Peux-tu tout d’abord revenir sur ton parcours ?
J’ai commencé à organiser des concerts à Genève à l’âge de 19 ans. J’ai bossé dans un lieu qui s’appelle l’Usine, c’est un lieu alternatif à Genève où il y a différentes structures culturelles dont des salles de concert. C’est vraiment là-bas que j’ai appris le métier d’organisateur et de programmateur. Ensuite à 24 ans j’ai été engagé dans un très gros festival de la région, le festival de La Bâtie où j’étais le premier programmateur de musique. Parallèlement à ça, je suis aussi musicien et dans les années 1995, 1996 j’ai commencé à beaucoup tourner sous mon nom d’artiste : Polar. En continuant mon travail de programmateur et de musicien, j’ai commencé à créer beaucoup de musiques de spectacles pour la danse contemporaine, qui est aujourd’hui l’autre moitié de mon travail. Puis, à partir de 2005, j’ai quitté La Bâtie pour signer chez Virgin à Paris. Rapidement, le fait de ne plus être programmateur m’a manqué. Je n’avais plus ma relation en tant qu’artiste avec l’endroit où j’habite : Genève.
Par la suite, comment est né Antigel ?
Les débuts de la réflexion d’Antigel sont venus au moment où j’étais beaucoup sur Paris et que je regardais Genève de loin. Quand je revenais à Genève je croisais différentes personnes de la scène culturelle dont Claude Ratzé qui était un acteur assez connu dans le milieu de la danse contemporaine en Suisse. J’ai également rencontré Thuy-San Dinh. Ce sont les deux personnes avec qui j’ai créé le festival Antigel. Pour moi, la première réflexion était de créer un festival qui n’a pas d’équivalent. Ce qui m’intéressait c’était la singularité, il ne s’agissait pas de créer quelque chose de déjà existant dans la région et personnellement ce que j’ai amené très vite dans ce trio c’était la question du territoire et des lieux hors-normes.
“Antigel est né d’un désir de singularité, de recherche d’originalité”
Pourquoi cet attrait pour les lieux hors-normes justement ?
Parce que je trouvais que l’on proposait trop peu aux artistes de faire des expériences qui les sortent d’une certaine routine. J’ai eu envie d’inviter des artistes qui m’intéressaient à avoir des expériences autres, soit dans la création, soit dans des projets hors normes. L’idée était de les inviter à performer dans des lieux qui ne sont pas destinés à la performance. Antigel est né d’un désir de singularité, de recherche d’originalité, d’être aussi parfois un peu agacé par l’uniformisation, les mêmes programmes que l’on voit partout. Pour concevoir le festival on s’est posé 1000 questions sur le territoire, sur la région, sur la géographie, sur l’urbanisme et sa relation avec la culture, sur les changements annoncés de Genève et de tout sa région.
Pourquoi attaches-tu autant d’importance à toutes les questions de politiques culturelles ?
Les décisions concernant le domaine de la culture sont la plupart du temps prises par des politiciens et je trouve que les artistes sont trop peu associés à ces réflexions-là. Je ne fais pas de la politique, je ne fais pas partie d’un parti je suis totalement indépendant. Mais la question c’est que je dois dialoguer avec le politique. La première réunion d’Antigel a eu lieu avec des délégués culturels et des élus, on a alors présenté le concept et le projet du festival.
Genève est constituée de 45 communes et la culture à Genève converge vers le centre, nous on souhaitait faire l’inverse. Explorer le territoire, de la périphérie, des banlieues et puis bien au-delà des banlieues des zones de campagnes où finalement la culture a beaucoup de places. Selon moi, ces zones détiennent l’avenir de Genève. Le premier acte de « politique culturelle » a été de rassembler ces élus, ces délégués culturels autour d’une grande discussion sur ce qu’est la culture dans les communes. Dans le canton de Genève, il y a une dizaine de communes qui ont une plus grosse activité culturelle que les autres et évidemment ce sont les communes qui sont les plus proches du centre-ville.
