Par Hakima Lounas et Olivier Pernot.
28 mars 2015. Vooruit, à Gand. Le crew Kozzmozz fête ses 20 ans et a réuni un plateau exceptionnel : Johannes Neil, Shifted, Paula Temple et Abdulla Rashim. Sous les flots de lumières colorées et les nuages de fumée, les mix costauds de ces artificiers techno emportent 1 200 clubbeurs dans la nuit. Parmi eux, de nombreux Français, venus en voisins de Lille et plus largement du Nord de la France. Ce qui n’a rien d’étonnant : depuis les années 1980, la jeunesse du Nord a pris l’habitude de passer la frontière en masse pour étancher sa soif de sons électroniques. « Beaucoup de Nordistes sortaient en club en Belgique », se souvient Nicolas Pattou, directeur du magazine de poche Let’smotiv. « C’était un rendez-vous hebdomadaire, un pèlerinage pour ceux qui ont pris de plein fouet la vague des musiques électroniques. » Parmi ces milliers de jeunes, deux figures deviendront des grands noms de la techno française : Emmanuel Top et Terence Fixmer.
La Belgique en avance sur la France
Les groupes Telex ou Front 242 sont alors les locomotives de la scène électronique belge et les clubs du Plat Pays se présentent comme une alternative aux discothèques commerciales du nord de la France. À la fin des années 1980, plusieurs enseignes tirent leur épingle du jeu : le Prestige à Anvers, le Vertigo à Bruxelles ou encore le Boccaccio Life près de Gand. Ce haut lieu de la nuit belge, qui existe depuis 1963, figure parmi les tout premiers à diffuser de l’acid house, de la techno, de l’EBM et du new beat, ce genre né en Belgique. Dans la note d’intention du maxi The Creation, le DJ Marc Grouls déclare même : « Quand nous avons participé à la création du new beat, nous avons réalisé que la Belgique était l’épicentre de la dance music en Europe. » Ce qui n’est pas totalement vrai, mais pas totalement faux non plus.
En tout cas, la Belgique est en avance sur la France en termes de reconnaissance de la musique électronique, et la jeunesse du Nord l’a bien compris. Surtout qu’en plus des clubs, des soirées s’organisent également dans divers lieux atypiques : hangars, châteaux, forêts, etc. C’est la grande époque des raves, pendant laquelle toute une génération d’hédonistes motivés déniche les bons plans via le bouche-à-oreille. Sous la bannière Radio Soulwax, les Gantois de 2 Many DJ’s ont d’ailleurs rendu hommage au new beat en retraçant son histoire au cours du mix audiovisuel This Is Belgium (ce documentaire est visible sur Vimeo et YouTube). Et le succès du film The Sound of Belgium, sorti en 2012, a confirmé l’engouement pour cette période dorée de l’effervescence des dancefloors belges.
La diversité de la nuit belge
Si cette transhumance est toujours d’actualité, elle a changé de visage au fil des ans. Le Boccaccio, le Vertigo et le Prestige ont mis la clé sous la porte il y a bien longtemps et depuis le milieu des années 1990, les amateurs de house et de techno se sont tournés vers de nouveaux spots : le Fuse à Bruxelles, le Café d’Anvers à Anvers, le Culture Club à Gand. Des événements comme I Love Techno à Gand et 10 Days Off, également à Gand (mais disparu en 2014), ou le festival de Dour ont aussi contribué à l’éducation électronique des Nordistes. Moins noble, et pourtant ô combien représentative de l’exode français vers la Belgique, la partie frontalière attire massivement les fêtards provenant des zones plus rurales de la région Nord-Pas-de-Calais. Rassemblées en rang d’oignons le long de la Nationale 50, les boîtes proches de Tournai offrent une expérience pour le moins unique.
Avec ses enseignes clignotantes et ses parkings géants où s’opèrent diverses transactions, la grandiloquente Nationale 50 impressionne instantanément. L’H2O, la Pergola, le Zoo, le Spicy, la Bush, et le plus étourdissant de tous, le complexe Cap’tain et ses trois clubs en un répartis sur 5 000 m2 constituent un parc d’attractions à part entière fréquenté par une population hétérogène allant des fanas de hardstyle, ce sous-genre néerlandais de la techno hardcore, au public bling-bling du R&B. Qu’il s’agisse des mégadancings juste de l’autre côté de la frontière ou de clubs et festivals aux programmations plus exigeantes, la Belgique attire aussi grâce à des prix plus bas.
