La grande salle est pleine à craquer, pas une loge qui n’ait le regard scruté sur les planches, lorsque la sonnerie retentit deux fois dans les couloirs et que les lumières s’éteignent ; tout juste avons-nous le temps de repérer, de part et d’autre de la scène, quelques enceintes qui semblent avoir été ajoutées pour les besoins du projet. Même s’il ne produit pas de morceaux calibrés pour le dancefloor, les basses physiques des clubs sont rarement absentes des tracks de Jamie XX, qui signe ici une bande-son entièrement confectionnée de compositions inédites. Pour donner un exemple, “All Under One Roof Raving“, l’un des singles qui teasait son album In Colour de 2015, incarnait bien la dance music estompée du londonien, tout en retenue et en percées euphoriques.
L’étreinte de la lumière
De l’obscurité émergent des petites bulles de lumière, que l’on devine fixées sur les corps des danseurs. Mi-lucioles, mi-poisson-lanternes, ils fendent l’espace en gestes expressifs, déploient des ébauches de récits. L’instant d’après, ce ne sont plus que leurs mains qui s’agitent dans des entonnoirs kaléidoscopiques, comme des fleurs qui éclosent. Et lorsque la scène s’illumine enfin, un énorme mur-miroir, fissuré en quelques points, se dresse dans leur dos. La scénographie évolutive d’Olafur Eliasson se métamorphose tout au long de Tree of Codes, et regorge de trouvailles dont on aurait tort de gâcher ici la surprise.
La lumière du Danois embrasse les corps des danseurs, submerge la scène et joue avec le public. Des spots qui parcourent l’assemblée projettent sur le fond de la scène nos visages illuminés, des miroirs rotatifs inondent la salle de fragments de lumière roses, bleus, jaunes… L’origine de Tree of Codes, l’œuvre éponyme de Jonathan Safran Foer, porte déjà comme thématique le morcellement, l’éclatement. En découpant à même les pages des mots du recueil de nouvelles The Street of Crocodiles de l’auteur polonais Bruno Schulz, assassiné en 1942 par les nazis. Foer a créé un livre-sculpture qui interroge l’espace, la plasticité, l’originalité. De ces questionnements abstraits, le Tree of Codes auquel nous assistons ce soir a tiré un projet complexe, mais toujours accessible.
Wayne McGregor, s’il est résident au Royal Ballet de Londres, a aussi élaboré les chorégraphies de Harry Potter ou de Tarzan. Les gestes chargés d’émotion de ses danseurs s’imprègnent et persistent dans la rétine, d’autant plus que sur scène, un écran semi-transparent multiplie les corps à l’infini, les superpose les uns aux autres. “Nous dansons souvent presque en solistes“, nous révélait en amont de la représentation Lydie Vareilhes, sujet du Ballet de l’Opéra de Paris. Mais les danseurs ne sont jamais seuls dans Tree of Codes, ils se diffractent, foisonnent même lorsqu’ils sont immobiles, figés dans leurs costumes couleur chair comme des modèles anatomiques.
Entre musique électronique et répertoire classique
Durant la pièce d’une heure et vingt minutes, qui se déroule sans entracte, la musique de Jamie Smith prend elle aussi de nombreuses formes. La voix d’Okay Kaya exalte les passages les plus atmosphériques, tandis que le producteur jongle entre synthétiseurs, samples de voix (Mickey Newbury, Patrick Cassidy) et des harmonies interprétées par l’Iskra String Quartet, un pied dans la musique électronique, l’autre dans le répertoire classique. “J’ai pu créer des morceaux que je n’aurais jamais enregistrés sur un album“, écrit Jamie XX dans sa note d’intention. La liberté que lui offre le projet prête à ses compositions l’ampleur d’une odyssée, et évoque parfois les arrangements de Nicolas Jaar ou de Four Tet. “C’est une musique très émotionnelle, il y a des parties plus lyriques, d’autres toniques“, ajoute Lydie. “Cela nous donne beaucoup de liberté, il n’y a pas tous ces temps qu’il faut respecter en classique. C’est comme ça que je le ressens“, confie à son tour Lucie Fenwick, une autre danseuse du ballet. L’impression des deux danseuses diffère : selon Lydie, cette liberté viendrait plutôt de l’échange qui s’est créé entre le ballet et la Random Dance Compagny de McGregor – les deux compagnies sont impliquées dans le projet depuis sa création.
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Les contributions des trois co-créateurs, McGregor, Eliasson et Smith, sont indissociables. C’est de là que vient aussi l’impossibilité de rapporter, de manière linéaire, l’intensité de Tree of Codes, qui joue à chaque instant sur trois tableaux. La scénographie, la musique et la danse racontent des histoires qui se recroisent parfois, mais dont la richesse demeure justement dans les décalages, les absences – l’un des moments les plus touchants de la pièce intervient lorsque la musique de Jamie XX adopte une structure techno, tandis que les corps dansent à la fois en rythme et asynchrones, raccord au temps de la boîte à rythme, libres dans les mouvements qu’ils dessinent entre chaque beat. Lydie : “La musique peut servir de repère, mais au bout d’un moment, c’est la mémoire du corps qui prend le dessus.”
La pièce se clôt sous un tonnerre d’applaudissements, preuve une fois de plus que la musique électronique a toute sa place à l’Opéra – “Même si cela reste assez rare que nous dansions sur ce type de musique, nous espérons qu’elle permettra à un public plus large de s’intéresser au ballet“, concluent les deux danseuses.
Tree of Codes – Trailer