L’ex-génie du GRM, en plus de 40 ans de carrière, a tâtonné pour les autres, testé les premiers synthétiseurs (et les derniers aussi), et composé le premier méga-hit électronique de l’histoire, “Oxygène IV“, en 1974. Dix-huit millions de copies écoulées pour l’album, un titre qui tourne sur la FM pendant quinze ans et devient le générique du JT d’Antenne 2, et qui bouscule les habitudes des programmateurs de radio et autres hitmakers autoproclamés, qui ne savaient plus sur quel pied danser face à cet affront aux dogmes de la pop. Et rayon pop, Jean-Michel Jarre en connaît un rayon, puisque c’est aussi lui qui a composé “Les Mots bleus” de Christophe ou le hit de Patrick Juvet, “Où sont les femmes ?”.
Ses concerts records en Chine ou à Moscou (3,5 millions de personnes) ont démocratisé le son électronique et défriché le terrain pour plusieurs générations de musiciens. Plusieurs, et pas des moindres (Massive Attack, Moby, Carpenter, Gesaffelstein, M83, Boys Noize, Air…), ont montré qu’ils lui étaient reconnaissants en acceptant de participer à son nouvel album, Electronica: The Time Machine, qui balaie le large spectre des affinités musicales de Jean-Michel Jarre sur plusieurs décennies. Vu la diversité des artistes présents, qu’il a tous rencontrés, l’album saute logiquement du coq à l’âne, mais son intérêt réside dans l’échange, palpable à l’oreille, entre les musiciens. À une époque où cliquer est devenu plus pratique que parler, ce disque rappelle que dans la musique, même électronique, le rapport humain n’est pas un concept à galvauder. C’est donc en chair et en os que Trax est parti rencontrer Jean-Michel Jarre dans son hallucinant studio de Bougival, dans les Yvelines, un type profondément curieux et donc forcément intéressant.
“J’aurais passé 80% de ma vie dans un studio à faire des trucs avec des machines. Parfois, je me dis qu’il y a une autre vie que ça”
Artwork de son dernier album, Electronica
Le nombre et le nom des invités sur cet album sont impressionnants. Tu avais une liste d’artistes à cocher avant de commencer ou les choses se sont faites au fur et à mesure ?
Aujourd’hui, avec cette mode des featurings, la plupart des collaborations se font pour des raisons de marketing. Les gens s’envoient des fichiers et ne se rencontrent jamais. Le projet était d’avoir des gens qui sont liés à la musique électronique, qui sont des sources d’inspiration, qui l’ont été ou le sont toujours. Pour moi, ils ont tous un son instantanément reconnaissable et ils font partie de la famille de la musique électronique. Je ne prétends pas, malgré le grand nombre de collaborateurs, avoir eu tout le monde, malheureusement. Mais j’ai eu un certain nombre d’artistes qui faisaient partie de mes priorités.
Pas trop dur de les contacter ?
Je ne suis pas du tout passé par des managers mais directement par les artistes, la plupart du temps. Je me suis débrouillé pour trouver leur mail.
Même pour Armin van Buuren ?
Oui, je le connaissais déjà. Quand je travaillais à Los Angeles, il était venu me voir et il était question de faire un remix. Finalement, ça s’est développé sur une collab mais ça s’est fait directement avec lui, sans l’équipe d’Armada et Cie (Armada est le label cofondé par Armin van Buuren, ndlr).
Tu as un goût pour toutes les musiques représentées sur ce disque ? En France, on a un peu de mal avec la trance.
Ce n’est pas forcément un goût pour ces musiques, mais plutôt par rapport à des artistes. Après, qu’ils soient de la scène trance ou dubstep… J’adore Bassnectar par exemple. Dans la trance, je trouve qu’Armin est toujours resté fidèle à son truc et je trouve ça intéressant, il fait partie de la scène électronique. C’est vrai que c’est un genre qui n’est pas très populaire en France, mais c’est le seul pays au monde où ça ne marche pas. Aux Etats-Unis, c’est la première scène, les DJ’s de trance sont dans les classements Forbes et DJ Mag depuis des années. En Angleterre, en Allemagne, les DJ’s de trance sont parmi les plus importants.
