Cet article est initialement paru dans le numéro #189, disponible sur le store Trax.
Par Christian Bernard-Cedervall
Si les recherches autour des premiers disques sillons (les 78 tours en 1887) et microsillons (nos disques vinyles depuis 1946) font partie de la première catégorie, elles émanent d’une même démarche de l’industrie musicale, celle de concentrer le plus de contenu possible sur une même face, passant d’une moyenne de 5 à 20 minutes d’enregistrement entre les deux. Le maxi prend le contre-pied de cette démarche puisqu’il va utiliser le format 12 pouces (celui du 33 tours, utilisé pour les albums) pour diffuser des morceaux jusqu’alors circonscrits au 7 pouces (le 45 tours).
À partir de la fin des années 50, l’essentiel de la production musicale nous parvient par le biais de la radio, un média qui va conditionner nos habitudes d’écoute ainsi que le format(age) de la musique enregistrée, provoquant l’avènement de la pop music, au sens large du terme. Dès lors, l’équation « je l’entends à la radio, je vais l’acheter chez le disquaire » se met en place pour une bonne quarantaine d’années, avec une prédilection initiale pour ces 45 tours présentant les versions radio, en général autour de 3 minutes.
Si l’industrie se modernise à vive allure avec l’âge d’or des grands studios d’enregistrement, ces damnés musiciens demeurent à bien des égards aussi “artistes” qu’amateurs. Les grandes maisons de disques font alors appel à des “mixeurs” : ces mélomanes, supposés capables de “sentir” un morceau au sein d’un enregistrement, sont chargés d’en extraire et d’en arranger la substantifique mœlle pour les transformer en singles bankables à la radio et en club. Dans ce domaine, Tom Moulton est, à la fin des années 60, l’un des plus demandés.
Rendre le dancefloor plus fluide
Né en 1940, il vit avec un enthousiasme hors du commun l’essor de la musique populaire, et particulièrement la soul, le funk et le rhythm and blues. Après avoir bossé chez un disquaire pendant son adolescence, il aspire à devenir DJ pour une station de radio mais déchante vite en découvrant que les maisons de disques payent les DJs pour diffuser les sorties qu’elles désirent mettre en avant, niant la notion de mélomane omnipotent dont rêvait par romantisme le jeune homme.
Ayant entamé une carrière de mannequin en dilettante, il bosse en parallèle au service promo de plusieurs majors, mais se trouve aussi rapidement écœuré par les pratiques marketing. Dégoûté de l’industrie mais fidèle à la musique, Tom s’en éprend le plus souvent sur les pistes de danse, mais finit par s’agacer de la mécanique des DJs : alors que les seules versions disponibles pour animer le dancefloor sont des 45 tours de 3 minutes, les transitions brutales provoquent d’intempestifs va-et-vient entre la piste et le bar, empêchant la fête de réellement battre son plein, alors que la musique contemporaine devient de plus en plus hédoniste avec la disco.
N’écoutant que son instinct, Tom va réaliser un mix continu, 45 minutes de musiques variées, agencées de sorte à maintenir un tempo et une cohérence propices à une fête plus fluide. Quatre-vingts heures de labeur plus tard, sa création rencontre un accueil plus que mitigé, avant de tomber entre les mains des propriétaires du Sandpiper, un club new-yorkais. Tom devient l’un des mixeurs le plus prisés du début des 70’s. Les maisons de disques s’arrachent sa capacité à corriger les errances et lubies des musiciens et à transformer des jams en tubes et des démos en pièces d’orfèvrerie. En gros, elles lui laissent carte blanche pour assurer la bonne transition entre l’artiste et la culture populaire.
Le maxi, un virage philosophique
Un des aspects de son travail consistait à tester ces mix en amont et il faisait donc graver des disques acétate (des disques à pressage unique et à durée de vie limitée) à l’attention de ses amis DJs, pratique courante en Jamaïque depuis les années 50 mais encore confidentielle aux USA. C’est ainsi que Moulton va inventer par accident le “12-inch single” : venu un vendredi soir au studio de mastering pour graver un nouveau mix du “So Much for Love” de Moment of Truth, son technicien José Rodriguez (plus de 3 000 titres à eux deux !) l’informe qu’il est à court de 45 tours vierges. Devant l’urgence de la situation, Rodriguez propose de graver sur des disques 12 pouces. Tom acquiesce mais est surpris par le résultat : « Le son était bien, mais je me retrouvais avec un tout petit sillon de 45 tours sur un disque énorme, c’était visuellement ridicule ! J’ai donc demandé à José si on pouvait graver plus large ». Ce dernier lui indique que c’est possible mais qu’il va falloir augmenter considérablement les niveaux de son. Ne réalisant pas encore ce que cela implique, le résultat envoie Moulton directement au paradis ! Stupéfait par ce son ample et puissant, plus profond dans les basses, il amorce instantanément un véritable virage philosophique qu’il imposera rapidement à l’industrie.

Dans un premier temps, ces disques seront diffusés sous forme de “promo DJ only”, mais courant 1976, le format du single 12 pouces est commercialisé. Dès lors, les mélomanes du dancefloor traquent les mentions devenues cultes, “A Tom Moulton Mix” et “Mastered by José Rodriguez”, gages de qualité suprême et arguments de vente imparables. Cette révolution en entraînera bien d’autres, comme l’apparition des remix, remix services et des disco breaks, phénomènes dont Tom Moulton est aussi indissociable. Mais c’est une autre histoire…