“Il faut qu’il y ait une énergie punk, et je suis définitivement portée sur les sons sombres.”
« Tout ce que j’aime, tout ce que je joue et tout ce que je recherche quand je compose c’est essentiellement la même chose : des choses simples, rugueuses, pas surproduites. Il faut qu’il y ait une énergie punk, et je suis définitivement portée sur les sons sombres. » C’est en ces mots que Helena Hauff décrit son univers musical intense, électrique et rétro-futuriste, qui la range du côté d’un nombre grandissant de DJs et de producteurs explorant les versants les plus rudes et austères des musiques électroniques. Sans doute une réaction face à l’ennui qu’inspirait une tech house policée, mais Hauff incrimine aussi le Zeitgeist d’une époque marquée par la crise économique et la montée du radicalisme. « On ressent une urgence que l’on veut retrouver en musique. D’un autre côté, cette scène reste minoritaire et relativement marginale, alors c’est peut-être seulement notre sentiment à nous, qui sommes si impliqués dans cette scène. »
Bien que ces derniers temps l’artiste ait acquis une solide réputation, elle n’a commencé à mixer qu’en 2009. Élevée par une mère réticente aux nouvelles technologies, elle a grandi éloignée du digital. Jusqu’en 2008, année où elle a se met à digger du vinyle, elle enregistre sur cassettes tant les tubes qu’elle entend à la radio que les CDs qu’elle emprunte à la bibliothèque municipale. « À l’époque, je ne connaissais rien à la musique, aux genres et aux artistes, je prenais juste ce que je trouvais. » Elle écoute The Cure, Joy Divisions et du stoner rock. Adolescente, elle aspire, sans savoir comment, à tisser des relations humaines différentes de celles qui sont possibles dans la vie de tous les jours.
“Je trouve que la plupart de la musique que l’on reçoit est surproduite, trop parfaite.”
Au Golden Puddel, petit club crade et moite des docks d’Hambourg, elle se découvre, sinon une seconde famille ; tout du moins quelque chose de l’ordre d’une communauté d’esprit. « Quand j’ai commencé à sortir, je savais que je pouvais m’y rendre et qu’il y aurait quelqu’un que j’avais déjà vu et avec qui je pourrais parler. J’ai le sentiment que ceux qui vont dans ce genre d’endroit ont des idées communes sur la société. C’est bon d’avoir un endroit où tu sais que tu peux aller et rencontrer des gens intéressants. » C’est entre ces quatre murs recouverts de graff qu’elle se liera avec nombre de musiciens : l’autre moitié de Black Sites F#X, Nika Son, et Felix Kubin, post-dadaïste auto-proclamé dont elle collectionne rapidement tous les disques et dont les morceaux occupent une place de choix dans ses sélections. La ville compte définitivement une scène, relativement petite, mais dynamique. Passage générationnel, Hauff rejoindra plus tard le hambourgeois James Dean Brown dans son mythique projet néo-tribal Hypnobeat.
Lorsqu’on lui demande comment elle est devenue DJ, elle répond : « J’avais simplement envie de le faire. Alors j’ai trouvé un boulot de serveuse et avec mon salaire, j’ai commencé à acheter des vinyles et à les jouer. Puis j’ai été voir l’équipe du Puddel et je les ai suppliés de me laisser ma chance. » L’endroit est très accessible, ouvert tous les jours et sans frais d’entrée. Le public est composé de gens de tous les horizons, âgés de 18 à 60 ans, quelques touristes, beaucoup de freaks, et parfois des sans-abris venus s’y réfugier. « L’alcool aidant, ça peut finir en baston », nous dit-elle en riant. Une énergie punk qui nourrit sans doute sa pratique du mix. « Pour moi, la chose la plus importante d’un DJ-set, c’est l’énergie. Il y a différentes façons de la créer. Pour ma part, j’aime jouer des morceaux de styles et époques différents et les jouer vite, au moins 140 bpm. » L’ouverture d’esprit de son audience lui permet de déployer le large spectre de ses goûts dans ses prestations, plutôt d’obédience électro, mais passant aussi, entre autres, par l’acid techno, la minimal wave et le post-punk. Depuis 2010, elle organise la soirée mensuelle Birds and Other Instruments où elle a déjà accueilli des invités tels que Morphosis, Mike Huckaby et Luke Eargoggle.