Tu as choisi ces artistes parce qu’ils ont un son qui est reconnaissable, mais quel rapport ont-ils avec toi ?
C’est ça qui était intéressant. Moi, je n’avais pas d’idée particulière, je ne savais pas du tout s’ils allaient accepter l’aventure. Quand tu vas voir Massive Attack ou Pete Townshend (le guitariste de Who, ndlr), ce ne sont pas les gens les plus accessibles du monde. Et ils ont tous été hyper ouverts. Je me suis rendu compte qu’ils étaient touchés par le fait que je me déplace physiquement, que j’aille les voir dans leur environnement et que je leur dise : on va faire quelque chose. Les gens ont l’impression d’être connectés au monde entier avec les réseaux sociaux mais ils ne parlent plus à leur voisin de palier. Pour les musiciens et notamment ceux de la scène électronique, en dehors de ton environnement proche, finalement, tu es assez isolé.
Comment as-tu procédé pour démarrer les collaborations ?
Par respect pour les gens, à chaque fois, je préparais un morceau en pensant à la rencontre. Et ce faisant, je me suis rendu compte – et je l’ai dit à certains – que j’avais un fantasme de Massive Attack, comme j’avais un fantasme de Gesaffelstein. Pour moi, Gesaffelstein, il a un côté dark, techno, gothique… Donc j’ai fait un morceau en pensant à lui. Je faisais des choses à la manière de l’autre et l’autre les faisait à ma manière, c’était assez marrant. Et en plus, au bout de cette aventure, je suis devenu assez proche avec certains.
Les voir accepter, c’était rassurant pour toi, après quarante ans de carrière ? Tu te dis : je suis toujours pertinent ?
On a toujours besoin de se rassurer, mais peut-être pas nécessairement à ce niveau-là. Surtout par rapport à soi-même. L’image qu’on renvoie dépend tellement d’une présence, d’un succès… Tu as été out une fois, tu es in le lendemain. Et tout ça finalement, tu t’en fous, ce n’est pas grave. Tu suis ton chemin. Et là, justement, tous les gens que j’ai rencontrés sont plutôt hors du système. Air, ce sont des gens qui sont assez off. On les a mis dans la French touch mais ils n’ont rien à voir avec le dancefloor. Massive Attack, c’est la même chose. Même un type comme Pete Townshend, on se demande presque ce qu’il vient faire là-dedans. Moby, John Carpenter aussi. Je me suis rendu compte que tous les gens qui m’intéressaient sont un peu off the system. Comme moi, d’une certaine manière.
Ça doit être compliqué de s’adapter à l’ego de chaque artiste.
Non, il n’y a pas eu de problème d’ego. Aucun, vraiment.
“Quand j’ai entendu la techno et la house, c’était pour moi un développement normal. J’ai toujours été convaincu que la musique électronique irait dans cette direction.”
En général, plus les artistes ont de la bouteille, moins ils ont d’ego…
Je suis complètement d’accord. D’ailleurs, je ne citerai pas de nom, mais ce sont plus les débutants, les gens qui sont plus frais, avec qui il y a eu le plus de galères… Avec les managers, je n’en parle même pas… Avec les managers des anciens, il n’y a aucun problème. Alors qu’avec les plus jeunes… Horrible.
C’est plus facile d’avoir des réponses positives quand on s’appelle Jean-Michel Jarre ?
Ça me surprend toujours que les gens s’intéressent à moi. Sinon, t’es un sale prétentieux. Quand tu arrives avec une sorte d’humilité, les gens le reconnaissent. Et puis c’est vrai qu’il y a toute une scène anglo-saxonne qui me considère un peu comme une sorte de godfather de la musique électronique. Ça me fait marrer. Je ne me considère pas comme ça. Mais avec le temps… Comme on disait avec Air, il y a de l’oxygène dans l’air…
Justement, avant Oxygène, dans les années 70, quand tu sors du GRM, comment tu es considéré ? Comme un savant fou ? Ou comme un jeune plein de talent qui tente des choses un peu futuristes ?