Le réveil lillois
Dès le milieu des années 2000, la métropole lilloise s’est réveillée, touchant autant les amateurs de techno minimale que la génération Justice/Ed Banger. En 2004, Fabrice Fayaud et Vincent Callens inaugurent le Kiosk, tapi dans un quartier populaire de Wazemmes, à la périphérie de Lille. « A l’époque, c’était le seul club au nord de Paris à avoir une programmation underground », se souvient Fabrice Fayaud, alias DJ Czeski.
Avec sa décoration minimale, son esprit alternatif et ses portes ouvertes aux fêtards de tous bords, le Kiosk accueille des DJ’s tous les week-ends, des régionaux qui s’y forment et des noms internationaux comme Andrew Weatherall, Paul Kalkbrenner (avant Berlin Calling) ou DJ Pierre. Les DJ français, comme Agoria, Jennifer Cardini ou Scan X font du Kiosk leur étape lilloise. Ou encore Brodinski, qui a résidé à Lille quelques années le temps de ses études.
Dans la foulée du Kiosk et dans la même rue, un second club a ouvert ses portes : le Supermarket. Cette cave underground, pop et funky s’est imposée comme le rendez-vous des kids branchés de la French Touch 2.0. Justice y a joué, tout comme Teki Latex, Aeroplane ou Club Cheval (les quatre membres de Club Cheval, aujourd’hui exilés à Paris, sont originaires du Nord).
Le succès du Supermarket mène ses propriétaires à voir les choses en grand et à lancer le Magazine Club, une discothèque d’une capacité d’un millier de personnes qui est actuellement la seule véritable adresse électronique de Lille (les autres lieux ayant fermé ces dernières années). Les têtes d’affiches s’y succèdent chaque week-end, avec une accentuation techno ces derniers mois.
Sur scène et en festival
Les trois salles de concerts de la métropole lilloise (L’Aéronef à Lille, Le Grand Mix à Tourcoing et La Cave aux Poètes à Roubaix) contribuent aussi à la mise en valeur de la musique électro dans sa version scénique (D.A.F., Moderat, Disclosure, Rone) comme lors de soirées DJ (Acid Arab, Brodinski). Pendant plusieurs saisons, les soirées Roubaix’s Burning de La Cave aux Poètes accompagnent la French Touch 2.0 et invitent avant tout le monde Boys Noize, DJ Mehdi, SebastiAn ou Djedjotronic.
Du côté des festivals, deux événements illuminent la capitale des Flandres depuis 2005. Fort du soutien des pouvoirs publics, le N.A.M.E. invite les grosses têtes d’affiches techno et house du moment. En septembre prochain, il devra se réinventer car il quittera les hangars de La Tossée qui ont donné son cachet industriel au festival pour un site encore inconnu. Plus récentes, Les Nuits électriques proposent un grand mix entre électro, house et hip-hop. Ce festival d’automne s’est déjà taillé une belle réputation en seulement trois éditions.
Enfin, le Nord est marqué depuis le début des années 2000 par la culture des free parties. « Pour vivre heureux, vivons cachés », sourit Julien, DJ et organisateur qui tient à garder l’anonymat. Fondatrice des DFAZE, le soundsystem le plus connu dans la région jusqu’à sa dissolution en 2009, Amandine, alias Dyna, raconte : « On organisait des soirées avec 600 à 700 personnes, dont pas mal de Belges. À l’époque, ils nous disaient que nos soirées étaient les seules qui les motivaient à passer la frontière ! » Cette culture free party reste très marginale et peu visible dans le Nord, sauf lors d’événements majeurs et médiatisés comme l’énorme teknival sur la base aérienne de Cambrai qui a réuni 40 000 teufeurs en 2013.
À cheval sur la frontière
Aujourd’hui, l’offre belge reste toujours attractive, avec quelques points chauds comme Gand, avec les soirées Kozzmozz notamment, ou Bruxelles, la capitale européenne et ses diverses attractions (Fuse, The Wood, soirées Libertine Supersport, etc.). « Mais il existe de nombreuses autres soirées itinérantes qui s’organisent dans des lieux improbables, péniches, parcs, ancienne banque, etc. », explique Mickey, un DJ bruxellois. De quoi continuer à attirer les Nordistes en quête de fêtes surprenantes.
Mais ces migrations transfrontalières pourraient être calmées par la très bonne vitalité de la scène électronique lilloise. Ces derniers mois, de nouveaux collectifs et organisateurs comme Osmøz, La Classique et Welcome To My Flat s’ajoutent aux anciens David Asko, Matthus Raman, Beat Boutik, Enlace Records et Amikal Sonic pour créer une effervescence de soirées et d’événements à la fois dans des lieux balisés et dans des endroits inhabituels. Et cela aussi bien en format before, nuit, journée ou after. C’est avec eux qu’il va falloir compter pour permettre aux Nordistes de faire la fête chez eux !