Jeff Mills : “les soirées techno de Detroit, c’était comme aller à l’église, c’était une extension de la...

Écrit par Trax Magazine
Le 09.12.2019, à 11h11
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Quand une légende de la musique électronique habite à Paris, on aurait tort de ne pas en profiter. Trax a donc harponné pendant deux heures le pionnier Jeff Mills, pour faire un tour complet de sa carrière, de sa jeunesse à Detroit aux origines de la techno en passant par les différences entre DJ’s américains et européens. Instructif.

Ce numéro est initialement paru dans le numéro #175, disponible sur le store Trax.

Par Smaël Bouaici

Trax : On décrit parfois la techno comme une musique du ghetto, mais toi ou les Belleville Three êtes issus de la classe moyenne, vous n’avez jamais vécu dans le ghetto.

Jeff Mills : C’est commode d’imaginer ça pour quelqu’un qui n’a jamais vécu avec des Afro-Américains aux USA. Pour ces gens-là, si tu es black et que tu fais de la musique, c’est que tu viens du ghetto. Cette idée de penser que la techno de Detroit vient de la classe moyenne est quelque chose que certains ont du mal à concevoir. Pour certains, il fallait qu’on soit pauvres et désespérés pour faire de la musique, c’est ce qu’ils sont habitués à voir au cinéma et à la télé.

Tu penses que c’est la faute du hip-hop ?

C’est la culture américaine. On a été gavés par le hip-hop du ghetto, aussi ridicule qu’il soit, et ça a renforcé l’idée que les musiciens blacks sont tous pauvres. La plupart de ceux qui ont lancé la techno à Detroit sont issus de la classe moyenne. Je ne connais personne qui a grandi dans la cité de Brewster (un ghetto du centre-ville de Detroit, ndlr). Tous ceux que je connais avaient des familles où les parents travaillaient, ils ont été au lycée et à l’université, et ils adoraient juste la musique.

Au-delà de l’origine sociale, est-ce que la techno à l’époque était une affaire de Blacks ?

Non. Enfin si, mais c’est parce que l’immense majorité de la population de Detroit est noire. (Detroit est la ville qui compte la proportion la plus élevée d’Afro-Américains, plus de 80 %, ndlr). Mais la musique que j’écoutais quand j’étais jeune était un mélange de toutes les musiques progressives, et il n’y avait aucune couleur.

C’était comment de grandir dans le Detroit des 70’s, au moment du mouvement pour les droits civiques ?

Dans chaque quartier, il y avait une boutique qui vendait de tout, des bonbons, des livres, des disques… Je ne sais pas qui avait bâti ce système, c’était peut-être Berry Gordy de la Motown, mais quand t’étais gamin, tu avais tout ce que tu voulais dans ce magasin. Il y avait aussi des concerts, je me rappelle avoir vu Joe Tex dans un magasin de bonbons ! On était à fond dans la musique, et comme j’avais 6 frères et sœurs, on avait un peu plus de disques que la moyenne (rire). Entre 1966 et 1972, c’était vraiment une période assez dingue, une période de transition, surtout pour les familles noires, entre les Black Panthers, Angela Davis, la mort de Martin Luther King et de Robert Kennedy, la guerre au Vietnam, la présidence de Nixon…

Tes premières fêtes, c’était comment ?

J’ai commencé très jeune, je n’avais pas l’âge d’aller dans un club, on organisait des fêtes dans des halls et des maisons. C’était entièrement black, parce que dès les 70’s, la ville était majoritairement noire, on avait aussi un maire afro-américain, et ça a cimenté l’idée que Detroit était une ville noire.

À l’époque d’Underground Resistance, on passait la plupart de notre temps à remplir des cartons de T-shirts

Jeff Mills

On t’a entendu dire que la techno de Detroit n’était pas un mouvement. Tous ces gens qui écoutaient de la techno au départ, qui allaient aux soirées de Ken Collier, ce n’était pas une culture ?

Oui, parce que c’est quelque chose qu’on a fait naturellement. Mes frères jouaient de la musique, mes parents aussi. Aller à ces soirées, c’était comme aller à l’église, c’était une extension de la religion. Donc on ne pensait pas que c’était un mouvement, c’était juste la façon dont on écoute la musique. L’assembler comme Ken Collier le faisait, ce n’était pas une révolution pour nous.