J’étais totalement marginalisé. À cette époque-là, la musique électronique n’existe pas, et donc je faisais partie d’un paquet de fêlés. En même temps, il y avait les Allemands comme Kraftwerk qui commençaient, ou Tangerine Dream. On n’a pas Internet donc on n’est pas en contact. La première fois que j’ai entendu”Autobahn“, j’ai cru que c’était un groupe américain qui chantait en allemand, j’ai trouvé ça hyper cool. Je pensais que c’était un truc californien, à la Beach Boys. Je l’ai découvert quand il est sorti, en 1974. À ce moment, j’étais en plein dans la préparation d’Oxygène et eux venaient de débuter, ils n’étaient connus qu’en Allemagne.
Tout ça pour dire qu’il n’y avait pas l’esquisse d’un mouvement. Ce mouvement, il a été perçu après, par l’extérieur. Mais nous, on ne s’en rendait pas compte. J’étais vraiment tout seul à l’époque. J’étais le premier à avoir un home studio et les gens me prenaient pour un barjot en me voyant faire de la musique chez moi. Si tu faisais de la musique de manière professionnelle, il te fallait un studio avec une vitre derrière laquelle il y a un ingénieur du son, qui est le roi, et toi tu es de l’autre côté, la victime du mec qui dirige tout. Ce n’était pas du tout comme ça que j’avais envie de travailler. Et c’est devenu aujourd’hui la manière la plus populaire de travailler. À cette époque-là, c’était le contraire.
Le travail de Krafwerk t’inspirait à l’époque ?
Au départ, chacun travaillait dans son coin. On ne savait pas trop ce que les uns et les autres faisaient, à part à travers les albums. Dès qu’ils sortaient, on les écoutait. On en a parlé avec Tangerine Dream, parce qu’on ne s’était jamais vraiment rencontrés. J’ai passé un bon bout de temps dans le studio. Ils m’avaient préparé un truc d’anthologie en guise de bienvenue, une version Tangerine Dream d’Oxygène. Edgar Froese était déjà assez malade et je ne m’en rendais pas vraiment compte. Il est décédé quelques semaines après. “Zero Gravity“ est le dernier morceau que Tangerine Dream aura fait avec l’âme du groupe, avec Edgar… C’était génial parce qu’ils ne savaient pas trop pourquoi je venais. C’était surtout la période synthé du groupe qui m’intéressait. Leur époque rock, avec le sax et les guitares, j’aimais nettement moins. Mais dès le départ, je leur ai dit que je voulais faire un truc purement électronique, avec des synthés, analogiques ou numériques.
Et avec Jeff Mills, qui n’est pas de la même époque, ça s’est passé comment ?
C’est un architecte au départ et il fait de la musique comme un architecte. À chaque fois que j’entends une de ses séquences, j’ai l’impression de voir des constructions d’Oscar Niemeyer, l’architecte brésilien, avec un côté Bauhaus berlinois, même s’il a commencé de l’autre côté de l’océan. Il a aussi cette obsession du cinéma. La moindre séquence qu’il fait sonne très soundtrack de film muet. Il était venu me voir il y a vingt ou vingt-cinq ans, et ça m’avait hyper touché : il m’a dit qu’il était DJ, qu’il voulait vraiment se mettre à la musique et il m’a demandé comment faire pour composer un morceau de A à Z, les structures, etc. Il était venu pour me poser des questions et j’ai trouvé ça super.
Quand Jeff Mills a commencé à faire ses premiers tracks techno, au début des 90’s, tu les écoutais ?
Oui ! J’étais un gros fan de Plastikman et de Jeff Mills dès le départ. Ce sont eux qui m’ont le plus touché dans cette scène Detroit/Chicago. Ça m’a intéressé très tôt parce qu’il y avait un côté abstrait. Pour moi, c’était le côté Jackson Pollock de la musique, le courant pointilliste.
Dans les années 80, quand les premiers morceaux de techno et de house sont apparus, qu’est-ce que tu t’es dit par rapport à ta propre œuvre ? Est-ce que tu as senti une sorte d’esprit de famille ?
