« Je dansais déjà mais je ne savais pas ce que c’était. » Le voguing, même les danseurs le découvrent par hasard. Kendall Mugler, un petit gabarit qui laisse échapper une voix fluette pourtant pleine d’assurance, est tombé dedans en passant à l’espace de la coupole à La Défense, où les danseurs urbains se réunissent régulièrement.
Depuis cinq ans, Kendall a intégré cette jeune génération de vogueurs qui s’affrontent en dansant (ou en marchant) une à deux fois par mois lors des balls organisés dans les clubs de la capitale – le Social, la Java, le Gibus… Car à Paris, la culture voguing, développée en parallèle l’essor de la house dans les clubs afro-latinos gays et trans new-yorkais des années 1980, puis popularisée par le documentaire Paris is Burning (disponible sur YouTube en VOST) et le clip de Vogue de Madonna, connaît une vitalité sans précédent.
« Ça commence toujours comme ça, par hasard », résume Xavier, alias Lasseindra Ninja, 28 ans, originaire de Guyane. Au début des années 2000, cette figure légendaire (on dit « legendary » dans la ballroom scene américaine) du voguing parisien a découvert cette danse à New York, où elle a vécu deux ans, avant de l’exporter en France.
« J’étais ado, 12 ou 13 ans, et un soir, j’ai fait le mur pour aller dans un club pas loin de la maison à Harlem. Je n’avais jamais été en contact avec le monde gay, travesti et trans : tu arrives, tu ne comprends pas tout, il y a plein de codes, un langage propre à la ballroom », se souvient Lasseindra. De retour à Paris, le vogueur se met à concourir dans la catégorie Realness – où les danseurs cherchent à coller le plus possible aux codes de la féminité – et construit sa notoriété dans les battles des balls hip-hop, peu habitués au travestissement, avant d’être repéré par des vogueurs américains et d’intégrer, en 2010, une House américaine – l’équivalent d’une famille –, la House of Ninja.
« Aujourd’hui, le voguing prend beaucoup de place dans ma vie artistique. Être reconnu pour ce que tu fais et ce que tu aimes, c’est gratifiant et ça veut dire que c’est bien fait, développe Lasseindra Ninja. Mais ce n’est pas mon gagne-pain, même si ça pourrait le devenir. »
Pour la majorité d’entre eux, le voguing s’arrête bien souvent au catwalk ou à la salle de bal. Mother Diva Ivy, « diva autoritaire » dans la ballroom scene parisienne, chauffeur de bus à la RATP le reste du temps, tient à séparer les deux univers. Il développe : « On a tous une vie parallèle, les balls sont un moyen de se libérer de la vie quotidienne, de jouer un autre personnage, mais il faut séparer voguing et vie privée. »
Kendall, du haut de ses 20 ans, espère bien devenir pro, même si ce n’est pas l’objectif premier. Tout juste sorti d’un cours de classique dans son école de danse à Bastille, et avant d’enchaîner sur un entraînement de vogue avec ses « copines » dans le nord parisien, il explique son engagement : « Quand je vogue, je montre ma valeur, je raconte que je suis en confiance, que je suis fierce (qu’on pourrait traduire par « fierté acharnée », ndlr) », explique-t-il d’un ton scolastique. « Grâce au voguing, j’ai beaucoup appris sur le savoir danser, sur le travail mental. »
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Plus qu’une danse, une culture
Car pour les artisans de la ballroom scene parisienne, le voguing est bien plus qu’une danse. C’est surtout l’adhésion à une culture identitaire noire et LGBT revendicative. « J’ai appris à aimer le voguing quand j’ai compris que c’était aussi une culture et pas qu’une danse, comme le pensent certains », souligne Lionel, alias Mother Diva Ivy, 28 ans, qui pratique depuis 2011 l’european runway, du voguing marché, posé et non dansé – une catégorie à part entière –, où la féminité est exacerbée.
Originaire de Guadeloupe, il assure que la culture voguing occupe aujourd’hui « une place importante dans sa vie ». Il a d’ailleurs été à l’initiative de la création de plusieurs houses parisiennes comme la House of Dynamite ou la House of Givenchy. « C’est une danse qui est indissociable de notre identité noire et sexuelle », résume Lasseindra Ninja.
« C’est une danse qui est indissociable de notre identité noire et sexuelle » – Lasseindra Ninja.
La Mother de la scène parisienne est très à cheval sur le respect des codes : « C’est aussi un état d’esprit. Il faut faire partie de la communauté pour pouvoir voguer. En France et à Paris, il y a toujours un stigmate autour des populations noires : on a donc besoin de se retrouver, de dire des choses. Mais cela ne veut pas dire que l’on n’accepte pas les autres ! »
Kiddy Smile (ou Kheedi Mizrahi), DJ et producteur de 28 ans, membre de la scène parisienne depuis ses débuts, voit aussi le voguing comme une forme de catharsis. « Dans chaque catégorie d’un ball, chacun montre son style de vie, ses talents, sa personnalité… La glorification du travestissement est même la colonne vertébrale de ce mouvement », relève celui qui se définit comme « un nazi du voguing ».
Il complète : « Toute la ballroom scene s’est construite contre l’homophobie et le racisme. Même si on s’éclate, ça a quand même une portée politique. » Kiddy Smile mixe un son house très référencé Detroit 1980, aux antipodes du « vogue beat » des années 2010.