Comment était le public des soirées au Todd et au Heaven, les deux clubs dans lesquels Ken Collier mixait dans les 80’s ?

Il y avait quelques Blancs, surtout de la communauté gay. Ils étaient plus âgés et plus ouverts que les Blacks lambda mais il y avait très peu de Blancs dans les écoles publiques à cette époque. Les soirées sont aussi devenues plus mixtes entre hétéros et gays, ce qui était très intéressant. C’était sans doute parmi les meilleures soirées que j’ai faites, parce qu’il y avait une certaine éducation des deux côtés et ce n’était jamais arrivé avant. Des deux côtés, la musique était une bonne excuse pour se mélanger. Donc, tout le monde kiffait et s’il y a jamais eu un “mouvement techno”, c’était à ces soirées qu’on le voyait, comme au Cheeks, où j’ai joué. C’était un spot gay à l’origine, et les patrons gays ont été remplacés par des patrons blacks qui voulaient de la musique plus alternative, donc ça a mixé les soirées. Il y avait aussi le JB’s sur Park Avenue, qui était probablement le club où le public était le plus mixte.

La scène avait-elle beaucoup changé quand tu as démarré Underground Resistance avec Mike Banks, à la fin des 80’s ?

La house de Chicago était au pinacle vers 86-88, mais ça baissait un peu. A Detroit, on commençait à avoir nos moments, avec l’aide de l’Europe, via Derrick, Juan et Kevin. Au moment où j’ai commencé à jouer avec Mike, la house était jouée en journée à la radio nationale. Les labels faisaient de l’argent, c’était une bonne période. C’était aussi la période de Music Institute, le club monté par Chez Damier, George Baker et Alton Miller. Les DJ’s étaient mieux considérés, la house inspirait l’Europe et nous, on ramenait cette musique aux USA. On prenait pas mal de choses de l’Angleterre et la Belgique, des trucs comme Bomb the Bass. La dance music était vraiment “hot” grâce aux efforts de Ken Collier, Frankie Knuckles ou Larry Levan. C’est quelque chose qu’on ne dit pas assez, à quel point ces gens produisaient un effort conscient pour promouvoir la culture club, en se parlant régulièrement pour savoir quels titres ils jouaient.

On me proposait de mixer dans un club à Manhattan, un samedi soir. Il n’y a rien de plus prestigieux que ça pour un DJ. Je n’avais pas le choix, il fallait que je bouge

Jeff Mills

En 1992, tu as déménagé à New York et, de fait, tu es sorti d’Underground Resistance. Pourquoi avoir quitté Detroit ?

On me proposait de mixer dans un club, à Manhattan, un samedi soir. Quand tu es DJ, et qu’on te donne l’opportunité de bouger à New York, il n’y a rien de plus prestigieux que ça. Rien. C’est le genre de trucs auquel tu réfléchis ! Je n’avais pas le choix. Tout mon chemin menait à ça. Je voulais aussi emmener un peu d’Underground Resistance à New York, Mike n’était pas très chaud pour ça, il voulait le garder à Detroit, mais moi, il fallait que je bouge. C’était un énorme tournant dans ma carrière.

On entend parfois dire que tu étais fatigué du côté militant d’UR. C’est vrai ?

Non, non. On était actif et on avait du succès, et même trop de succès par rapport à ce que Detroit pouvait supporter. La scène électronique de la ville était petite, et elle l’est d’ailleurs toujours aujourd’hui. Selon moi, une expansion vers New York faisait parfaitement sens. Je ne sais pas combien de T-shirts on vendait par semaine, mais on passait la plupart de notre temps, on ne la passait pas à faire de la musique, mais à remplir des cartons de T-shirts ! Tout était prêt et arrangé avec le club Limelight, qui me donnait des bureaux pour qu’on continue le business. Mais ça ne s’est pas fait, donc j’ai immédiatement commencé un label (Axis Records, ndlr).

Après, tu es parti à Berlin et tu as déménagé parce que les standards techno allemands ne te convenaient plus.