Totalement. J’ai toujours été convaincu que la musique électronique irait dans cette direction, parce que ce n’était pas un genre, ça allait au-delà de ça. C’est une manière de concevoir la musique, de la produire et, aujourd’hui, de la distribuer. Donc la techno, comme la house, la trance, le dubstep ou autre, vient toujours de la même chose : de la technologie. Tu as une TR-808, tu as la techno qui arrive. Tu as le plug-in Massive, ça donne naissance au dubstep et à Skrillex. Tu as les 78 tours qui arrivent sur le marché, ça donne le format du single radio aux États-Unis de 3 minutes, parce qu’on ne pouvait pas presser plus dessus. Certains synthés ont donné naissance à un groupe. Quand j’ai entendu la techno et la house, c’était pour moi un développement normal. La musique n’était plus considérée comme une chanson pop ou rock, vocale, comme elle l’était aux USA. Et ça, c’est une tradition qui vient de chez nous, d’Europe. Même si la techno est partie de là-bas, le fait de composer de longs morceaux instrumentaux vient de la musique classique, et de l’Europe continentale. C’est la France et l’Allemagne, c’est Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Stockhausen, le thérémine, les Russes…
Schaeffer, tu penses encore à lui quand tu composes ?
Je parle de lui de manière affectueuse, mais il serait américain, aujourd’hui, il serait une méga-star. En France, il est totalement ignoré. C’est pourtant lui qui a tout inventé : le sample, le sillon fermé – qui est venu d’une erreur, un 78 tours rayé –, il a inventé la boucle, il a inventé les sons reverse, le mode varispeed en faisant bouger la vitesse des bandes… Il a surtout conceptualisé l’idée que la musique n’est pas faite de notes, de solfège, mais de sons. En manipulant le son, on peut faire de la musique. Aujourd’hui, tous les DJ’s sont des sound designers, consciemment ou pas, et ça vient de Schaeffer. Quand il a commencé, c’était une hérésie. Au GRM, les gens nous prenaient pour des barjots, ils disaient que ce n’était pas des instruments de musique.
Même si la musique électronique est aujourd’hui omniprésente, cette idée que la musique est faite de sons et pas de notes n’a pas encore été intégrée par le grand public. Plus qu’avant mais pas tout à fait encore.
C’est ce qui fait que la musique électronique reste un domaine hyper intéressant parce que ça reste un genre, malgré la popularité de la musique, qui est d’une certaine manière encore “underground”. Par ailleurs, la musique électronique a été, à un moment donné, associée à 100 % au dancefloor. La musique électronique, ce n’est pas seulement Avicii, comme la pop ne se limite pas à Katy Perry. L’autre cliché, c’est que l’électronique est une musique d’intello, ce qui a été reproché aux enfants et petits-enfants de Pierre Schaeffer, le côté laboratoire, avec des machines qui sont inaccessibles au commun des mortels. Il y a eu la branche de la musique contemporaine, qui est devenue tellement intello, tellement abstraite… Déjà à l’époque, moi j’avais des affrontements…
Quand ils ont entendu Oxygène, ces gens-là devaient te détester…
Oui, et j’avais ce côté 1968, où l’on rejette tout ce qu’il y avait avant. La musique électronique est arrivée à point nommé pour tout foutre en l’air… Je rejetais tout en même temps, y compris le rock’n’roll. J’ai toujours adoré le rock, mais pour moi, c’était déjà une vieille manière de faire de la musique. C’est beaucoup plus cool d’aller manipuler le son. Quand j’étais dans un groupe, avant de rentrer au GRM, déjà, j’avais un vieux magnéto que mon père m’avait filé et je passais tous mes chorus de guitare à l’envers. Je faisais déjà la manipulation de sons à 13 ou 14 ans. Et le père du batteur du groupe, qui travaillait à l’ORTF, m’a dit un jour : “Tu sais qu’il y a des mecs qui font ces trucs-là aussi, et ils font ça sérieusement. Tu devrais y aller, c’est vachement intéressant.” C’est lui qui m’a emmené au GRM. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé ça dément. Il fallait passer un concours, et chaque année, il y avait 200 personnes qui postulaient et ils n’en prenaient que quatre. J’ai eu la chance d’être dans les quatre.
Tu as été pistonné ?
