Irlande du Nord : dans les clubs de la frontière irlandaise, le Brexit réveille d’anciennes tensions

Écrit par Simon Clair
Photo de couverture : ©Simon Clair
Le 14.05.2020, à 17h12
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Malgré elle, l’Irlande du Nord a dû suivre l’Angleterre, l’Écosse et le Pays de Galles sur le chemin du Brexit. La frontière irlandaise est donc la seule zone de démarcation terrestre entre l’Europe et le Royaume-Uni. De quoi réveiller les spectres de la guerre civile jusque dans les clubs de la région.

Cet article est initialement paru en novembre 2019, avant que le Brexit ne soit voté, dans le numéro 226 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

« Vous savez qu’ici, c’est la capitale mondiale d’Halloween ». Ce soir, Liam est de mauvaise humeur. Il ne sait pas vraiment pourquoi, mais il ne peut pas s’empêcher d’étaler sur le comptoir du Rubys cette bile que connaissent bien les habitués des samedis soir solitaires et sans envergure. D’une énorme gorgée, il engouffre un quart de sa pinte, repose son verre puis éructe : « Putain d’Halloween ». À 42 ans, le râleur aux cheveux grisonnants et au teint rougeaud a déjà épuisé la carcasse qui le tient debout. Autant dire qu’il n’est pas trop du genre à se déguiser en citrouille, en fée ou en farfadet. Mais ici, dans la petite ville de Strabane en Irlande du Nord, à deux pas de la frontière avec la République d’Irlande, Halloween est une véritable institution. Les festivités durent parfois plusieurs jours, concentrées autour d’un carnaval attirant plus de 30 000 personnes. En 2016, il a valu à la région d’être élue meilleure destination au monde où passer le 31 octobre. En regardant les banquettes désertes du club qui paraît immense, Liam étouffe un rire narquois. Où sont-ils ce soir ces milliers de fêtards ? À croire que ces « putain d’ermites » ne sortent de chez eux qu’une fois par an. Mais peu importe. Dans 15 jours, le soir d’Halloween, Liam sera là pour le spectacle, une bonne Guinness à la main : « Ils auront l’air malin, ces idiots. Tous coincés à la frontière, à ne pas pouvoir rentrer chez eux. Ils n’auront qu’à faire des tours de magie aux douaniers pour essayer de passer, ces clowns. Je ne peux pas les blairer ».

Le 31 octobre, c’est en effet une autre farce qui va probablement se jouer sous le regard incrédule des habitants de la frontière : le Brexit. Le Royaume-Uni a quitté l’Europe à cette date, laissant l’Irlande coupée en deux. D’un côté, la République d’Irlande qui fait partie du cercle des vingt-huit pays membres de l’Union européenne depuis 1973 ; de l’autre, l’Irlande du Nord qui, en tant que nation constitutive du Royaume-Uni, devra quitter l’Europe – même si 55,8 % de sa population a voté contre le Brexit. Pour beaucoup de ceux qui vivent à la frontière irlandaise et la traversent plusieurs fois par jour pour travailler ou sortir en club, Halloween 2019 aura tout d’un film d’horreur. Surtout si le Brexit s’accompagne de la remise en place d’une frontière physique impliquant des contrôles douaniers. Des questions qui inquiètent tout le monde sauf Liam, trop occupé à commander une nouvelle pinte auprès de Gordon, barman sans dent à l’accent épais, comme s’il avait la bouche pleine de cigarettes allumées. « Mec, dis aussi au DJ de monter le son ! », rugit le quarantenaire pour essayer de mettre de l’ambiance, en montrant du doigt l’homme derrière les platines malgré sa jambe dans le plâtre. Il est bientôt 22h30 et le Rubys ne se remplit décidément pas. Les gens ont décidé de rester chez eux. On peut les comprendre. Il y a un mois, à deux pâtés de maisons du club, une bombe artisanale a été retrouvée déposée entre le commissariat et l’église. Coup de chance, l’engin n’a pas explosé.

Faire la fête ici, au Nord, c’est aussi se révolter contre ce que propose le Brexit : le chacun chez soi.