Les Allemands nous ont fait comprendre très tôt qu’ils n’aimaient pas les vocals dans les tracks techno. Ils ne voulaient pas quelqu’un leur parle pendant qu’ils dansent. En gros, on devait oublier les trois quarts de la musique de Chicago… Après, ils nous ont dit qu’ils préféraient les beats plus durs. Il fallait donc oublier tous les Fingers Inc et les Glenn Underground. Au final, tu te retrouves avec la musique militaire. Et c’est ce qu’on a dû faire pour plaire au public allemand. Ils ne dansaient pas autrement. Le job du DJ est de faire danser, donc il fallait le faire mais c’est vraiment dommage, parce qu’ils éjectaient tout un pan de la musique qui a construit cette industrie, la soul. Donc les Allemands ont échoué avec une scène qui était taillée pour eux. Ce n’est que de longues années après qu’ils ont compris que la musique militaire n’avait aucun avenir.

Quand on écoute la techno du Berghain, il n’y a pas tellement de soul…

(Sourire.) Oui, et c’est dommage. J’ai expérimenté ça pour la première fois quand je jouais dans des clubs qui étaient moitié Noirs moitié Blancs et le proprio blanc me disait de ne pas jouer autant de black music. Je suis en Allemagne, donc je fais comme les Allemands. Je suis un professionnel.

Les gens sont-ils toujours aussi véhéments ?

Dans une teuf techno underground, si tu joues un truc trop funky… (Pensif.) Il n’y a qu’au Japon qu’un DJ peut se sentir assez à l’aise pour jouer ce qu’il veut. C’est pour ça que tant de DJs adorent jouer au Japon. Là-bas, ils ne vont pas venir te gueuler dessus. Ici, j’ai eu des gens qui me jetaient des canettes parce que la musique n’est pas assez forte ou assez rapide, la soirée est ruinée parce qu’ils n’ont pas eu ce qu’ils voulaient au moment précis.

Tu penses que les DJ’s doivent toujours s’adapter à leur public ?

Au début de ma carrière, la mentalité était claire : il fallait que le DJ fasse danser les gens à tout prix. La position du DJ est ambiguë, il faut prendre en compte plusieurs facteurs simultanément, sentir ce qu’il faut jouer, regarder l’heure, mixer…

La plupart de ceux qui ont lancé la techno à Detroit sont issus de la classe moyenne

Jeff Mills

Dans une interview, tu disais qu’un DJ ne devait jamais montrer à son public qu’il était dans une autre sphère.

Quand j’étais jeune, des DJs plus vieux que moi m’apprenaient le métier. On me disait que le public ne devait jamais te voir boire ton verre, que tu ne devais jamais lui tourner le dos ni montrer ton stress… Aujourd’hui, c’est différent, les DJs peuvent tout se permettre. C’est dommage d’avoir perdu ces principes, parce que tu avais l’impression d’appartenir à un groupe de personnes qui avaient un certain standard, une éthique et des responsabilités. C’est le genre de choses qui crée une communauté. Sans ces standards, la culture se perd. Aujourd’hui, un DJ se permet de jouer un titre de l’artiste qui va le suivre. Ça, c’était un truc immuable avant. Le DJ qui mixe avant moi ne devrait jamais jouer The Bells ni aucun de mes titres, parce que j’aurais peut-être envie de le jouer plus tard. Maintenant, ça arrive tout le temps, parce que les DJ’s ne sont pas éduqués. C’est des petits trucs : tu parles avant avec le DJ pour savoir sur quel titre il s’arrête. Tu lui serres la main, parce que vous formez une équipe. Combien de fois j’ai vu des DJs simplement arrêter la musique et se casser sans rien dire ! On a toujours ça entre DJs de ma génération.

Il faudrait une sorte de DJ code.

Quand je suis arrivé en Europe, j’ai vu que les DJ’s ne prenaient la chose aussi sérieusement que nous aux USA. On voyait les choses en tant que musiciens. En Europe, on a des gens qui sont arrivés dans cette culture sans être musiciens. Il n’avait pas cette idée de créer quelque chose de nouveau, ils étaient DJ’s pour divertir le public, comme Sven Väth par exemple. C’est la différence entre les cultures européenne et américaine. À Detroit, on ne fait pas tous la même musique, mais on fait tous de la musique qui a un sens. qui transmet des émotions. Au début des 90’s, chez les DJ’s européens, c’était plus : “Je veux faire plaisir au public, pour qu’il m’aime plus, et que je devienne plus populaire.” Nous, on pensait que si on jouait plus de musique “touchante”, on établirait une connexion avec le public. Aujourd’hui, on a des DJ superstars qui s’occupent du plaisir du public, et on a des mecs comme Ron Trent et Theo Parrish, qui mise sur la musique pour toucher le public.

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