House music, sumo et Playstation : les résurrections de Soichi Terada

Écrit par Simon Clair
Photo de couverture : ©DR
Le 30.08.2022, à 11h04
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Écrit par Simon Clair
Photo de couverture : ©DR
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A 56 ans, le producteur japonais Soichi Terada connaît une nouvelle vie depuis que ses bijoux house composés dans les années 1990 ont été redécouverts par le jeune public occidental sur une compilation du label hollandais Rush Hour. Rencontre à Paris avec un ovni à la fougue adolescente.

Il est bientôt 3 heures du matin et la Machine du Moulin Rouge à Paris est pleine à craquer. Dans la foule en sueur, des adolescents d’à peine 20 ans côtoient des trentenaires qui s’impatientent en attendant l’arrivée sur scène de la star de la soirée. Tous sont venus pour Soichi Terada, curieux producteur et DJ japonais de 56 ans qui pourrait tout à fait être leur père. Mais force est de reconnaître que l’attente en vaut la chandelle. Car quand ce dernier s’installe derrière ses machines, chemise hawaïenne sur le dos et visage éternellement souriant, la fête ne fait que commencer.

Contrairement à bon nombre d’artistes house, Soichi Terada n’est pas là pour passer la soirée le nez collé aux claviers. Le Japonais est plutôt connu pour multiplier les effets de manches le temps d’un live théâtral où il se lance, selon son humeur, dans un numéro de ventriloque ou dans une chorégraphie autour d’une ombrelle traditionnelle japonaise. Ce soir, il s’amuse à faire chanter ses classiques house à des origamis, monte sur son DJ booth pour faire participer le public qu’il finit par saluer solennellement, à genoux, à la manière d’un judoka. « Cette joie et cette énergie, c’est vraiment quelque chose que je puise chez les gens en face de moi », explique-t-il le lendemain, alors que nous le retrouvons aux alentours du Square du Temple à Paris (IIIe). Mais l’origine de cet enthousiasme débordant est aussi à chercher dans l’histoire de Soichi Terada, dont la carrière à rebondissements ressemble à une partie de flipper ou à un jeu d’arcade. 

Stylisme, Charly Ferrante©Léon Prost

« Comme un restaurant de sushi américain »

Il fallait peut-être y voir un signe. Soichi Terada est né à Tokyo en 1965, une année charnière dans l’histoire du Japon puisqu’elle marque le début du « Boom Izanagi », plus communément décrit par les historiens comme le « miracle économique japonais ». Cette période qui va durer jusqu’au début des années 1980 voit le pays se métamorphoser à une vitesse fulgurante, au point de devenir la deuxième puissance mondiale avec une croissance d’au moins 10 % chaque année. Dans l’enthousiasme de cette période faste, la capitale se transforme. Pour accueillir toujours plus de monde, on ne cesse de bâtir des buildings toujours plus haut ou de prolonger les lignes de métro toujours plus loin. Peu à peu, d’immenses enseignes lumineuses s’installent sur les façades des immeubles des quartiers de Shibuya, Shinjuku ou Akihabara, au point de donner à ce nouveau monstre urbain les allures d’un décor de science-fiction.

Avec ses yeux d’enfant, le jeune Soichi assiste au spectacle de la consommation frénétique. Il voit les Japonais s’équiper de nouvelles machines électroniques fabriquées à la chaîne par les entreprises locales en pleine expansion. « Vers 1983, la firme japonaise NEC a commencé à vendre des ordinateurs personnels. Mes parents en ont acheté un sur lequel je me suis mis à passer tout mon temps. Mon père avait aussi un orgue électronique fabriqué par Yamaha, avec une petite boîte à rythme intégrée, sur lequel je m’amusais à recréer des sons », rembobine Soichi Terada. Alors qu’il passe son diplôme d’informatique, le jeune Japonais s’essaie à la J-pop avec son groupe Tax Flee, puis au hip-hop avec Puzzle Jam Rockers, à une époque où Tokyo découvre tout juste le rap. Mais c’est surtout pour la house qu’il se prend de passion, après l’avoir découverte en 1988, lors d’un DJ set au mariage de l’un de ses amis. 

Stylisme, Charly Ferrante©Léon Prost

J’allais dans les magasins de disques et je glissais mes disques dans ceux des autres

Soichi Terada

Dès lors, il commence à collectionner les instruments électroniques sur lesquels il passe de longues heures à composer des morceaux qu’il finit par faire écouter à ses proches. « Ce n’est pas du tout de la house music ! », lui répondent ces derniers en entendant certains samples piochés dans les musiques traditionnelles japonaises. Cette remarque met un coup au moral à Soichi, qui décide de faire désormais les choses tout seul en créant son label Far East Recording. Un nom qui se joue volontairement des stéréotypes entre l’Asie et l’Occident, comme le faisait déjà le groupe japonais Yellow Magic Orchestra, dont l’apprenti producteur est un admirateur profond. Sur les pochettes de ses disques, Soichi Terada détourne des logos Pepsi, des drapeaux nippons et s’amuse à remplacer les typographies japonaises par leurs versions chinoises, partant du principe que les Occidentaux ne font pas la différence. Son but : être à l’entre-deux, « un peu comme un restaurant de sushi américain ». Et pour la distribution de ses maxis, tirés à seulement quelques centaines d’exemplaires, Soichi Terada ne s’embarrasse pas. « J’allais dans les magasins de disques et je glissais mes disques dans ceux des autres, raconte-t-il. Je voulais vraiment que les gens écoutent mes morceaux. » 

