission radio lorsque l’on pénètre dans un magasin ou que l’on s’installe au volant d’une voiture fraîchement “empruntée” renforce l’impression que les personnages non jouables (PNJ) sont autonomes, qu’ils sont dotés d’une existence propre, avec leurs petites habitudes et leurs morceaux préférés. De la même façon, les personnages que l’on incarne dépassent leur simple statut d’avatar lorsque, à l’instar de Dani dans Far Cry 6, ils se mettent soudainement à chanter du Ricky Martin si ce dernier passe à la radio. Ou lorsqu’ils se mettent à danser lorsqu’on les laisse immobiles quelques instants alors qu’une radio joue en fond, comme dans Saints Row 2

Le contenu des radios permet également d’introduire une fouille de détails dans un univers virtuel. Dès 1991, GTA II diffuse des spots de pub parodiques via ses stations in-game, contribuant à poser le ton satirique que la série n’a plus délaissé depuis. Un autre classique est la diffusion, une fois certaines missions accomplies, de contenus faisant référence aux actions des joueurs·euses, tels des flashs actu : une façon de donner l’illusion d’informations diffusées en temps réel. Pour gagner en crédibilité, les studios vont jusqu’à collaborer avec des personnalités effectivement issues du monde de la radio. Dans Watch Dogs: Legion, l’on peut ainsi se brancher sur le show The Bug, dont les chroniqueur·euses Andy et Alice raillent le Londres dystopique dans lequel se déroule le jeu : « D’après un sondage officiel, 98% des Londoniens sont très satisfaits du CTOS [un système informatisé propre à l’univers du jeu, NDLR]. Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec ça, Andy. Je ne crois pas qu’il y ait déjà eu, dans toute l’histoire de Londes, un moment où 98 % des Londoniens ont été d’accord sur quoi que ce soit.” » Ou encore : « – Est-ce que tu crois que le Premier Ministre reviendra un jour ? – Je crois que nous n’avons jamais eu de Premier Ministre. – Bon… C’est une manière bien plus rassurante de voir les choses. »

Pour faire découvrir un artiste aujourd’hui, il y a TikTok, mais aussi les jeux vidéo

Alkis Argyriadis

Si l’écriture fait souvent mouche, c’est que The Bug est adapté d’un podcast satirique existant, The Bugle, co-créé en 2007 par John Oliver (Last Week Tonight) et Andy Zaltzman, ce dernier prêtant, aux côtés d’Alice Fraser, sa voix et sa plume à la version vidéoludique de l’émission. 

La place des musicien·nes au sein des radios in-game va également croissante. Dans GTA V et GTA Online, l’on peut entendre Lee “Scratch” Perry, Frank Ocean, The Alchemist, Bootsy Collins, Soulwax ou encore Flying Lotus, autant d’artistes incontournables dans leurs genres respectifs, hoster leurs propres émissions.

À l’instar d’autres studios du même acabit, Rockstar Games (l’actuel éditeur de GTA) affiche et capitalise sur ses liens étroits avec l’industrie musicale. « Pour faire découvrir un artiste aujourd’hui, il y a TikTok, mais aussi les jeux vidéo », commente Alkis Argyriadis. « Qu’on le veuille ou non, nos publics passent de plus en plus de temps devant les écrans. Le jeu vidéo est devenu une véritable plate-forme pour les musiciens. Les radio in-game sont l’une des façons de les mettre en avant, mais l’on travaille également sur la modélisation d’artistes dans les jeux, les concerts virtuels – comme l’a fait Fortnite avec Travis Scott –, le Metaverse… » En 2020, le célèbre rappeur anglais Stormzy a ainsi eu droit à sa propre mission ainsi qu’à son avatar dans Watch Dogs: Legion. Et pour souligner davantage la porosité entre réel et virtuel, le clip du morceau “Rainfall” du rappeur a été tourné entièrement grâce au moteur du jeu. Côté Rockstar, c’est Dr. Dre qui prête son image – et sa notoriété – à la dernière extension de GTA Online, Le contrat, dont il est l’un des protagonistes principaux.