Louise Dacosta

Il faut longer la frontière pendant une petite vingtaine de kilomètres vers le Nord pour mieux comprendre l’angoisse qui tiraille l’Irlande à la veille du Brexit. Là-bas, dans la ville de Londonderry, les murs racontent une histoire faite de bombes, de fusils mitrailleurs, de bagarres et de sang. Celle d’une guerre civile de plus de trente ans, que tout le monde en Irlande a décidé d’appeler les Troubles. Le 30 janvier 1972, dans le quartier catholique de Bogside, un régiment de parachutistes du Royaume-Uni a ouvert le feu sur la foule lors d’une marche organisée par l’association nord-irlandaise pour les droits civiques. Quatorze manifestants pacifiques, dont sept adolescents, qui dénonçaient les discriminations envers les catholiques sont tués. Depuis ce désormais célèbre Bloody Sunday, Londonderry est devenue l’emblème de la résistance des Irlandais catholiques à l’occupation du nord de l’île par les Britanniques protestants. Symboliquement, la ville a même été rebaptisée Derry. « Sur tous les panneaux de signalisation de la région, la mention London a été rayée à coups de bombes de peinture », explique à toute vitesse une petite brune habillée en noir, installée dans un fauteuil du Badgers, l’un des pubs emblématiques de la ville.

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Elle, c’est Louise Dacosta, une DJ locale de house, de techno et de dance qui a longtemps été la seule femme à mixer dans la région. Pour ponctuer ses fins de sets, elle n’hésite pas à brandir fièrement derrière ses platines le drapeau vert, blanc et orange de l’Irlande. Qu’elle joue en Écosse, en Malaisie ou évidemment à Dublin, ce trick ne manque jamais d’enflammer aussitôt la foule. Mais chez elle, en Irlande du Nord, hors de question de sortir le moindre fanion : « C’est trop compliqué. La soirée virerait aussitôt à l’émeute ». Chacun ici porte ces souvenirs douloureux comme des fardeaux. De sa jeunesse en pleine guerre civile, Louise garde des images terribles : « J’étais encore enfant et juste en face de moi, en pleine rue, j’ai vu un homme se faire abattre. On peut voir ça comme quelque chose de traumatisant, mais à l’époque, c’était assez normal au nord de l’Irlande. La police roulait dans des Jeep blindées, les gens se faisaient tuer, les bombes explosaient, c’était notre quotidien. Ce n’est que plus tard, en voyageant, que j’ai compris qu’il n’y avait rien de normal dans tout ça ». Elle se rappelle aussi quelques attaques tragiques sur le monde des clubs et de la nuit, comme lors du massacre de Greysteel. Ce jour-là, le 30 octobre 1993, un commando paramilitaire de l’UDA – l’organisation loyaliste et protestante souhaitant que l’Irlande du Nord reste associée à la couronne britannique – ouvre le feu sur des civils dans un club de Derry, en pleine soirée d’Halloween. Huit morts et dix-neuf blessés. « Heureusement, en grandissant, j’ai vu les choses changer complètement », préfère positiver la DJ.

Il y a d’abord eu l’accord du Vendredi saint signé en 1998 par les principales forces politiques de la région pour mettre fin à trente années de conflit. Puis il y a eu l’arrivée de la culture rave et sa capacité à rassembler tout le monde autour de la musique. « Ça a beaucoup aidé », reprend-elle. « Les gens ont commencé à se retrouver pour danser, pour vivre des choses ensemble, pour s’aimer et faire la fête. Dans tout ça, la religion, la race, les croyances n’importaient plus ». Mais un obstacle de taille se dresse maintenant en travers de cette paix retrouvée. Louise Dacosta soupire. Accroché au mur dans un coin du Badgers, un écran plat diffuse en boucle les news de la journée. Dans le silence du pub presque vide, la voix de Michel Barnier, négociateur européen chargé de trouver un accord avec le Royaume-Uni, s’élève alors entre les verres vides pour résumer ses échanges de la journée avec le premier ministre britannique Boris Johnson : « Le Brexit, c’est comme gravir une montagne ».