Non pas du tout. Ça aurait pu mais ce n’était malheureusement pas le cas. Si tu fais référence à mon nom et à ma famille, mon père (le compositeur de musiques de film Maurice Jarre, ndlr) n’est jamais intervenu. Je ne savais même pas trop ce qu’il faisait parce que mes parents ont divorcé quand j’avais 5 ans. Et puis la musique de films, à cette époque-là, n’était pas vraiment sur le devant de la scène. Il y a une absence de père, plutôt qu’une présence. Et ce n’est pas un truc de psy, c’est une réalité.
Tu as souvent parlé de ça dans tes interviews.
Oui, on en a parlé, mais pas tant que ça. Ça a été un problème personnel et émotionnel. Et puisqu’on est sur le divan, je trouve qu’il vaut mieux avoir un conflit ouvert avec son père que rien. La béance, il n’y a rien de pire. Il vaut mieux te castagner avec ton père et avoir un conflit ouvert. J’en ai beaucoup souffert mais ça ne m’a ni avantagé ni désavantagé, c’était juste une absence. J’ai d’ailleurs appris tardivement que mon père était passé au GRM dix ou quinze ans auparavant. Il avait même rencontré Schaeffer, Pierre Henry… Ce sont eux qui m’en ont parlé plus tard.
“les années 70’s, si tu faisais de la musique de manière professionnelle, il te fallait un studio avec une vitre derrière laquelle il y a un ingénieur du son, qui est le roi, et toi tu es de l’autre côté, la victime du mec qui dirige tout. Ce n’était pas du tout comme ça que j’avais envie de travailler.”
Tu ne penses pas avoir fait tout ça pour attirer son attention ?
Je ne sais pas, peut-être inconsciemment. Mais je ne pense pas non.
Il n’était pas très nouvelles technologies dans ses compositions ?
Il y a une histoire marrante là-dessus. J’ai collaboré avec le compositeur Hans Zimmer et on en a tiré un documentaire. Dans une interview du film, il disait : “Je ne l’ai pas dit à Jean-Michel mais, quand je l’ai rencontré à Hollywood, son père était obsédé par la musique électronique. Il avait composé la musique d’un film qui s’appelait Witness, mais il aurait dû demander à son fils de la faire !” (rires) Alors oui, la musique était peut-être une manière de parler à mon père.

Tu ne t’es jamais vraiment frotté à la musique de film, ni à la musique de club. Est-ce que les codes et le format de la dance music t’ennuient ?
Non. D’ailleurs, dans ce projet-là, il y a plein de remix, et j’en ai fait moi-même parce que ça me faisait marrer. Je pense qu’ils sont pas mal, mais bon, après, il faut rentrer dans le format. J’adore la musique de club, mais ce n’est pas ma culture de base, donc ce n’est pas vers ça que je suis allé. D’autres le font bien mieux que moi, mais il y a des choses qui m’intéressent beaucoup. Pour ce projet, je suis entouré de plein de DJ’s. Aujourd’hui, beaucoup de DJ’s ne se satisfont plus d’être seulement DJ’s, ils composent.
De toute façon aujourd’hui, tu n’as pas de booking si tu ne produis pas à côté.
Et du coup, les DJ’s deviennent de plus en plus des producteurs et des musiciens. Ce n’était pas vraiment le cas avant.
Et Cerrone se met à passer des disques…
Pas de commentaire là-dessus (sourire). Il y a des DJ’s qui sont fantastiques mais qui sont des producteurs ou des musiciens moyens, et inversement. La caricature, ce sont les mecs de l’EDM. Mais on s’aperçoit que ça retombe direct et on voit bien qu’ils ne peuvent pas continuer à faire tout ça avec une MPC ou une table éteintes… Ce n’est pas possible
On a l’impression que, après Oxygène, tu es passé de l’underground au mainstream sans trop te poser de question, avec les concerts géants. Comme si tu voulais pousser la musique électronique au maximum de ce que tu pouvais faire.