Les artistes Arca (en couverture de Trax n°232) et ROSALÍA ont quant à eux co-curaté l’une des deux nouvelles radios de l’extension, “MOTOMAMI Los Santos”. Outre sa programmation éclectique allant du flamenco de Camarón de la Isla à la juke de DJ Slugo, la station se distingue par son nom, lequel reprend celui du futur album de ROSALÍA, MOTOMAMI, devenant ainsi un formidable instrument promotionnel de ce dernier, attendu pour 2022. Les artistes diffusés tirent également parti de ce coup de projecteur, en réservant des morceaux exclusifs à ces radios. Bad Gyal (également en couverture de Trax n°232), diffuse ainsi son nouveau morceau “A La Mía” pour la première fois sur MOTOMAMI Los Santos. Le Contrat inclut également des titres exclusifs de Pusha T, Offset et Hit-Boy. 

Ces artistes réputés, soutenus par de puissantes maisons de disques, seraient-ils les seuls à pouvoir bénéficier d’une telle exposition ? Pas si sûr. Far Cry 6, par exemple, prend place sur une île fictive des Caraïbes. La playlist de ses radios mélange ainsi d’énormes tubes latinos – “1,2,3”de Sofia Reyes, feat. Jason Derulo & De la Ghetto, visionné près de 680 millions de fois – à des perles oubliées de la musique populaire colombienne, telles le titre “Cáliz de amor” du groupe Los Pamperos, cumulant à peine plus de 1000 vues sur YouTube, vraisemblablement redécouvert grâce au jeu puisque l’intégralité des commentaires sous la vidéo font référence à Far Cry 6. « Au département musique, on a cette volonté de perpétuer quelque chose que faisaient déjà les DJs de radio dans les années 60, à savoir intercaler des morceaux d’artistes inconnus, des découvertes personnelles, entre deux titres qui vont cartonner », souligne Alkis.

L’engagement des joueurs va également nous encourager à être toujours plus créatifs.

Louis-Philippe Caron

«C’est un bon indicateur de l’efficacité d’une radio in-game », développe Louis-Philippe Caron, responsable du pôle Licencing chez Ubisoft, le service chargé de “clearer” les droits de musiques préexistantes afin qu’elles puissent être intégrées à un jeu. « Lorsque les budgets licensing sont limités, il nous arrive de travailler presque exclusivement avec des labels indépendants, comme ça a été le cas sur le free-to-play Hyper Scape. L’engagement des joueurs va également nous encourager à être toujours plus créatifs. C’est fascinant de les voir chercher les artistes, poster les tracklists sur les forums, échanger des playlists, etc.  Dans le cinquième volet de Far Cry [dont la musique fut nommée pour les BAFTA Awards dans la catégorie “Best Music” en 2019, NDLR], il y avait par exemple un morceau exclusif qui a vraiment plu, mais qui n’était diffusé que lorsque l’on était à bord d’un véhicule. La seule façon de l’écouter en dehors du jeu, c’était grâce à des joueurs qui l’avaient enregistré pendant leur partie, avec le bruit du moteur et le chant des oiseaux en fond… »

Il y a 10 ans à peine, Louis-Philippe peinait encore à convaincre les labels qu’il était temps de proposer autre chose que « de l’électro ultra-rapide avec des synthés à fond » lorsqu’ils entendaient le terme “jeu vidéo”. Aujourd’hui, il se montre confiant en l’avenir des radios in-game comme chambre d’écho pour les artistes. Avec la généralisation du jeu en réseau et des contenus téléchargeables (DLC), l’intégration de stations diffusées en temps réel, ou du moins mises à jour régulièrement à la façon d’un podcast, est à portée de main. Au point d’enrichir leur offre en nouant, demain, des partenariats avec les plateformes de streaming ? « Je ne sais pas si l’on verra de sitôt les immenses catalogues de Spotify ou Deezer intégrés dans un jeu vidéo », tempère Louis-Philippe. « C’est un rêve de nombreux studios, mais à ce jour, il est impossible d’intégrer ces millions de titres d’une façon dynamique dans un jeu. Il n’y aurait aucune interaction possible avec les morceaux, ce serait neutre et unidirectionnel. En termes de sound design, ce serait très rigide. »

Paradoxalement, les stations virtuelles pourraient alors se révéler, à l’heure où les algorithmes et l’ultra-personnalisation redéfinissent les habitudes d’écoute, garantes d’une certaine vision de la radio artisanale, “cousue main” par des hosts passionné·e·s : celle à laquelle Jet Set Radio et Professor K adressaient déjà une lettre d’amour il y a 22 ans. Selon une récente étude du cabinet de conseil Accenture, l’industrie du jeu vidéo devrait passer le cap des 3 milliards de joueurs·euses d’ici 2023. Autant d’auditeur·trices potentiel·les pour les radios de demain ?

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