Tout a commencé en cours d’anglais. À l’automne 2015, Camille s’ennuie. Pour tuer le temps, elle traîne sur le groupe Facebook du Weather Festival. « Je me suis dit que j’avais l’opportunité de faire une bêtise, confesse cette étudiante en production culturelle. Alors pour rigoler, j’ai crée le groupe ‘Pas-Weather Festival Music’ ». A la base, rien de très grandiose, mais mon petit troll a bien buzzé ». Cinq mois plus tard, son groupe comprend plus de 11 000 membres. Tous fans de musiques électroniques, réunis pour partager leurs coups de cœur musicaux du moment mais aussi leurs propres productions. « L’idée, c’était que chacun puisse faire écouter la musique qu’il produit, faire un peu d’autopromo », explique la jeune femme de 22 ans.
Des tribus numériques de ce genre, il en existe d’autres : Internet Music, Techno Scene, Micro House Music Only. Mais aussi, donc, le groupe Weather Festival Music, l’un des précurseurs du mouvement. « On l’a crée en juin 2014, après la deuxième édition du festival, se souvient Stéphane de Saint Louvent, membre fondateur. Comme on avait entendu plein de morceaux fous là bas, on avait invité nos potes, mais aussi les organisateurs et les DJs, pour que tout le monde balance en pagaille les morceaux entendus sur l’évènement. » À la fin de la première semaine, 7000 personnes ont rejoint la page. Une page Google Doc est crée, afin de recenser tous les morceaux joués lors de chaque set. « Il y avait une colonne par artiste, et tout le monde indiquait les tracks qu’il avait reconnu, poursuit de Saint Louvent, dont le groupe réunit aujourd’hui un peu plus de 32 000 personnes. Au final, on a reconstitué quasiment tous les sets de plein d’artistes. Grâce à la communauté, on a fait mieux que Shazam ! » De ce club sont nés les groupes Pas-Weather Festival ou Chineurs de House, initiés par d’anciens membres de la page Weather. Quel point commun entre toutes ces sociétés virtuelles ? « Aujourd’hui, il y a tellement de contenus sur Internet que les jeunes ont compris qu’il fallait solliciter la communauté pour s’y retrouver », avance Stéphane de Saint Louvent.
« Spread the love »
Si l’union fait la force, il faut toutefois poser des règles. Avant tout, ne pas accepter n’importe qui. Camille, du groupe Pas-Weather Festival Music : « On fait rentrer tout le monde, sauf les faux profils qui vont poster des vidéos de trucs bizarres. Il y a juste un faux compte que l’on a accepté sans s’en rendre compte. Mais comme il ne poste que des articles en lien avec la communauté électronique et clubbing, on a décidé de le laisser. » À l’origine du groupe Chineurs de House, crée avec son colocataire en septembre 2014, Quentin, 24 ans, veille lui aussi à bloquer les spammeurs. Une façon de ne pas polluer le fil de ses 25 000 adhérents, pour la plupart des hommes entre 18 et 24 ans. La communauté respecte d’ailleurs des principes assez stricts. « Pour que tout se passe bien, on a instauré quatre grandes règles, déroule-t-il. La première, ce n’est pas de repost. Ensuite, pas d’autopromo, hormis lors de notre « producer day » qui a lieu tous les deux mois. On veille aussi à ce que chaque membre se limite à un post par jour. Et puis, pas le droit non plus de manquer de respect ou d’être désagréable. » Le groupe organise en outre des « journées dédiées ». Entre autres rituels, tous les dimanches, les membres doivent poster des sons en rapport avec un label choisi.
Avec le temps, la plupart de ces cercles en ligne finissent par évoluer vers autre chose. « J’ai arrêté mon Master 2 en politiques et relations internationales pour me consacrer à mon projet, explique Quentin, qui a lancé en parallèle les groupes Chineurs de Techno, Chineurs de rap et Chineurs des Origines. On essaie de se développer en labels : il va y en avoir un spécialisé dans le rap, un autre dans la techno, un qu’on appellera « Origines », etc. On a sorti notre premier vinyle en février, on sort le second en mai. » Même son de cloche du côté du Pas-Weather Festival. Le groupe est à l’origine d’une web-radio baptisée PW.FM. « Une fois, je me suis motivée, j’ai fait une playlist et je l’ai posté sur le groupe, rejoue Camille. Comme les gens étaient contents, on s’est dit qu’on allait faire une web-radio. On a demandé à des jeunes producteurs du groupe de nous envoyer des sons. Pour nous, ce serait moins intéressant de jouer du Dixon ou du Axel Boman, les gens peuvent aussi trouver leurs morceaux sur YouTube : on voulait leur offrir quelque chose en plus, des tracks inconnus. » Surtout, qu’ils soient viviers de talents ou mines de découvertes, ces groupes attirent l’attention des curieux. Parmi eux, les membres de Délicieuse Musique, chaîne musicale sur YouTube déclinée en webzine et en label. « On fait beaucoup de veille sur pas mal de sites pour trouver nos morceaux, pose Mathieu, l’un des fondateurs. On checke pas mal les record shops en ligne ou SoundCloud, même si c’est plus pollué qu’avant. Si on veut trouver quelque chose d’un peu plus niché, plus underground, on va aller traîner sur des groupes Facebook, comme Sweet Electronic Music Lovers [qui achèvera bientôt sa mutation en label, ndlr] ou Chineurs de House. »
Cela dit, ces lieux de partage musical sont-ils résolument nouveaux ? Pas forcément, explique Jean-Christophe Sevin, sociologue des musiques électroniques. « Dans les années 90, il y avait par exemple un site dédié aux rave-parties nommé Kanyar. Les raveurs postaient des comptes rendus de Teknival, de teufs. La logique était la même », explique-t-il. Avant de poursuivre sur l’appropriation des outils numériques par la génération précédente : « En règle générale, Internet a toujours servi de lien. Les gens postaient les dates de leur teuf, un flyer, le nombre de kilowatts et une aire géographique. Cela passait par des mails. Même si tous les RG étaient dessus, il fallait montrer patte blanche. Après, il n’y avait pas encore ce côté web 2.0, ou alors c’était assez embryonnaire. »
Deux décennies plus tard, la boucle est bouclée. Ces nouvelles communautés, en effet, finissent bien souvent par se concrétiser « in real life ». Quentin, instigateur de Chineurs de House : « On a aussi crée des associations locales : Chineurs de Paname, de Bordeaux, de Marseille, de Lyon. Elles ont pour but de faire ce qu’on fait sur le groupe mais dans la vraie vie. Il y a par exemple des apéros chineurs : les gens vont se rencontrer dans un bar, boire des bières et passer quelques sons. Le but c’est que tout le monde ramène cinq vinyles et passe tour à tour ses disques. » Quant à Camille, elle croise un peu partout des membres de sa page. « J’ai rencontré plein de monde grâce à ce groupe : des gens qui sont devenus des potes, d’autres qui sont juste des gens que j’ai croisé en soirée. C’est devenu un peu une famille, ce qui est bizarre, en même temps un peu glauque et hyper cool. » Cool, car comme dans toute famille qui se respecte, on se serre les coudes lors des coups durs. « Le 13 novembre, il y a eu le hashtag “#porteouverte” pour accueillir les gens qui étaient dehors. Ce soir-là, des membres du groupe ont dit qu’ils étaient prêts à héberger des personnes.” Manière de faire hommage au programme du groupe, annoncé dans les dernières lignes de sa description : “Peace Love Unity Respect, spread the love, toussa.”