« Toute la ballroom scene s’est construite contre l’homophobie et le racisme. Même si on s’éclate, ça a quand même une portée politique. » – Kiddy Smile
Il profite cependant de ses dates de concert aux Etats-Unis pour participer à des balls outre-Atlantique dans sa catégorie fétiche, la même que Diva Ivy, l’european runway, « censée faire rêver ». En revanche, il assure voguer pas forcément pour délivrer un message personnel mais plutôt pour « se faire plaisir et montrer ses tenues extravagantes ».
« C’est une danse qui me permet de dire beaucoup de choses, il y a une telle liberté d’expression », complète Kendall Mugler, adepte des performances au sol. « Chaque danseur a sa sensibilité, j’ai une danse facile au sol, moins aérienne, donc j’aime beaucoup le floor performance. »
Mais le jeune Parisien souhaite casser les codes. « En tant que danseur, je me dis que je dois aller plus loin que les codes du vogue pour exploiter d’autres techniques, ramener des éléments de ma culture personnelle comme toutes les danses bébêtes à la télé, les pas de Beyoncé dans son dernier clip. »
Mode et créativité
Pour ces danseurs, être vogueur, c’est aussi être créateur. Et créer, c’est choisir son outfit – son vêtement – à partir de soi, de son corps, de sa différence. Pour le grand et bien en chair Kiddy Smile, par exemple, le tissu est minimaliste.
« Sur le runway, tu peux tester ta créativité. Aujourd’hui, j’essaye de faire des choses extravagantes, harmonieuses et pointues comme sur un défilé, mais j’essaye de dévoiler au maximum mon corps, montrer que je suis un big boy, que je ne me cache pas derrière du tissu », détaille-t-il en montrant des vidéos YouTube des balls auxquels il a participé à New York.
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Diva Ivy partage ce goût de la mode et de la création. L’ancienne mother de la House of Dynamite affirme qu’elle peut passer plus d’une semaine à préparer son outfit en fonction du thème de chaque ball – en vendeuse de pop-corn pour le Circus Ball, en pâtissière pour le Flavor Factory Ball, etc –, et qu’elle a déjà dépensé jusqu’à 300 euros pour six mètres de tissu.
« Je ne supporte pas les costumes tout faits. Aujourd’hui, les vogueurs parisiens ont compris qu’il fallait apporter sa petite touche », observe-t-elle. Et d’ajouter : « Quand je marche, j’ai envie que les gens ne voient que moi ! »
Mais les vogueurs sont-ils tous des compétiteurs ? « De toute façon, un ball, c’est une compétition ! » précise Lasseindra, qui renchérit : « Même si, pour moi, maintenant, il y a moins d’enjeux. Quand je sors dans un ball, je vais danser. Que je me fasse éliminer ou pas, le plus important, c’est le plaisir de l’instant. Les petites ont encore des choses à démontrer, mais qu’on aime ou pas mon vogue, je n’ai plus rien à prouver. »
C’est le cas de Kendall qui tient à « garder ses petits secrets » lorsqu’on l’interroge. « On est un peu des petits athlètes, il faut se préparer mentalement », détaille celui qui a remporté le prix Vogue Fem de l’année de la Paris ballroom scene.
La peur de la récupération marketing
Une crainte agite pourtant les protagoniste de cette scène parisienne en plein boom : la récupération du voguing par la culture blanche mainstream et le marketing. « Aujourd’hui, lors d’un casting de voguing, on va prendre des Blancs au look extravagant pas des Noirs. Or le voguing, ce n’est pas un look extravagant, c’est une attitude, un état d’esprit », s’inquiète Diva Ivy.
« C’est du colonialisme ! », fustige Lasseindra Ninja, sur la défensive, qui ne souhaite pas que le vogue soit vidé de son sens. « Ça me met en colère mais qu’est-ce que tu veux y faire, ça reste de la suprématie blanche. À chaque fois que j’ai vu des perfs sur le voguing, il n’y avait plus rien de la culture originelle », déplore le danseur, qui reçoit tous les jours des demandes d’agence pour des vogueuses… « blanches aux yeux bleus ».
« S’il y a récupération, j’espère juste que ce sera bien fait, que notre culture sera respectée. Le marketing a fait de la danse électro (la tecktonik, ndlr) un produit qui n’intéresse plus alors que c’est une danse qui avait une histoire », relève de son côté Kendall Mugler. Cet amour pour la culture voguing, et tout ce qu’elle implique, explique sûrement leurs réserves, d’autant que le racisme s’immisce encore à l’entrée des clubs, comme le rappelle Kheedi Mizrahi.
« On est tous réunis pour la même chose : on aime cette danse, ce qu’elle véhicule, et on est là pour l’embellir en apportant notre touche française », soutient Diva Ivy, qui conclut : « Il faut surtout que les gens arrêtent de penser que le voguing, c’est Madonna. »
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A Paris, les danses urbaines (hip-hop, voguing, waacking, breakdance) se pratiquent aussi en club. Orchestrée par DJ Nick V et la danseuse Marion Aymé depuis 2008 comme par exemple à la Mona Paris, qui d’ailleurs organise une soirée hors les murs à la Bellevilloise le 8 octobre prochain, et part en “tournée” à Lyon le 11 septembre et à Berlin le 14 octobre. Même son de cloche pour la soirée Dancing Heroes (à la Machine du Moulin Rouge) lancée en mai 2015 par les collectifs Point Carré et SNTWN dans l’esprit house et hip-hop, et qui nous font le plaisir d’inviter Octave One le 20 août à la Machine. Pour les amateurs de soul, funk ou hip-hop, le Djoon est une alternative groovy avec ses soirées Motown Party, Hello Panam Sound System ou Dansons Paris.