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Révolution inachevée

Ce soir, à Derry, le quartier de Creggan n’a pas franchement bonne mine. Louise Dacosta et son manager Tony ont beau faire visiter les lieux en assurant que la zone n’est pas aussi dangereuse que ce qu’en disent les médias, il n’empêche qu’il se dégage une atmosphère hostile de cet enchevêtrement de petits logements en briques aux allures de bunkers. « La police n’arrête pas de harceler ceux qui vivent ici, ce qui fait systématiquement monter les tensions et finit par créer des émeutes », explique Tony en s’arrêtant devant une grille haute comme les murs d’une prison. Ici, en avril 2019, la journaliste et militante LGBT Lyra McKee a été tuée par balle à l’âge de 29 ans, alors qu’elle couvrait l’une de ces émeutes. Quelques jours plus tard, la Nouvelle IRA – adaptation moderne de l’organisation paramilitaire du même nom qui luttait pour la réunification de l’Irlande à l’époque des Troubles – admettait sa responsabilité et transmettait ses excuses à la famille de la victime, apparemment abattue par mégarde alors « qu’elle se tenait à côté des forces ennemies ». Des condoléances que le quartier de Creggan a accompagnées de messages ayant fleuri partout sur les murs : « Nouvelle IRA. L’armée invaincue » « Révolution inachevée » ou plus simplement « Les informateurs seront exécutés ».

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Parmi la jeune génération des “enfants du cessez-le-feu”, comme Lyra McKee l’appelait dans ses articles, nombreux sont ceux qui souhaitent voir renaître les Troubles qu’ils n’ont pourtant pas connus. Profitant du flou qu’occasionne le Brexit à la frontière irlandaise, la Nouvelle IRA recrute donc chez les plus jeunes en vue d’un retour au conflit armé pour la réunification de l’île. « Cette situation est un cauchemar absolu pour nous. D’autant plus que la majorité des gens ici ont voté contre le Brexit. Le retour à une frontière physique va faire revenir la violence en Irlande du Nord. J’ai grandi pendant les Troubles et je ne veux jamais revivre ça », s’inquiète Martin Gallen, président de la chambre de commerce de Strabane, dont l’économie repose en grande partie sur les échanges transfrontaliers. Malgré ses initiatives pour booster la consommation, le sentiment de peur s’installe et pousse les gens à s’enfermer chez eux ou à s’installer de l’autre côté de la frontière. « On ne peut pas en vouloir aux entreprises de quitter le territoire. Elles doivent aller là où elles pourront faire du profit », explique Martin, qui songe lui aussi à partir vivre à Donegal, à cinq minutes en voiture, de l’autre côté du fleuve qui sépare les deux Irlandes. Longtemps connue pour ses clubs et bars où les Irlandais du Sud venaient enchainer les verres à des prix avantageux, Strabane est maintenant une ville bien morne. Les pubs et discothèques d’hier ont fini par tirer le rideau, ne laissant que de tristes façades où la peinture s’écaille.

Cette frontière ne vaut rien. Au mieux, c’est une marelle qu’on dessine au sol pour faire joujou.

Liam

Faire le mur

Tout le monde n’a pourtant pas baissé les bras. À Derry, à seulement cinq kilomètres de la frontière, un club à l’entrée décorée de fanions multicolores continue de faire la fête, vaille que vaille. Avec ses trois étages où résonnent house, trance, hip-hop ou R’n’B, Envy est la seule discothèque gay de l’Irlande du Nord, dans une région pas franchement connue pour son ouverture d’esprit concernant les questions LGBT. Un an plus tôt, en 2018, à la sortie du Rubys à Strabane, un adolescent de 17 ans s’en est pris à une femme lesbienne à coups de perceuse dans la tête, aux alentours d’une heure du matin, moment où tous les établissements de nuit doivent fermer en Irlande du Nord. Pour éviter ce genre d’agression, Envy a obtenu de la police de Derry une dérogation pour rester ouvert jusqu’à trois heures du matin et permettre à ses clients de rentrer chez eux quand tout le monde dort. « Nous sommes maintenant l’un des seuls clubs d’Irlande du Nord qui reste ouvert aussi tard. On a créé un safe space : les gens viennent ici pour se retrouver, sans jugement, pour oublier un peu tout ce qu’il y a dehors », commente Karl, souriant patron des lieux qui vit à Derry depuis plus de quinze ans.

