Jardin. Épicure y avait créé son école, celle où on apprenait les rudiments pour parvenir à la paix de l’âme. Il semble que Lény Bernay, lui, y sème le doute. Ce doute qui envahit les âmes mélancoliques. Ces âmes mélancoliques qui ne parviendront jamais à cette ataraxie tant prônée par la Grèce antique, parce qu’animées d’une surconscience du réel. Et clairement, en 2016, la réalité n’est pas belle à voir.
Il y a ceux qui s’en accommodent parce qu’il faut bien avancer. Et ceux qui entrent en résistance. Lény aka Jardin est de ceux-là. Depuis une dizaine d’années, il a décidé de se consacrer à cette mélancolie, la faisant grandir par le biais d’un processus créatif affilié au post-Net Art, With no future, everything is possible. Une esthétique punk 2.0, aux frontières du cynisme, où tout entre en collision pour tenter de créer un autre modèle.
Son jardin à lui a des airs de grandes friches après une rave. Un endroit où l’on a plané longtemps aux rythmes des basses, où l’on a cru pouvoir tout changer grâce à une cohésion extatique, mais qu’il a bien fallu se résoudre à abandonner.
Le son de Jardin est triste. Comme une descente, teintée d’acide. Elle fait tourner en boucle des râles désenchantés sur des beats froids comme du béton. Une musique post-apocalyptique d’un monde à réinventer parce qu’il nous a trop longtemps perdus dans un flux d’informations incessant et asséner d’images racoleuses. Ces mêmes images que l’artiste LaVie CestLol a choisi de détourner pour le clip de “Crystal/Leave Me”, issu de l’album A Girl With a Dog In A Rave (Le Turc Mécanique) en exclu sur Trax. Rencontre avec celui qui s’est exilé depuis peu à Bruxelles pour éviter de s’enraciner.
Rencontre avec Jardin
Comment es-tu arrivé à la musique ? Et comment la crées-tu aujourd’hui ?
La musique, ça provient de mes deux parents. Et j’ai fondé mon premier groupe de rap à 12 ans. Aujourd’hui, j’utilise plein de machines, je chante, je crie, je lis, j’enregistre sur cassette, ordi ou enregistreur numérique, seul, en groupe, à la maison, chez mes amis, en atelier, en live… Bref, c’est le voyage permanent, l’expérimentation totale. J’improvise beaucoup. Je fais confiance à l’instantané. Du coup, je suis un peu obsédé par l’enregistrement et je passe pas mal de temps à éditer pour Jardin, mais aussi pour d’autres projets.
“La musique, c’est le voyage permanent, l’expérimentation totale.”
Est-ce que tu as lentement glissé vers quelque chose de totalement analogique ou tu as toujours fait de la musique à partir de machines ?
Je me souviens avoir enregistré des cassettes avec un micro sur le ghetto blaster de ma mère… L’analogique est là depuis longtemps. Même si durant toute mon adolescence, j’ai pris en main les softwares, j’ai acheté une MPC1000, un micro Korg puis un ASR10. Ensuite, j’ai arrêté la musique. Quand j’y suis revenu de manière plus décomplexée, j’avais envie d’une autre expérience sans aucun ordi. Plus physique. Aujourd’hui, j’ai plusieurs pratiques, mais l’ordi est toujours là pour l’enregistrement et les edits. Mais pas en live : j’aime jouer avec des machines qui ont un contrôle pour une fonction. Mais je suis pas figé dans mes choix… J’essaie de choisir avec intention les outils qui me conviennent, et surtout je suis tributaire de mes moyens.
Il est difficile de qualifier ta musique. Elle a une base techno, mais on peut y mettre beaucoup de choses. En tant que journaliste, on aime qualifier les musiques. Comment aimerais-tu que l’on parle de la tienne ?
Je dis souvent que je fais de la musique technologique, car il y a le mot techno, mais ça reste flou et factuel. Après il y a toujours ma voix, c’est un moyen de me connecter aux machines… Alors pour reprendre Front 242, les daddy de l’EBM, on pourrait dire Technologic-Body-Music ?
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Je prends tout ! Mais la première, c’est la vie. Jardin parle de l’intime, des ressentis, mais c’est du même coup très politique. En ce moment, je cherche un moyen d’envisager un futur qui me conviendrait et je crois que ça passe par ce lien entre l’intime et le politique. C’est à cet endroit que la musique opère dans une expérience très profonde et personnelle qui est immédiatement partagée avec les autres. Du coup, je me nourris d’images, de philosophes comme Foucault, Deleuze, Donna Haraway, de films, de talks d’artistes… J’essaie d’aborder la musique comme on pourrait aborder un essai.
“Jardin parle de l’intime, des ressentis, mais c’est du même coup très politique.”
Je suppose que l’art que l’on produit évolue. Tu as écrit ton premier EP entre 2012 et 2014. Alors qu’il ressort aujourd’hui, est-ce que tu t’en sens toujours aussi proche ?
Dans la forme, je bouge, c’est sûr (encore que je suis peut-être un peu lent et tant mieux), mais dans le fond, je suis toujours assez d’accord avec ce que j’ai posé à ce moment-là. C’était un engagement fort fait d’organisation de raves, de ruptures et de rencontres… Étrangement, ces sons me parlent encore pas mal.
