Hardcore en France : l’histoire folle d’un âge d’or de la musique extrême

Écrit par Jean-Paul Deniaud
Photo de couverture : ©D.R.
Le 06.12.2018, à 14h38
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Écrit par Jean-Paul Deniaud
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Le hardcore et les années 1990 : c’est une véritable page de l’histoire de la musique électronique qui s’écrit. À cette époque, même les plus grands de la techno s’y essaient, autant en production qu’en DJ set. Si le style et la rave ont bien évolué et que certains pionniers du genre se sont parfois « rangés », il ne faudrait pas oublier les racines d’un genre qui a durablement marqué la scène.


Article originellement paru dans TRAX #177 (novembre 2014).

Faut-il rappeler que Moby – Moby ! – commençait ses sets en 1992 par son track Thousand, son un hardcore speedcore affichant 1 000 BPM au compteur ? Que Carl Cox, Garnier, Jeff Mills ou Sven Väth n’étaient pas en reste lorsqu’il fallait secouer ces grands hangars baignant dans les vapeurs d’ecstasy et vibrant des danses frénétiques des ravers 90’s ? Si les anciens ne revendiquent désormais que du bout des lèvres ce glorieux passage de la musique extrême, c’est peut-être parce que le hardcore a ensuite arboré une esthétique de plus en plus douteuse (ce culte des machines, des monstres, de l’Enfer) et abrité au tournant du millénaire en Hollande et en Italie un public tendance néonazi venu d’abord pour se montrer et de la mettre que pour écouter. Et sans doute aussi parce que le genre s’est autoplagié et que certains halls d’aujourd’hui ont un côté un peu Disneyland.

À la fin des années 80, les DJ’s du monde entier ont apporté leur réponse à la claque partie de Detroit quelques années plus tôt. Les plus renommés, Jeff Mills, Derrick May et consorts, ont déjà usé les dancefloors anglais ou allemands et y ont inspiré de nouveaux producteurs. La consommation d’ecstasy prend de l’ampleur et partout, dans le public comme aux platines, on recherche un son plus rapide, plus dur, plus riche. À Detroit, Suburban Knight sort son The Art of Stalking sur le label de Derrick May en février 1990, le New-Yorkais Joey Beltram son Energy Flash la même année, et le tout aussi célèbre Mentasm en 1991 sur le déjà bien installé R&S Records. Le pied se veut plus lourd, les atmosphères plus sombres, se démarquant d’une techno trancy qui se développe en parallèle.

Nourri aux premiers sons électroniques de Detroit, un Allemand de Francfort, Marc Acardipane, va complètement intégrer cette vision de l’espace et des grands rassemblements techno pour bouleverser la donne. « Marc Acardipane a été beaucoup influencé par Underground Resistance, raconte Manu Le Malin. En 1991, il fait déjà de la musique, mais avec le Mentasm, le Punisher d’Underground Resistance (1991), une influence majeure s’opère. » Si ses premières sorties sur son propre label Planet Core Productions (PCP), en 1990, tiennent en effet surtout de l’électro techno des premiers Juan Atkins (Cybotron), un disque le fait changer de perspective. Suburban Knight et The Art of Stalking (1990) est pour lui une révélation. Il en construit la réponse via son alias Alien Christ, et s’en inspire pour produire un morceau qui restera comme le premier track de techno hardcore, le We Have Arrived (1991) sous le nom de Mescalinum United. Aphex Twin, un de ses amis croisés au sein de l’écurie R&S, en fera même un remix.

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C’est à la même période que Lenny Dee, fraîchement accueilli à Londres par Carl Cox depuis son New York natal commence à triturer les systèmes-son anglais, cherchant par tous les moyens à tuer le dancefloor sous amphés qui lui fait face. Lorsqu’il tombe sur ce morceau lors d’un passage à Francfort, il tombe des nues et y trouve là la racine de la violence sonore qu’il poursuit. Quelques mois plus tard, We Have Arrived devient la première sortie de son tout nouveau label, qui reste encore aujourd’hui une référence incontournable, Industrial Strenght. Sur ce track, Marc Acardipane a réussi le coup de force de saturer le son à la source, produisant, avec la réverbe, une sensation de puissance violente et implacable à qui fait frémir les raves d’alors. « C’était en fait un hasard, se souvient Acardipane, une erreur sur le niveau du gain lors de l’enregistrement. » Reste que ce track définira l’essence du hardcore dit « industriel » à venir. « Tout est là, c’en est flippant pour ceux qui veulent faire cette musique par la suite », souligne Manu Le Malin.