“Dans tous mes enregistrements, il y a un moment où j’ignore comment j’ai créé un son. C’est comme si la machine prenait le dessus.”
L’organisation du Puddel est très DIY. « Tu ne peux pas y aller et juste consommer. Enfin, pour une nuit peut-être, mais au-delà, tu rencontres tout ce beau monde et tu te retrouves forcément impliqué. Les gens engagés dans cet endroit, ou un autre du même genre, sont des êtres politiques. » Ils sont à la recherche d’une façon alternative de vivre, ne veulent pas juste prendre ce qu’on leur donne, mais créer. Beaucoup concilient pratique artistique et action politique au niveau local, organisent des manifestations afin de lutter notamment contre l’augmentation des loyers et du coût de la vie dans une ville en pleine gentrification. Rien d’étonnant donc à ce que les périodes qui intéressent le plus Hauff en matière d’art soient les années 1920 et 1960-70, marquées par dada et le surréalisme, fluxus et l’internationale situationniste. « Les mouvements les plus politiques et radicaux », résume-t-elle.
DIY ou rien
Depuis quelques années, Hauff est aussi productrice. En un temps relativement court, elle peut se vanter d’avoir sorti des EPs et maxi chez Werkdiscs, Ninja Tune, PAN, Blackest Ever Black. En ce début d’année 2015, elle a déjà sorti sur le label Handmade Birds une cassette sobrement dénommée A Tape. Elle a aussi révélé cette même semaine « The First Time He Thought, He Died », un premier extrait de son second EP sur Werkdiscs après l’inaugural Actio Reactio.
Dans une approche similaire au DJing, elle évite les ordinateurs et s’enregistre trifouillant sur ses nombreux synthétiseurs et boites à rythmes. « Je procède toujours de la même façon : je jamme sur ma machine, j’enregistre en live et, quand ça me plaît, il m’arrive de rajouter une petite mélodie, quelques arrangements, mais c’est tout. Cela ne s’applique pas à tous les genres, mais pour l’acid techno rugueuse que je fais, plus c’est simple, mieux c’est. Je trouve que la plupart de la musique que l’on reçoit est surproduite, trop parfaite. Le sentiment humain y est perdu. » La prise unique et son inévitable lot d’imperfections permet de retrouver le sentiment de l’enregistrement du réel, d’un instant de vie qui ne se reproduira plus : « J’aimerais avoir un synthétiseur modulaire pour produire des sons presque impossibles à refaire. »
Elle raconte aussi que, quand elle bidouille ses équipements analogiques au maximum, il arrive qu’ils la surprennent en produisant des bruits, rythmes et mélodies qu’elle n’avait pas prévus, mais qui se révèlent intéressants. « Dans tous mes enregistrements, il y a un moment où j’ignore comment j’ai créé un son. C’est comme si la machine prenait le dessus. J’aime ce moment où tu te dis : ‘oh, elle est en train de produire un morceau pour moi !’ » Tout se passe comme si elle était en quelque sorte mue par une vie autonome, une vie post-humaine détachée de la folie des sentiments.
Qu’est-ce qu’il adviendrait de l’Art si survenait le règne millénaire des machines ? C’est l’une des questions qui obsédait Philip K. Dick, grand ponte de la S.F. trippée des 70’s dont Hauff se révèle une lectrice. « Dans une fable [The Preserving Machine, ndlr], il envisage une catastrophe de grande ampleur qui viendrait faire disparaître l’art et en premier lieu le plus fragile d’entre eux, la musique. Les protagonistes décident alors de créer une machine qui transformera la musique en animaux qui, possédant un fort instinct de survie, sont les plus aptes à survivre. Il y a le Bach-scarabée, l’agneau-Schubert… La morale de l’histoire est qu’un monde sans musique serait absolument horrible. »