Ce qui est étrange, c’est la désincarnation de ta musique, la mélancolie et la sensibilité de ton projet (ne serait-ce que ton nom, Jardin). Toi, tu y vois une cohérence ?
Les sons que je fais sont dans les compromis que nous devons faire au quotidien. On vit dans un monde d’images, de communications, de machines, de technologies qui misent bout à bout désincarnent la vie humaine et en même temps ça reste le monde des humains. Ces mêmes humains qui continuent de se goinfrer, de baiser, de se droguer, de danser… Je crois que ce compromis est dans ma manière de faire de la musique : teinter de langage et d’émotions quelques patterns un peu rigides.
Pourquoi le nom de Jardin d’ailleurs ?
Je m’appelle Jardin, car mon premier amour était une fleur. Et le premier mariage que j’ai fait était celui d’une de mes amies d’enfance. Nous étions au Portugal. Elle s’est mariée avec un dénommé Jardim.
Est-ce que produire cette musique “froide”, c’est une façon de prendre de la distance par rapport au monde violent, souvent injuste qui nous entoure ?
Je me trouve pas si froid. Mais de toute évidence, je suis triste, le monde m’a toujours rendu triste. Et dans ma musique, la tristesse – et la colère que parfois elle génère – a une place de choix.
Penses-tu qu’on est arrivé à un moment où notre génération a accepté que l’espoir n’était plus de mise ? Et est-ce que c’est dans la désillusion que tu puises ton inspiration ? Afin de la sublimer ?
Je suis plein d’espoir ! Le plaisir que j’ai dans ma vie me permet encore d’aimer, d’avoir envie et ça ça donne de l’espoir. Mais en effet il y a plein de désillusions. Il y a quelque chose de déchu. Il y a vraiment des contes de fée qui tiennent plus du tout ! Il y toute une génération de gens qui n’interrogent pas leur rapport aux technologies, à Internet, la dimension “usager” de la chose et ça, c’est assez violent et pire encore leur rapport aux images. On vit dans un monde de fantômes et tout le monde a l’air de trouver ça normal… Mais, en effet, ça m’inspire. Je trouve ça autant troublant et triste que fascinant et beau.
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Le nom de ton site (et le nom qui englobe toute ta création) s’appelle With No Future Everything is Possible. Ton prochain EP se nommera Post Capitalist Desires. Il me semble que ce sont vraiment des sentences punk. Est-ce que tu te retrouves dans le punk ?
C’est surtout post-punk. Je me place après le “No Future”, dans cette époque où on a tous peur de la fin du monde. Pourtant, c’est là que plus que jamais qu’il faut expérimenter des choses folles. La cyber culture est post-hippie, comme la naissance d’Internet. Il s’agit bien de changer le monde avec ! De vraiment se connecter les aux autres, mais certainement pas de se faire vampiriser par des sociétés qui détournent les flux qu’on essaient d’échanger. L’aspect “expérience physique inédite” qu’offre le live technologique, l’improvisation homme-machine, est une façon de résister, je crois.
“Je me place après le “No Future”, dans cette époque où on a tous peur de la fin du monde.”
Es-tu nostalgique ? Comment parvient-on à réinventer le futur avec une esthétique liée au passé (je pense au web design des années 90 que tu reprends dans tes clips ou dans le design de ton site) ?
Oui, je suis nostalgique mais je crois pas être nostalgique au point de faire du revival par exemple. J’ai mon histoire, ma culture, mon parcours qui définissent ce que je produis. Oui, j’ai connu les années 90, mais je crois que je mixe toujours un peu les choses. Je suis pas un puriste, je fais du sampling, de l’assemblage, je configure. C’est comme ça qu’on construit le futur : dans une pensée en mouvement qui agence, construit, déconstruit et configure le monde avec des fragments.
Tout à l’heure, tu te définissais comme pleinement technologique. Peux-tu m’expliquer un peu plus cette conception ?
Je vis entouré de machines, je ne compte pas le nombre d’écrans qui conditionnent ma vue du monde. J’ai de multiples relations à travers les technologies de communications, je stocke de la donnée un peu partout chez moi, je rêve de câbles (c’est le nom d’un super documentaire d’ailleurs, I dream of Wires), je danse avec les machines… Je suis technologique dans la mesure ou j’entretien des rapports intimes avec les technologies. Je suis une image, je suis un réseau, je suis partiellement une machine.
Il y a une esthétique gabber dans ton look. Est-ce que tu te sens proche de ce mouvement ? Sinon, de quelle scène te sens-tu le plus proche ?
On m’a dit “kitsch” il n’y a pas longtemps… Je me nourris de plein de choses, alors c’est normal que je m’en sente proche, oui. Le gabber… Il y de super tracks avec de super mouvements de danse ! Si par scène je dois entendre scène musicale, je crois que les punks et les ravers font la paire gagnante… On a presque le monde entier avec deux mots-valises comme ça !
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Retrouvez Jardin en live ce samedi sur Rinse.fr, à l’occasion de SPREAD THE RAVE SESSION.