Le Mentasm de Joey Beltram aura à la même époque une influence bien différente sur la scène hollandaise. Sous l’impulsion d’une Dreamteam (DJ Dano, DJ Gizmon, Buzz Fuzz et The Prophet, venus notamment d’une techno de Detroit plus classique) ou d’un DJ Ruffneck et son label Ruffneck Records, la musique techno néerlandaise s’accélère grandement, les nappes de synthés et les samples s’additionnent… « J’ai fait un voyage en Hollande en 93, Thunderdome à Utrecht, retrace Manu Le Malin. 2 X 100kw dans une même salle avec 30 000 personnes habillées de la même manière. Jogging full color, baskets, le crâne rasé ou alors rasé sur les côtés et avec une longue queue de cheval, des petites rouges, bleues, vertes, qui font des gueules pas possibles parce qu’ils sont à fond de speed. Et qui dansent tous de la même manière sur une musique de cinglés. » Les soirées Thunderdome, deviennent label, et sortent des compiles en série. On est en 1993, le merchandising commence, le gabber est là.

France, terre de raves

Même si les productions nationales tardent à émerger en France, les week-ends voient les champignonnières et les hangars de la région parisienne s’emplir depuis 90 de ravers et sound-sytems très éclectiques. Les DJ Fabrice, DJ Patrice et le trio Phoenixland ne passent pas encore de hardcore mais leurs sons déjà lourds en soirées. Sous l’impulsion de Patrick Rognant, Radio FG s’impose comme LE rendez-vous des amateurs de musiques électroniques, et en particulier dures. L’émission de Rognant, Rave Up, est un véritable tremplin pour une scène parisienne en effervescence. On y entend Pacman et Djulz, mais aussi les sets de Lenny Dee, Underground Resistance ou Liza’N’Eliaz.

Liza’N’Eliaz, d’ailleurs, transsexuel belge passée de la new wave industrielle à la techno quelques années plus tôt, fait des apparitions de plus en plus fréquentes et remarquées à Paris (lire page suivante). Laurent Hô s’impose lui aussi comme une des figures les plus importantes de la scène. Les Spiral Tribe rôdent et commencent à diffuser LSD et vibrations UK dans les nuits capitales. Les premières grandes raves sont organisées à Mozinor – la Cosmos Factory de juin 92 -, et la première vraie soirée hardcore est lancée en septembre de la même année (la Full Moon, avec Lenny Dee et Sven Väth). Sur les dancefloors, on retrouve alors les Manu Le Malin, Armaguet Nad, Deborah (plus tard coresponsable du label Audiogenic) et de nombreux autres. L’esprit et le son hardcore débarquent petit à petit. « Laurent Garnier, Sven Väth jouaient des Bonzaï Records, des disques comme ça, se rappelle Manu Le Malin. Carl Cox, la première fois qu’il joue en France c’est à Rave Ô Trans, à Rennes, en 1992. Il joue sur trois platines et il joue du breakbeat hardcore UK. Et Underground Resistance arrive sur scène avec des faux uzis et des cagoules, et ils jouent Message To The Majors, Punisher. Ça, c’est fucking hardcore ! Tu dis ça aux gamins aujourd’hui, ils font la moue. Mais s’ils n’étaient pas là, tu ne serais pas là. Il faut respecter les anciens. »

« Ce qui m’a le plus fasciné quand j’ai commencé à aller en teuf, c’est que je ne comprenais pas ce que faisais le DJ, poursuit en se marrant Manu Le Malin, qui découvre là l’étendue des musiques électroniques. J’entendais le même disque pendant 4h, 5h et je trouvais ça fabuleux ! Évidemment je ressentais les changements, mais je passais mes nuits à regarder le DJ qui mixait : il passe d’un disque à un autre, à un troisième, voire à un quatrième parfois pour Liza’N’Eliaz et ce que j’entends créer une quatrième forme de musique. C’était la révolution complète ! Je suis certain qu’on a été toute une génération à vivre la même chose que ce que j’ai vécu, dans les mêmes tranchées, les mêmes émotions. À se dire, musicalement il se passe un truc. Alors on n’est pas encore dans le hardcore, on est dans la musique rave sous toutes ses formes. Donc à Paris ce sont des plateaux qui vont de Jérôme Pacman à Liza’N’Eliaz, sur la même scène. Ce que je trouvais merveilleux, parce que tu passes d’un groove à un autre, et c’est pas gênant. C’est le one stand, one nation, all together. C’est un message de paix, mais avec une musique extrême. Il y avait une espèce d’osmose entre les gens et cette musique que je ne comprenais pas. C’est ça qui m’a happé, j’en parle encore aujourd’hui avec les yeux qui brillent, je suis comme un môme. Ça a vraiment changé ma vie. »

