Les Duos éphémères du Louvre offrent toujours la part belle aux meilleurs artistes du monde. Avec une totale liberté, les artistes ont pour but de faire découvrir à travers la musique tout un pan oublié du cinéma : celui des archives et collections privées du Louvre, où reposent plus de 500 œuvres. Coté musique électronique, rappelons que le dernier monstre à qui le musée a donné sa carte blanche était Laurent Garnier.
Et cette année, Jeff Mills a pour mission de refaire vivre ces archives, à sa manière. Jetant un pont entre cinéma et musique live, ces cinq Duos éphémères orchestrés par Jeff Mills seront placés sous le signe de la fusion et du cross-over. Monsieur Mills a convoqué des artistes (écrivains, musiciens ou chorégraphes) pour l’accompagner lors de rencontres, conférences, projections et autres festivités inédites au sein même de l’auditorium du Louvre. Explorant des thématiques ciblées, comme le Temps, la science-fiction, l’Égypte et bien sur, la musique électronique, nous avons rencontré Jeff Mills, tenant un discours très juste qui vous éclairera un peu plus sur ces Duos éphémères dont il est cette année le génial chef d’orchestre.
D’où vous vient cet amour du cinéma et de la science-fiction ?
Ça remonte à très très loin, avant même que je me mette à faire de la musique. J’ai toujours eu en moi le goût de raconter des histoires. Mais pas n’importe quel genre d’histoire : ce qui me plait, c’est quand l’esprit s’échappe de la réalité et de la structure même de l’histoire. La science-fiction est l’exercice parfait pour l’envolée de l’esprit vers d’autres réalités. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai choisi la musique électronique, parce qu’elle se rapproche le plus de l’univers de science-fiction qui m’attire. Et puis la musique électronique était nouvelle à l’époque, et pleine de possibilités. Je m’en suis servi pour décrire des choses issues de l’imaginaire. La musique électronique est liée pour moi à la science-fiction.
J’ai choisi la musique électronique parce qu’elle se rapproche le plus de l’univers de science-fiction.
Comment avez-vous sélectionné les artistes avec lesquels vous collaborez pour cette série de dates au Louvre ? Vous les connaissiez déjà ou vous vouliez bosser avec eux depuis un moment ?
Un peu des deux. Certains sont des amis, comme Mikhail Rudy, d’autres sont seulement des connaissances. Mais je suivais leur travail de près ou de loin. Et ces Duos éphémères étaient une bonne raison pour moi de les contacter. Ce sont des gens très différents, mais dont je suis sur qu’ils apporteront chacun quelque chose de neuf et d’intéressant. Un thème récurrent de ces performances reste le Temps. La boucle du temps, la division du temps, la différence entre le temps vécu et le temps réel. Nous avons beaucoup réfléchi à ces problématiques, qui finalement m’habitent depuis très longtemps.
Jeff Mills et Mikhail Rudy. Vendredi 6 février, il présenteront leur performance “When Time Split” à l’Auditorium du Louvre.
Quelle est votre vision du temps alors ?
Quand j’étais enfant, ma famille et moi voyagions beaucoup. C’est à partir de là que j’ai pris conscience du temps qui passe. Et puis j’ai grandi, et j’ai encore eu l’occasion de voyager. Je crois que ma perception du temps a été façonnée par les voyages que j’ai pu faire. Les jours de la semaine semblent parfois se confondre avec le week-end, cela forme un grand tout temporel qu’on ne peut pas diviser. Et puis dans ma vingtaine, je tenais aussi une émission de radio, et ça a dû influencer mon appréhension du temps. Je voyageais à travers les États-Unis, parcourant les grandes villes de mon pays. Je passais le plus clair de mon temps dans des studios de radio, et là, le temps est une donnée particulièrement fondamentale : quelques secondes de retard et votre responsabilité est engagée. J’ai dû très tôt être sensible au facteur temps. Et je pense aujourd’hui en être un assez bon gestionnaire ! Je peux être très actif et produire beaucoup en un laps de temps réduit. Je produis beaucoup de musique, je suis un peu hyperactif.
Je ne fais jamais de pause.