Sumo, breakbeats et PlayStation

Parce qu’il a toujours préféré investir son argent dans des machines, Soichi Terada n’achète que peu de disques. Pour écouter de la musique, il prend donc l’habitude d’aller directement dans les clubs et de s’installer au pied des enceintes. En 1994, au Yellow, un club culte de Tokyo situé dans le quartier de Nishi-Azabu, le producteur entend pour la première fois résonner à plein volume les batteries furieuses de la jungle et de la drum’n’bass. C’est un choc. Il se lance donc dans la composition de Sumo Jungle, un album perdu entre l’Angleterre, le Japon et Hawaï, sur lequel les breakbeats à 170 bpm se mêlent aux cris des sumotoris. « Lors d’un voyage à Hawaï pour le mariage d’un ami, j’ai découvert la musique du chanteur Israel Kamakawiwo’ole (NDLR : surnommé “Iz”, ce dernier s’est fait connaître à l’international pour sa reprise au ukulélé du titre “Somewhere Over the Rainbow”). Une de ses chansons parlait d’un lutteur sumo. Elle me fascinait tellement que j’ai décidé d’en faire une version drum’n’bass et de construire ce disque autour de cette thématique. »

Tiré seulement à quelques centaines exemplaires, l’album finit tout de même dans les mains des développeurs de jeux vidéo de chez Sony. Séduits, ces derniers contactent Soichi Terada et lui demandent de travailler sur une bande originale dans le même style pour le projet Ape Escape, qui doit sortir sur leur nouvelle console : la PlayStation. Dès sa mise en vente en 1999, ce jeu de plate-forme est un carton dans tout le pays. Des centaines de milliers de jeunes Japonais n’ayant pas encore l’âge d’aller en club découvrent sans s’en rendre compte les sonorités de la drum’n’bass. « Un immense honneur », pour le toujours humble Soichi Terada.

Mais le travail dans le monde du jeu vidéo n’est pas toujours facile. Pour illustrer tous les différents niveaux des jeux, il faut produire de la musique en quantité astronomique et suivre les cadences effrénées de cette industrie qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Un jour, alors qu’il travaille sur la musique d’un jeu censé concurrencer l’indétrônable série Final Fantasy, il voit le projet brutalement abandonné après un grave burn-out du directeur de développement. « C’était un jeu de rôle et il est resté coincé dans l’univers fictionnel du jeu. Il n’en est jamais revenu. Tout ça m’a fait un peu peur. » Pour se changer les idées, Soichi Terada lance en 2001 un projet live baptisé Omodaka, qui mélange chant folklorique japonais, projections d’images de synthèse et musique 8bits lors de représentations avant-gardistes en petit comité. Loin de la house de ses débuts.

Do it again

Mais, pendant qu’il creuse la frange la plus expérimentale de son travail, les premières productions house de Soichi Terada font le tour de monde, à l’image de son incroyable remix du morceau « Sun Shower », composé en 1989 pour la chanteuse de J-pop Nami Shimada. À New York, le titre finit même par remonter aux oreilles de Larry Levan par l’intermédiaire de son promoteur d’origine japonaise. Le célèbre DJ du Paradise Garage – qui a fermé ses portes deux ans plus tôt – en fait un morceau essentiel de ses sets, au point de créer dans son public un petit culte autour de ce mystérieux producteur japonais dont on ne sait que peu de choses aux États-Unis.

Les diggers compulsifs commencent à chercher désespérément des exemplaires des rares maxis publiés sur Far East Recording. Dans les années 2010, alors qu’un revival 90’s bat son plein, le DJ allemand d’origine coréenne Hunee et Antal, patron du disquaire et label d’Amsterdam Rush Hour, décident de retrouver la trace de Soichi Terada pour lui proposer de rééditer ses premiers morceaux house sous la forme d’une compilation. « Je n’en revenais pas. Ces morceaux avaient plus de 20 ans et je pensais que les gens les avaient un peu oubliés », se rappelle l’intéressé. La compilation Sounds From the Far East sort en 2015 et, comme le reconnaîtra Antal par la suite, celle-ci eut « un gros impact sur la scène club ». Au point de relancer la carrière house de Soichi Terada, qui connaît alors une nouvelle jeunesse en tournant aux quatre coins du monde pour jouer ses classiques comme « CPM », « Low Tension » ou « Sun Shower », sur ses vieilles machines et devant un public n’ayant même pas la moitié de son âge. « J’ai gardé tous les sons d’époque, sauf le kick de batterie que j’ai un peu modernisé pour qu’il soit plus puissant », avoue-t-il.

Stylisme, Charly Ferrante©Léon Prost

Plus de six ans après cette entrée tardive sur la scène internationale, Soichi Terada vient de sortir cette année chez Rush Hour un nouvel album baptisé Asakusa Light, son premier depuis vingt-cinq ans, où se mélangent les sons des années 1990 et ses nouvelles compositions. Preuve qu’il n’est jamais trop tard pour reprendre le fil de sa propre histoire. À la manière des jeux vidéo qu’on décide parfois de relancer après y avoir laissé une partie en suspens pendant des années.

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