Par Lucien Rieul
En matière de nom d’artiste, il faut admettre que Grégory n’a pas opté pour le summum de l’originalité. Mais lorsqu’il démarre son mix pour Boiler Room par un mashup entre “R.I.P. Pop Smoke” de Freeze Corleone et de la bass music à 145 BPM, on réalise vite que le bougre est tout sauf en manque d’imagination. Plus loin, c’est l’instru de “Mother Fuck” par Jul et SCH qui se retrouve couplée à la fast techno de CJ Bolland, taulier du label R&S au début des 90’s. Le tout donne une furieuse envie de danser vite et fort. En suant à grosses gouttes.
Ça, c’est la spécialité de GЯEG : faire sauter le compteur d’énergie, sans trop s’encombrer de savoir si c’est « acceptable » de passer du Jul pour Boiler Room. « Tu as des trucs à dire ? On a des trucs à faire », la punchline du rappeur marseillais dans le titre sus-cité résume bien la démarche du jeune DJ. Et en deux ans, il a fait beaucoup, beaucoup de trucs. Depuis son arrivée à Paris en août 2019, GЯEG est devenu résident des incandescentes soirées montreuilloises la Créole, a intégré la belle famille du crew Boukan, pris les commandes d’un show mensuel sur Rinse France et sorti son premier EP Eau Coulée Smart City sur Lavibe, le label de l’ancien DA de Concrete, Brice Coudert, où l’on retrouve notamment Simo Cell, Bambounou, NSDOS et Emma DJ.
D’Al Jarreau au shatta
Face à ce name-dropping éhonté de tout ce qui incarne la tendance parisienne actuelle, on pourrait méprendre GЯEG pour un pur produit de la hype ; un gars dont les choix de carrière se réduiraient à traîner dans les bons afters pour nouer les bons contacts. On ne pourrait pas être plus loin de la réalité. « Brice [Coudert], je l’avais déjà contacté quand j’avais 13-14 ans, pour lui envoyer mes productions de l’époque… Il ne m’a jamais répondu », se marre aujourd’hui GЯEG. Lui qui a grandi sur l’île Maurice, à 9 400 km de Paris, connaît bien le sens du mot ténacité. « Quand je commandais des vinyles, ils mettaient un mois à arriver. Sur Maurice, il n’y avait pas de Fnac, pas de disquaires… Tu pouvais trouver des vieux disques mauriciens des années 1970, et même là, il te fallait les contacts. Tout est plus dur quand tu viens d’ici. Les gens ne te prennent pas au sérieux. Alors quand j’entends des amis de Paris me dire qu’ils n’osent pas contacter unetelle ou untel, je leur réponds “Mais les gars, vous avez tout entre vos mains !” »

Malgré cet éloignement géographique, la musique a toujours été présente dans la vie de Grégory. Son père, bassiste professionnel, répète quotidiennement à la maison. À quatre ans, il commence à apprendre la batterie, avant que ses parents ne l’inscrivent au conservatoire, où il se formera durant cinq ans. Il écoute Al Jarreau, Stevie Wonder… Lorsqu’il répète avec son père, il joue du rock, du funk, du jazz, de la salsa. Un parcours qui prédestinait Grégory à une carrière de musicien, mais certainement pas à celle qu’il mène aujourd’hui. Celle-là, il la doit en partie à son voisin d’en face « qui balançait de la musique de club à fond tous les samedis », mais surtout à un cousin DJ, Leroy, qui fait régulièrement la navette entre Paris et l’île Maurice. « Quand il venait en vacances chez nous à la maison, il passait les sons qu’il mixait en club. J’avais 12-13 ans à l’époque, et je voyais sa tête dans les journaux quand il jouait ici. Toute la famille allait le voir ! Bien sûr, moi je devais rester à la maison… Mais c’est là que j’ai commencé à me dire : “Pourquoi pas moi ?” C’est vraiment lui qui m’a motivé à me mettre sérieusement à la prod’ et au mix, à un moment où je jouais encore principalement dans mon salon et aux fêtes de famille. »
La relation qui se crée entre Greg et son cousin va être décisive dans son parcours musical. S’il tâtonne d’abord sur Virtual DJ en enregistrant « des mix EDM complètement pourris », il s’essaye dès 14 ans à la production sur Ableton. Au lycée, il se lie d’amitié avec le DJ Cream Cracker, un des piliers de la scène house de Maurice, et accessoirement « le seul gars de l’île à avoir une paire de platines Technics ». C’est chez lui que Greg squatte tous les mercredis après les cours pour passer les disques qu’il écoute à l’époque, de Peven Everett à Randomer. Mais le mouvement techno/house reste cependant très confidentiel sur l’île. « Il y avait une soirée tous les trois ou quatre mois » se souvient Grégory.
Je me suis déjà embrouillé avec des potes “puristes” de la house qui ne comprenaient pas que je puisse aimer le shatta.
GREG
Le son qui fait réellement vibrer le public mauricien, c’est le shatta, un dérivé du dancehall que l’on retrouve aussi en Martinique ou en Guadeloupe. « Le shatta, c’est très simple : une basse, un clap, une mélodie. C’est commercial, mais je kiffe ça. Quand j’ai commencé à sortir, beaucoup de DJs ne voulaient pas en jouer, ils voyaient ça comme la musique du ghetto. Je me suis déjà embrouillé avec des potes “puristes” de la house qui ne comprenaient pas que je puisse aimer et jouer les deux. » En 2020, GЯEG dédie même un mix entier au shatta, et invite l’une de ses stars, DJ Wayn, dans son émission sur Rinse France. Cet amour des tracks directs, percutants, il ne s’en détachera plus, et l’exprimera aussi bien en set que dans ses productions. Le premier morceau de GЯEG à sortir sur un label sera ainsi un edit d’un track de funk carioca, “Ka bum ce Tambem Bate”, sur la compilation Heat Music Only de Boukan Records en 2018.