Tu le vois comme ça, à posteriori, mais, quand je fais Oxygène, il ne faut pas oublier que ça a été refusé partout. Donc pour le coup, ce n’est pas du tout mainstream. Au contraire. Les gens ont refusé le disque en disant : “Ca n’a pas de sens, il n’y a pas de chanteur, ni de batteur. Et en plus il est français”. C’est ce qui se disait dans les pays anglo-saxons. Et d’un seul coup, ça devient un gros truc, mais pas parce que le projet en soi est mainstream. Avec du recul, tu vois que la musique mais aussi la pochette sont assez dark. D’ailleurs, Moby en parle dans le film (qui accompagne l’album, ndlr).
Il dit que c’est une musique qui vient du futur et de l’espace, et que la pochette ne correspondait à rien de sa culture et de son univers. Pour des Anglais, ça leur a fait bizarre. Donc pour répondre à ta question, la volonté était de sortir du carcan de la musique contemporaine expérimentale et d’aller vers le rock ou la pop. Je voulais faire un pont entre le truc purement intello et la rue. Je trouvais ça dommage de voir qu’au GRM, des gens étaient dans un laboratoire, pensant inventer des choses cérébrales et intellectuelles, alors que tu avais des artistes comme Pink Floyd et Soft Machine qui faisait la même chose de manière empirique et travaillaient sur la matière sonore. Ils n’écrivaient peut-être pas de bouquins dessus mais ils le faisaient. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai quitté le GRM, sur les conseils de Schaeffer.
Tu as donc toujours voulu faire ce lien entre le populaire et…
(il coupe) Populaire, ce n’est pas nécessairement pop. Il y a un côté fun dans la pop, coloré…
Universel alors, qui parle à tous.
Oui, mais franchement, ça n’a jamais été mon but de parler à tout le monde. Si je voulais parler à tout le monde, je ne passerais pas quatre ans à faire ça. Parfois, je me dis qu’il y a une autre vie que ça. Et moi, j’aurais passé 80 % de mon temps dans ma vie dans un studio à faire des trucs avec des machines. Il n’y a pas de volonté de conquérir le monde.
Mais à partir du moment où ça a décollé, tu as joué ta chance à fond, non ?
Non, parce que le premier concert que j’ai fait à la Concorde en 1979, il y avait un million de personnes alors qu’il n’y a pas eu de promo du tout. Il y avait déjà des Johnny ou autres qui cartonnaient avec des affiches partout. Il y a eu quelques messages sur Europe 1, et d’un seul coup, il y a eu un bouche à oreille. Là encore, c’était vachement off. Quand je suis monté sur scène avec le stage manager et qu’on a vu des tâches noires sur les Champs-Elysées, on pensait que c’était le reflet du soleil. On n’imaginait pas que c’était la foule !
Il y avait d’autres groupes qui étaient prévus ou juste toi ?
Juste moi. J’ai mis un an à m’en remettre. J’ai vraiment été choqué de voir autant de monde. Il n’y a jamais eu de stratégie. Tout ça venait d’une idée que j’ai eue, qui était un peu prémonitoire par rapport aux raves, de faire la musique dans des endroits gratuits, de détourner un lieu le temps d’une nuit ou d’une journée. Et ce concept a correspondu à un besoin de gens qui étaient trop encadrés, par exemple dans les fameuses salles omnisports où il n’y a pas d’acoustique. Pour moi, la musique que je faisais ne pouvait pas aller dans des salles comme ça, il fallait d’autres endroits en plein air. Du coup, les échelles étaient différentes. L’autre truc, c’est que tu tombes dans les excès avec le succès. C’est ce qui s’est passé dans les années 80, surtout dans le rock, où tout est devenu hypertrophié : tu faisais des tournées avec 40 camions, c’est devenu un délire où tu ne contrôles plus rien. J’ai été victime de ce truc-là.
Qu’est-ce que tu ressens quand tu as un million de personnes devant toi ? Tu regardes les gens ?
Quand tu joues dehors, il y a un côté beaucoup moins formel : il y a un contact avec la foule qui est par définition naturel, et le plafond, c’est le ciel. Ça change tout dans le rapport avec les gens. Un concert, c’est une histoire, une connexion entre deux entités, le public et la scène. Qu’il y ait 200 ou 200 000 personnes, au fond, ça ne change pas grand-chose si ça fonctionne. Depuis le concert à Moscou, où apparemment il y avait 3 millions de personnes, j’ai été catalogué comme le mec qui tape dans le gigantisme. Si on pouvait faire des prévisions là-dessus, tous les promoteurs de concerts seraient riches. Tu ne peux pas le savoir. Au départ, le concert de Moscou était prévu pour 30 000 personnes. Il y en a eu plus de 3 millions.