Justement, comment faites-vous pour être aussi productif, surtout en ce moment : en plus de ces cinq dates au Louvre, il y a deux albums, Woman in the Moon et Proxima Centauri. Vous ne prenez jamais de vacances ?
Non pas vraiment ! Je voyage dans des endroits superbes, avec du soleil et la plage pas très loin, mais je vais dans ces lieux là pour travailler. C’est vrai, je ne fais jamais de pause.
Que préférez-vous entre les lives ou DJ sets en présence d’un public qui danse, ou ce genre de performances plus intellectuelles ? Ce sont deux exercices très différents.
Pour moi, ils ne sont pas si différents que ça. Je crois que les gens n’ont pas forcément envie de danser tout le temps. Ils veulent aussi s’asseoir pour écouter de la musique je suppose, sans pour autant rester rivés sur leur fauteuil. Il faut trouver un équilibre entre les deux. Et puis le public est capable de faire bien plus qu’une seule chose. Donc finalement la différence, s’il y en a une, c’est qu’il faut peut être ré-envisager la vision de la musique électronique et de la dance music, pas seulement faite pour danser. Je n’ai jamais été vraiment convaincu par cette idée selon laquelle la musique électronique est faite pour danser et s’amuser.
Je n’ai jamais été vraiment convaincu par cette idée selon laquelle la musique électronique est faite pour danser et s’amuser.
Jeff Mills pendant son live “Time Tunnel”
Ce que vous dites me rappelle une sage parole de Josh Wink, qui conçoit le rôle du DJ comme à moitié dévolu au divertissement, et l’autre moitié consacrée à l’apprentissage. C’est aussi votre avis ?
Oui absolument. Les DJs sont experts en l’art de faire danser les gens, mais les gens sont aussi conditionnés à danser sur de la musique électronique. Mais aujourd’hui nous avons la possibilité de dépasser ça et d’explorer plus que la dimension de danse et de divertissement inhérente à la musique électronique. La musique électronique est un discours qui peut apprendre beaucoup. C’est sous-estimer le public que de vouloir à tout prix le divertir, sans apprentissage. Après presque 40 ans de musique électronique, on commence à apercevoir les choses de façons différentes. Dans mon cas, je préfère passer plus de temps à la création de nouveautés, et du moins essayer, plutôt que de faire inlassablement la même chose. Selon moi, il suffit de faire une seule fois une chose, et de passer à autre chose. Pas la peine de revenir sur ce qu’on a fait, de refaire le même track mille fois !
La musique électronique est un discours qui peut apprendre beaucoup.
Cela rejoint votre conception du temps finalement…
Oui, c’est comme cela que j’appréhende le temps : en se disant que le passé n’existe plus, et en se focalisant seulement vers l’avenir. Après, le passé — même s’il ne compte plus — ne peut être effacé non plus. Il faut l’assumer, mais rester les yeux rivés vers l’avenir. Quand je compose un morceau, j’essaie juste de le faire dans l’instant, sans penser ni au passé, ni à l’avenir, ni même au public. Je le fais, un point c’est tout, et après je ne l’écoute plus. D’ailleurs la plupart des morceaux que je compose, je les fais d’abord pour moi. Et seulement le meilleur de mes productions devient public.
La plupart des morceaux que je compose, je les fais d’abord pour moi.
Donc quand vous composez, vous ne pensez pas au public ?
Le public vient après. Mais je pense que dans le fond, une création ex-nihilo n’existe pas puisque je suis la somme de mes expériences avec les autres. Savoir si ce son fonctionne plus que celui-ci vient inconsciemment de l’expérience des autres. Donc l’idée que l’artiste produit d’abord pour lui-même n’est pas fausse, mais pas entièrement vraie non plus. Le processus créatif est un mélange des deux.
Êtes-vous prêt pour votre show de demain vendredi 6 février, When Time Split, avec votre ami Mikhail Rudy ?