C’est d’ailleurs au cousin Leroy que l’on doit la connexion avec Boukan. De passage à Maurice, il pousse Grégory à contacter Bamao Yendé, le boss du crew qui bouscule alors la scène parisienne en mélangeant de façon décomplexée musiques afro, rap et techno sur les dancefloors. « Je me suis dit que je n’avais rien à perdre et je lui ai envoyé mon edit. Il m’a répondu : “Vas-y c’est chaud, viens sur notre compil’ !” On ne s’est rencontrés en vrai qu’après la sortie du morceau, à la Réunion, où on avait tous les deux été bookés aux Electropicales. » Aujourd’hui, GЯEG fait partie intégrante du crew. En 2021, il joue en b2b avec Bamao Yendé aux Nuits sonores et produit pour Nyokô Bokbaë et Le Diouck.
Faire frémir la capitale
Lorsqu’il débarque à Paris en 2019 pour suivre des études de musicologie – il les abandonnera après un an, trop théoriques à son goût –, il rencontre son autre famille d’accueil : la Creole. On ne présente plus ces furieuses soirées au Chinois de Montreuil, les (trop) rares à réellement incarner le métissage, autant derrière les platines que sur le dancefloor – tout en attirant les meilleurs danseurs de la capitale. « C’est encore mon cousin qui m’a montré la Boiler Room de la Creole. On a un peu discuté via les réseaux, puis je leur ai envoyé un message lorsque je suis arrivé à Paris, en août 2019. Un jour, je reçois un DM sorti de nulle part : “On a un DJ qui ne répond plus, t’es chaud de faire le closing de La Creole ?” » Postées sur les réseaux sociaux, les images de la soirée en question montre le public hurlant à pleins poumons alors que le vogueur Snake Ninja enchaîne drop sur drop devant les platines. Visiblement, GЯEG a honoré l’invitation. « Après ça, on ne s’est plus lâchés. »
Entouré de Boukan et de La Creole, le jeune DJ peut enfin laisser libre cours à la créativité qu’il a patiemment cultivée à Maurice. Dans ses sets, il jongle entre shatta, baile funk, UK garage ou house. Pour lui, le principal est que ses sets fassent bouger les gens. De sa formation de batteur, GЯEG a gardé l’amour des rythmes complexes et incisifs. Son style de DJing évoque parfois un enchaînement de breaks : les morceaux jouent rarement plus de quelques minutes, s’empilant en mashups improvisés, à grand renfort d’effets et de tricks. « Je ne peux pas rester tranquille derrière les platines, il faut toujours que je touche à quelque chose. » Une énergie communicative qui donne des moments d’anthologie, comme lorsqu’il mixe à l’occasion de l’ouverture d’un flagship store dédié à la marque Off-White à Paris. Pour l’occasion, Virgil Abloh, posté derrière les platines, décroche de ses deux iPhones pour sortir les gunfingers en entendant un remix du morceau culte “Bring in the Katz“ de KW Griff. Ou encore, lorsqu’en pleine rue, pendant la fête de la musique, un agent de sécurité se met à danser au milieu d’une foule en extase au son de “Dembow Tronico”, le banger signé GЯEG et King Doudou, judicieusement décrit dans un commentaire YouTube comme la rencontre entre “Township Funk” de DJ Mujava et “The Bells” de Jeff Mills.
L’EP Eau Coulée Smart City, sorti en juin dernier et sur lequel figure “Dembow Tronico”, condense l’univers de GЯEG. On y retrouve nombre de ses influences de DJ, du shatta (avec un titre du même nom) au footwork, de la Bacardi house à la bass music anglaise. Surtout, l’EP témoigne de sa qualité de producteur. Un rôle qu’il se voit bien incarner plus souvent à l’avenir, notamment pour d’autres artistes. « J’adore les DJ sets, mais j’apprécie aussi le côté “mec de l’ombre” du producteur. Là, je bosse déjà avec King Doudou sur un projet pour un chanteur des îles Canari. J’ai aussi une prod coupé-décalé en préparation… » Le jeune artiste envisage également de se reconvertir en tourneur le temps d’une expédition dans l’océan indien. « Il faut que Boukan, la Creole et Rinse viennent à Maurice, à Mayotte et à La Réunion. Même si ça doit prendre des années, on va monter une équipe pour ça. »
On peut compter sur GЯEG pour se donner les moyens de ses ambitions. Afin de ne pas perdre ces dernières de vue, il a recours à une méthode infaillible. « Quand je suis arrivé à Paris, on s’est fixé des objectifs avec mon cousin. On a littéralement fait une liste des choses que l’on voulait faire. “Aller à tel endroit ; contacter telle personne ; mixer pour la Creole ; avoir une émission sur Rinse, etc”. On va faire la même chose pour l’année à venir. Jouer au Nyege Nyege festival ou au CTM, ce sera sûrement dessus. » Des objectifs qu’il a toutes les chances d’atteindre. En septembre dernier, le magazine britannique DJ Mag incluait GЯEG dans un article consacré aux artistes émergents à suivre. Une preuve de plus – aux côtés de son mix pour Boiler Room – que son style séduit déjà au-delà de l’Hexagone. Et que les frontières ne sont pas prêtes de le stopper.