C’était comment ce concert, d’ailleurs ?
Le samedi soir à Moscou, c’est chaud la foule… La vodka circule généreusement… C’était un bordel incroyable. Et c’était le jour des funérailles de Lady Di. Je la connaissais, elle était venue au concert sur les docks de Londres, elle était fan. Il y avait un morceau qu’elle adorait, “Souvenir de Chine”. Cette fille m’avait touchée. Sur scène, je prends le micro et je lui dédie ce morceau. Et là, c’est le silence total et tout le monde sort son briquet. On est à Moscou, pas à Londres. Ça a été un choc émotionnel de voir une telle foule dans ces conditions… J’avais presque fait ça pour moi, c’était un truc au feeling, et d’un coup, il n’y a plus eu un seul bruit. On était scotchés, on ne pouvait plus rien faire !
Sans transition, on voulait aussi parler argent avec toi. Tu disais dans un article du Guardian en 2014 que le modèle de rémunération des créateurs devait changer. Tu disais notamment qu’une partie du prix des smartphones devait être remis aux créateurs. Est-ce que as évolué sur cette position ?
J’ai évolué dans la même direction. Et depuis, j’ai accepté d’être président de la Cisac (Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs) pour justement défendre ce modèle de rémunération, surtout quand je vois que Spotify est valorisé 8,4 milliards de dollars. Mais c’est quoi Spotify ? C’est notre contenu. Sans notre contenu, ils n’existent plus. Dans un smartphone, la partie smart, c’est nous. Les gens de la vidéo, du jeu vidéo, du cinéma, de l’écrit… Il est clair que nous sommes des actionnaires virtuels de ces compagnies et ce n’est pas normal de ne pas avoir un pourcentage sur les ventes.
Pourtant, depuis sa création en 2008, Spotify n’a encore jamais connu une seule année de bénéfices.
Parce que Spotify est racketté par les majors. Sony, Universal, Warner et EMI ont perçu des centaines de millions de dollars d’avance de la part de Spotify. Ça a été fait de manière très obscure et ces avances ne sont pas rendues aux artistes. Spotify n’est pas complètement responsable. Mais ces gens qui te disent qu’ils vont mettre ta musique en avant, ce sont juste des fabricants de tuyaux. Et un jour, ils diront : “Votre musique, elle ne nous plaît pas trop. On ne va plus la mettre sur notre plateforme.”
Qu’est-ce qu’on peut faire contre ça ?
La lettre de Taylor Swift à Apple Music (qui avait décidé de ne pas payer de royalties durant les trois mois gratuits offerts à ses abonnés, ndlr) est assez révélatrice : à elle seule, elle a fait changer la donne. Pourquoi ? Parce qu’elle a un poids au États-Unis. Il ne faut pas oublier qu’il y a dix ans, MySpace était le Graal d’Internet, et maintenant ça n’existe quasiment plus. Il peut arriver la même chose à Facebook et à Google demain matin, le jour où les cours vont commencer à baisser parce que les gens se seront rendus compte que ce n’est pas très cool d’escroquer les artistes comme ça. Dans chaque famille, il y a quelqu’un qui se rêve artiste, et c’est pour ça que je ne suis pas tellement pessimiste. J’aime bien faire l’analogie avec l’écologie. À l’époque d’Oxygène, il n’y avait pas beaucoup de préoccupations sur l’environnement. Aujourd’hui, on trie nos poubelles, on fait gaffe. Et le résultat, c’est que tous les politiques, dans leurs programmes, ont inclus l’écologie. Ils ne le font pas par générosité, mais parce qu’ils savent que ça parle à la rue. La propriété intellectuelle, ça doit parler à la rue de la même manière. C’est un des droits fondamentaux. Je pense aussi que les DJ’s et toute la scène électronique, qui est très connectée, ont un rôle à jouer là-dedans.