Pourtant, il sait que le Brexit va lui compliquer la tâche. Il préfère d’ailleurs pour le moment ne pas programmer de soirées après le 31 octobre, pour être sûr de ne pas devoir tout annuler au dernier moment en cas de fermeture de la frontière. Car Envy puise une grande partie de sa clientèle au Sud. « Beaucoup de gens viennent de loin jusqu’ici, car ils n’ont pas de clubs gay chez eux, même au Sud, reprend Karl. Envy est ce qui les fait venir au Nord, le temps du week-end. S’il y a des complications au niveau des douanes, des changements de monnaies ou des assurances, ils ne prendront pas de risque et resteront chez eux ». Mais si quatre ou cinq des plus gros clubs de Derry ont d’ores et déjà décidé de mettre la clef sous la porte, Karl et son équipe refusent de siffler la fin des festivités. Dans quelques jours, Louise Dacosta et une quinzaine de DJs issus de son label Dacosta Records viendront remuer le dancefloor, juste avant la date fatidique du Brexit. « La soirée devait avoir lieu en novembre, mais nous avons préféré la décaler plus tôt pour être sûrs qu’elle se fasse », explique Louise. « Faire la fête ici, au Nord, c’est aussi se révolter contre ce que propose le Brexit : le chacun chez soi. Tout ça me rappelle le rideau de fer. C’est comme si certains politiciens voulaient construire ici un nouveau mur de Berlin. Il faut qu’ils sachent que nous trouverons toujours moyen de l’escalader ».

Au Rubys, il est maintenant bientôt minuit et demi. La salle principale s’est finalement remplie. Miracle de l’alcool, les six ou sept pintes que s’est alignées Liam depuis son arrivée ont dissipé toute rancœur. Encore quelques verres et l’Irlandais serait presque prêt à offrir des bonbons si quelqu’un passait dans le club déguisé en sorcière. Aux compagnons de boissons qu’il vient de se faire, il s’amuse maintenant à raconter les anecdotes de son père, membre de l’IRA qui, avant d’être condamné à douze ans de prison, s’amusait tous les matins à jeter ses poubelles par-dessus les immenses murs construits à Belfast pour séparer les quartiers catholiques des quartiers protestants. Devant son public, il mime le geste à faire, le roulement de bras idéal afin de jeter le sac de déchets suffisamment haut pour qu’il ne s’écrase pas contre le mur. Pour le reste, les questions que posent le Brexit ne l’intéressent pas plus qu’il y a quelques heures : « Rien à foutre. Il n’y a qu’une seule Irlande. Depuis toujours. Je ne laisserais jamais l’Europe ou le Royaume-Uni m’expliquer le contraire. Cette frontière ne vaut rien. Au mieux, c’est une marelle qu’on dessine au sol pour faire joujou. Ce n’est pas elle qui va m’empêcher de venir ici boire un verre en écoutant quelques chansons ».

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Liam s’intéresse peu à la musique. Mais au Rubys, il aime le fait que le DJ à la jambe plâtrée ne joue pas les snobs et passe des « big bouncy hits » ou des « party anthems », comme l’annonce l’affiche à l’entrée. Mais il sait aussi lever le pied. Dans les enceintes du club, une bluette vient de démarrer par quelques notes de piano, pour ralentir le rythme et réchauffer les cœurs. La chanson s’appelle “You Are The Reason”, hit mélancolique taillé pour le Top 50, écrit et chanté par l’Anglais Calum Scott. Le temps de trois petites minutes, Liam et ses amis d’un soir s’empoignent par les épaules, dans ce club situé à seulement cinq cents mètres de ce qui sera bientôt la lointaine Europe. Tanguant dangereusement de la droite vers la gauche, ils chantent en choure le refrain, poussés par un élan fraternel qu’aucun douanier ne saurait entamer : « J’escaladerai toutes les montagnes et traverserai à la nage tous les océans, juste pour être avec toi, et réparer ce que j’ai brisé ».

Trax 226, novembre 2019
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