Liza'N'Eliaz dans la Crypte

L’inspiration de toute une génération est lancée. Dans les années qui suivent, c’est elle qui prend la main. En se mettant au mix et en organisant des soirées d’abord. « C’était hyper festif, ça communiquais vraiment, se remémore Armaguet Nad. Ça ne donnait pas non plus l’impression d’être complètement à la ramasse non plus. Et puis c’était vivant, aujourd’hui tu danses à côté de quelqu’un, il t’emmerde ! Nous, on a tout fait autour de Paris, dans des entrepôts, en mode rave. Du bon son, toujours important qu’il y ait de la lumière, des projections. C’est pas parce que tu squattes un endroit que tu dois faire une fête comme un gougnafier. T’as le droit d’avoir du chauffage, du confort, parce que quand t’as froid, qu’il fait noir et que t’as un stroboscope, c’est moins la fête. Surtout avec du hardcore. On s’est toujours attaché à ce qu’il y ait un grand minimum. » Fan de la première heure de Liza’N’Eliaz, il organise par la suite une soirée par mois avec elle et un DJ.

Question productions, Lunatic Asylum aka Dr. Macabre sort son plus célèbre morceau, The Meltdown, sur le label Fnac et la France devient pour l’étranger une terre fertile en productions hardcore techno. C’est le début des labels, de Laurent Hô, Epiteth, mais aussi Radikal Groov, Manu Le Malin sort son premier disque sur Industrial Strenght, M18 EP est signé E.Dauchez & Thomas Bangalter dont le remix du track M18 est fait par Disintegrator (Oliver Chesler & John Selway), le label de Lenny Dee, et celui qui deviendra The Hacker officie au sein du duo XMF et leur son est des plus appuyés. À la fin des années 90 est organisée la première Techno Parade 1997. Manu Le Malin se souvient : « Je me retrouve à mixer avec Carl Cox devant 250 000 personnes place de la Nation. Si ça, ce n’est pas un gros fuck, je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre. »

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Le hardcore traverse cette génération porteuse du futur de l’électronique français, c’est un certain âge d’or, euphorique. Mais, à la différence des Pays-Bas où le gabber devient quasiment une culture nationale, en France, les pouvoirs publics et les médias jouent les trouble-fête. « Après quelque temps, l’ambiance n’était plus la même, regrette Nadir. Les organisateurs n’étaient plus là pour faire des soirées, ils étaient aussi là en rebelle, en guerrier. Que l’État soit d’accord ou non, on va faire notre teuf, et on aura le dernier mot. Mais c’est pas les orgas qui ont imposé la manière forte. Il y a un eu un gros bashing sur la techno, TF1 merci. C’était le début de la grosse parano qui a fait que tout le monde s’est séparé et que tout s’est durci. Parce qu’en cas de panique comme ça, le mot d’ordre c’est chacun pour sa gueule, tout le monde était sûr de sa solution. L’Etat a toujours demandé à discuter avec quelqu’un, ils ont commencé par prendre des orgas de soirées et leur ont mis trois mois de prison. Ça ne donne plus envie de discuter. Tout le monde est allé dans ce sens, et de plus en plus gros. Jusqu’à la piscine Molitor (par les Heretiks en 2001, ndlr), allez pourquoi pas ! Pourquoi pas au premier étage de la Tour Eiffel si on avait pu. Mais au final, il n’y a pas un blessé, pas de dégats. » De l’autre côté, et comme un contrecoup naturel, les free parties explosent, avec le kaki code couleur et un son qui s’éloignent du hardcore pour aller vers la hardtek et dernièrement, la trance.

Pour les labels français comme UWe de Laurent Hô et DJ Kraft, Expressillon et ses disques plutôt free, Epileptik ou Audiogenic de Radium et Deborah, on sort des cds, des pochettes. De l’argent est mis dans la promotion, dans les pochettes. Mais le bonheur est de courte durée. Las de la répression qui ne s’essouffle pas et à une musique qui peine à se renouveler, les ventes et la fréquentation des événements payants s’effritent. Jusqu’à faire disparaître pratiquement l’ensemble de ces acteurs au milieu des années 2000.

Aujourd’hui, après le paradoxe de l’effondrement du genre en France au cours des années 2000 là où les Hollandais en faisaient leur nouvelle musique populaire, générant des revenus insensés, tout porte à croire que le hardcore a de nouveau de grands jours devant lui. Les événements se multiplient, l’accent est porté, comme à Dream Nation ou ailleurs à la diversité des plateaux, mélangeant bass music et hardcore, old school et new school. Et les oreilles d’une génération nourrie au dubstep et à une techno de plus en plus dure pourraient bien être ouvertes à un vrai retour, en France, du versant extrême de cette musique devenue quasiment universelle.

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