Comment les élus des communes reçoivent-ils ce projet ?
C’est vraiment un travail de terrain. Aujourd’hui une grande partie du travail d’Antigel est de dialoguer avec ces élus. Dans ces communes il y a des élus de tous les partis donc on a à faire à des gens très différents et c’est à nous de trouver une zone de dialogue. En huit ans on est arrivés à 38 ou 39 communes dans lesquelles on a pu organiser un évènement. On a donc quasiment fait le tour du canton. Mais ça montre quand même que c’est un processus long, on a pris du temps à réussir à convaincre tous les élus.
Comment en êtes-vous venus à investir des lieux hors-normes dans la région de Genève ?
Quand on passe la zone suburbaine, on se trouve dans de nombreuses communes où il n’y a pas d’équipements culturels il y a juste une salle polyvalente où on va organiser les bingos et les lotos mais il n’y a pas de théâtre ou de scènes qui sont adaptées à ce que sont les arts vivants aujourd’hui. Ça nous a poussés à organiser des concerts dans des piscines, des hangars où on met les transports publics, dans des sous-sols d’hôpitaux, dans des usines en activité de toute sorte. Il n’y a pas de limite à notre imagination. Et il y a surtout tellement de lieux dingues qui sont intéressants car ce sont des endroits auxquels le public n’a jamais eu accès. On rentre automatiquement dans de l’exceptionnel.
Comment procèdes-tu pour découvrir l’ensemble de ces lieux ?
C’est la plus grande partie de mon travail. Je prends des milliers et des milliers de photos chaque année : de lieux, abandonnées, de places, d’usines, de bâtiments, etc. Mais aujourd’hui et depuis seulement deux ans, le mouvement a changé car on vient nous proposer des lieux. Il y a par exemple des promoteurs, des usines, des entreprises qui veulent valoriser leurs activités et qui font appel à nous car on amène du public et une visibilité médiatique.
Quel est l’endroit le plus insolite que vous ayez investi ?
Il y en a plein. Mais émotionnellement parlant, il y en a qui m’a particulièrement marqué. Il y avait un parcours qu’on appelle un « safari » où on emmène les gens dans des cars et le public ne sait pas où il va. Il s’agissait en l’occurrence d’une collaboration que l’on faisait avec les hôpitaux de Genève. On allait dans trois différents hôpitaux et dans chacun d’eux un artiste nous attendait. Un des lieux où l’on se rendait est ce qu’on appelle un lieu où l’on va mourir, c’est le bout du tunnel. On s’est retrouvés là-bas avec du personnel soignant à assister à ce spectacle de danse et on était dans cet espace commun, coude à coude avec des gens qui ne vont pas pouvoir s’en sortir. C’était tellement fort.
“Pour moi, le plus important avec Grand Central c’est d’ouvrir un nouveau lieu et de créer un club de musiques électroniques éphémère à Genève.”
Le but des créations Made In Antigel est également d’investir des endroits insolites. Quelle est la différence avec le reste du festival ?
Les Made In Antigel c’est vraiment un projet d’ampleur qui se passe dans un lieu totalement hors norme. Quand il y a un concert dans une piscine et que le public peut nager et assister à un concert de rock ou de musique électronique c’est normal pour Antigel, faire un spectacle dans un hangar c’est normal aussi. Par contre quand on transforme le lieu, qu’on fait de la création, là il y a une différence. Ce n’est ni de la danse, ni de la musique, ni du théâtre, ni de l’installation ou de la scénographie, mais c’est tout ça mélangé.
Pour cette nouvelle édition, qu’est-ce qui attend les festivaliers pour les créations Made In Antigel ?
Un des projets s’appelle Botanica et se déroule dans un jardin botanique. On crée un spectacle de toutes pièces avec un texte écrit spécialement pour ce projet par l’auteur Fabrice Melquiot, assez connu en France. Il y aura également différents artistes de la scène électroniques d’ici ainsi qu’un scénographe. Le public est emmené dans un parcours, dans cet énorme parc qu’est le jardin botanique. Il va pouvoir y voir des serres complètement transfigurées par du son et de la lumière avec une histoire qui lui est racontée, une histoire de science-fiction où on est projeté en 2028. Tout ça c’est l’intrigue, mais pour l’instant je ne t’en dis pas plus.