Oui, enfin presque. Nous n’arrêtons pas de répeter, mais nous ne serons jamais complètement prêts je crois ! Pour nous deux c’est une expérience vraiment unique, d’autant que nous n’avons encore jamais travaillé ensemble sur un projet d’une telle ampleur. Cette création, comme toutes les autres des Duos Éphémères, est unique et pas vraiment descriptible si on ne l’a pas vue. Et puis je ne peux pas l’expliquer car je ne peux les comparer à rien d’autre. C’est unique, voilà tout ce que je peux en dire !
Le tournage au Louvre de “Life to Death and Back”
Concernant votre film Life to Death and Back, tourné dans la section “Egypte ancienne” du Louvre, qu’avez-vous voulu faire ? Comment s’est passé le tournage et quelle est l’idée de ce moyen métrage ?
C’est de loin le plus gros projet de cette carte blanche que m’a accordée le Louvre. J’étais complètement libre, j’avais accès à tout et je pouvais présenter ce que je voulais. Et j’ai tout de suite été attiré par le secteur “Égypte ancienne” : trois étages, des collections qui parcourent des milliers d’années et un des plus grand lieu dédié à cette époque si riche… J’ai choisi ce thème car aux États-Unis, on n’apprend rien sur cette période de l’Histoire à l’école. Je me suis donc dis que cela pouvait être une opportunité pour les américains, et notamment les afros-américains, de s’intéresser à cette culture de manière ludique. J’ai voulu créer quelque chose qui parle à une personne comme moi qui n’y connais pas grand chose. Pour ce film, j’ai fait beaucoup de recherches sur l’Égypte ancienne, et j’ai d’ailleurs appris des tas de choses : les bases de l’égyptologie, leur conception de la vie, comment ils vénéraient les dieux, la réincarnation, etc. Life to Death and Back raconte le trajet de la vie vers la réincarnation. Des danseurs contemporains dansent sur la terre, représentée par une scène, puis il descendent des marches d’escalier, qui les mènent métaphoriquement vers la mort. Ils rencontrent enfin Osiris, le dieu de la réincarnation, et ça repart pour un tour : danse, montée, descente, etc.
J’ai voulu créer quelque chose qui parle à une personne comme moi qui ne connais pas grand chose à l’Égypte ancienne.
Jeff Mills en tournage au Louvres
Vous avez également choisi de faire une date à la Philharmonie de Paris. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ainsi que la performance que vous y présenterez, Midnight Zone ?
Je n’ai pas encore pu m’y rendre, j’ai seulement vu des photos du lieu encore. Mais un nouvel endroit consacré à la musique est toujours une bonne nouvelle. Ça change des immeubles de bureaux ! En tous cas cela me semble être un lieu très spécial. Et puis Midnight Zone est aussi une performance spéciale, vraiment totale puisqu’elle regroupe danse, musique et vidéo.
Détail des Duos Éphémères :
- Le 6 février, à 20h30 : When Time Split avec le pianiste Mikhaïl Rudy. Jeff Mills a fait appel à ce pianiste russe pour une performance d’une heure, où les deux artistes interpréteront en musique et en images une exploration spatio-temporelle inspirée de L’Enfer, film inachevé d’Henri-Georges Clouzo.
- Le 6 mars, à 20h30 : Projection de Life to Death and Back, le film réalisé par Jeff Mills dont on vous parlait il y a peu. La projection sera accompagnée d’une musique originale exécutée en direct par le producteur himself ainsi que d’une chorégraphe imaginée par Michel Abdoul.
- Le 10 avril, à 20h30 : The Last Storyteller. Jeff Mills et l’écrivain de science-fiction David Calvo détournent Wunder der Schöpfung, le film réalisé par Hanns Walter Kornblum en 1925 qui inspira Stanley Kubrick pour son chef d’œuvre 2001, l’Odyssée de l’espace, et construisent leur propre périple intersidéral.
- Les samedi 30 et dimanche 31 mai, à 17h : 2001, The Midnight Zone, une création multidisciplinaire et inédite, mêlant musique, danse et vidéo, et qui cette fois aura lieu à la Philharmonie 2, toujours à Paris.
- Le 19 juin, à 20h30 : Exhibitionist 2, où le maitre de la techno, avec deux musiciens, s’intéressera au geste musical en mettant en regard sa pratique, filmée au cours de plusieurs sets, avec des archives filmées.