Pour le projet Africa What’s Up de cette année, vous avez notamment programmé Rozzma ou encore DJ Lag. En quoi consiste ce projet et comment l’avez-vous élaboré cette année ?
Africa What’s Up c’est un projet qu’on a déjà mis en place auparavant mais qui portait un nom différent. Aujourd’hui, étant donné qu’on se rend dans d’autres régions d’Afrique, on l’a appelé comme ça. Il y a deux sous-titres qui sont Egypt, What’s Up ? et South Africa, What’s Up ? Ce sont deux focus que l’on fait avec l’organisme pour la promotion de la culture suisse à l’étranger. Il y a plusieurs centres culturels au Caire et à Johannesburg et c’est vraiment une sorte de périscope sur ce qu’il se passe dans ces régions. La nouveauté cette année c’est le voyage au Caire, réalisé par deux de mes collègues, Thuy-San Dinh et Melanie Rouquier, qui sont allées à la rencontre d’artistes sur place. On a des liens très forts avec l’Afrique du Sud donc on a des contacts sur place qui nous ont également construit une programmation sud-africaine pour la ville de Johannesburg.
Les soirées au Grand Central sont les évènements électroniques incontournables du festival. Où se dérouleront-elles cette année ?
On a un club que l’on va ouvrir dans la zone du PAV, une énorme zone urbanistique à grands enjeux avec les CFF (équivalent suisse de la SNCF, NDR) comme partenaire. C’est d’ailleurs complètement dingue qu’il s’associent à l’avant-garde de la musique électronique. Pour ce projet, on collabore avec un autre acteur culturel genevois qui s’appelle Motel Campo, c’est un club qui est ouvert toute l’année et qu’on invite avec nous dans ce nouveau lieu. Pour moi, le plus important avec cet évènement-là, c’est d’ouvrir un nouveau lieu et de créer un club de musiques électroniques éphémère à Genève. C’est presque un centre culturel éphémère au cœur d’une zone industrielle avec des soirées chaque jeudi, vendredi et samedi pendant plus de trois semaines. On dispose d’une tour entière, la tour CFF Pont-Rouge dont on va utiliser la base, tout le bas. Par la suite, on va installer des workshops, des discussions, il y aura aussi un restaurant. Le lieu compte deux grandes salles en bas où l’on peut accueillir simultanément 2 000 personnes. Pour Genève c’est énorme. Il s’agit en fait de la station de la gare du métro, c’est le premier métro genevois qui s’appelle le CEVA. La connexion vient d’être ouverte. On organisait des soirées dans ce quartier six ans auparavant lors des premières éditions du festival et il n’y avait rien. C’est là qu’on avait organisé le premier Grand Central.
Comment as-tu construit la programmation électronique de cette huitième édition ?
On voulait avoir une programmation aux avant-postes, donc avoir vraiment les nouveaux visages de la musique électronique d’aujourd’hui. Dans la première salle on aura de la musique techno, house et de l’autre côté on aura une salle hip-hop, avec des artistes qui utilisent les mêmes instruments que les producteurs de musiques électro et techno. L’important ce n’était pas d’avoir une programmation avec des figures de la musique électro mais plutôt avec ses nouveaux visages, ses nouveaux noms, ce qui est vraiment d’actualité aujourd’hui à Berlin par exemple, et réussir à intégrer au mieux tout ça au projet Africa What’s Up qui se déroule au même endroit.
Pour finir si tu devais définir Antigel quelques mots, que dirais-tu ?
Je dirais que c’est un festival hors norme, avec une grande prise de risques et surtout dans une dimension culturelle et urbaniste.
La programmation complète du festival sera dévoilée le 4 janvier prochain. Toutes les informations sont à retrouver sur la page Facebook de l’évènement, juste ici.