Par Christophe Wilson
Depuis le cinquième étage d’un immeuble de Levallois-Perret, Alexandre Escarra dirige TheGiftLab, une société qui accompagne les marques de cosmétique dans la production de packagings et de gifts. L’entreprise vient de fêter ses 11 ans. En 2020, elle revendiquait un chiffre d’affaires de 9 millions d’euros. Le trentenaire à la voix douce et posée a le sens des affaires. Sa fibre entrepreneuriale, il l’a découverte alors qu’il était encore lycéen. Dans un tiroir de son bureau, une boîte en fer témoigne de ce passé. À l’intérieur s’entassent le flyer pour une soirée « Prélude », une photographie de sa première voiture d’entreprise – une Smart – et de vieilles cartes de visites sur lesquelles on peut lire : « Zepeople.com, Alexandre Escarra, Gérant ».

L’Ouest Sauvage
Septembre 2000, c’est la rentrée des classes au lycée La Tour, un établissement catholique et privé situé dans le 16ème arrondissement de Paris. Durant les cours, Guillaume de Lamaze et Martin Calmels ne discutent que d’une chose : on peut maintenant « parler » sur Internet. Ces élèves de Première viennent de découvrir l’existence des forums. Les deux amis ont immédiatement compris l’incroyable utilité de cette nouvelle technologie : ils vont pouvoir continuer à bavarder en dehors des horaires de classe sans monopoliser le téléphone familial. De retour chez eux, devant leur écran d’ordinateur cathodique, Guillaume et Martin apprennent à manier Dreamweaver, un logiciel gratuit qui permet de créer son propre site et d’héberger un forum. En quelques semaines, « www.CLatour.fr.st » voit le jour et se propage à travers les couloirs de l’école.
C’était ni plus ni moins qu’un délire d’ados. Bien sûr, ce qui devait arriver arriva : il y a eu des débordements et des parents d’élèves se sont plaints.
Guillaume de Lamaze
Sur ces quelques pages HTML, une centaine d’adolescents laissent parler leurs hormones. La drague, les commérages et les obscénités vont bon train. Le cyberespace est à cette époque un Wild West dans lequel le concept de « modération » n’est pas encore bien implanté. Aujourd’hui âgé de 37 ans, Guillaume se souvient de ces années d’insouciance : « C’était ni plus ni moins qu’un délire d’ados. Bien sûr, ce qui devait arriver arriva : il y a eu des débordements et des parents d’élèves se sont plaints. Un jour, on s’est fait convoquer par la directrice de l’école. Elle nous a dit : “Les gars, je ne veux pas vous arrêter dans votre truc, c’est super d’entreprendre et d’innover, je vous félicite, mais vous ne pouvez pas continuer à utiliser le nom de l’établissement.”» De retour en cours de mathématiques, Guillaume et Martin cogitent : « Les gens vont devoir trouver et se connecter facilement à notre site… Les gens… Les gens… Et pourquoi pas renommer le site ThePeople ? »

www.ThePeople.fr.st succède à www.CLatour.fr.st avec un effet collatéral inattendu : c’est maintenant tous les collégiens et les lycéens de l’Ouest parisien qui se connectent au site pour discuter des mérites de leurs boîtes de nuit préférées – nouveau sujet de prédilection sur le forum. Bientôt, une webradio, des sondages humoristiques et l’élection du « BG » des beaux quartiers viennent rejoindre la sulfureuse rubrique « ragots ». Guillaume et Martin naviguent à vue, au gré de leurs idées et des demandes de la communauté. Un homme, d’une dizaine d’années leur aîné, va les aiguiller. Jean-Marc Rossoux est à cette époque une petite figure des nuits parisiennes. À l’affût des nouvelles tendances, il a bien sûr entendu parler du site Internet favori de sa clientèle la plus jeune et la plus fortunée. L’organisateur des soirées « Ultra » approche les deux jeunes webmasters pour leur souffler une idée : pourquoi leur site n’hébergerait-il pas des photos prises en soirée ? S’ils se lancent dans cette entreprise, il est prêt à faire entrer Martin et Guillaume gratuitement à ses événements et à leur filer quelques consos. Les deux amis acceptent et rapidement la publication des images cartonne. Un nouveau palier est franchi quand Steeve Kowaltschek, un développeur de talent, réussit l’exploit de permettre à chaque internaute de pouvoir laisser un commentaire sous les photographies.
Le lendemain, je suis chez mes parents et le téléphone sonne. Mon père décroche, c’est un responsable du Ministère de la Justice qui appelle.
Guillaume
En 2002, Martin et Guillaume sont en Terminale. Pour « sonner plus pro », Thepeople.fr.st devient Zepeople.com, le slogan, lui, reste le même : « Qu’on parle de vous en bien ou en mal, l’essentiel c’est qu’on en parle ». Avec l’aide d’une poignée de photographes amateurs, le site immortalise les nuits des Planches, du Queen, de l’Enfer puis du Redlight. Ce petit succès met la puce à l’oreille d’un journaliste de Technikart qui contacte Guillaume alors en pleine révision du BAC. « Je lui ai dit que je voulais bien répondre à ses questions à la condition que je puisse relire l’article et qu’on ne reconnaisse pas les visages sur les photos qu’il trouverait sur notre site et qu’il pourrait publier. » Quelques semaines après l’interview, Guillaume fonce au kiosque le plus proche. Devant le marchand de journaux, il découvre que ses propos s’inscrivent dans un papier consacré aux « pétasses ». Le jeune homme n’est pas au bout de ses peines : « Le lendemain, je suis chez mes parents et le téléphone sonne. Mon père décroche, c’est un responsable du Ministère de la Justice qui appelle. Évidemment, les mecs de Technikart avaient pris au hasard LA photo qu’il ne fallait pas prendre pour illustrer leur dossier sur les pétasses : celle de la nièce du Garde des Sceaux de l’époque… » Pour le père de Guillaume, c’est l’incident de trop. Le patriarche, déjà contrarié de voir son fils enchaîner les soirées, devient catégorique : « Internet, ce n’est pas l’avenir. Nous, tout ce qu’on veut c’est que tu sois fort à l’école, le reste, ça ne nous intéresse pas, donc tu arrêtes ce site. »

Novembre 2002, depuis quelques mois, Martin a quitté le bateau pour se consacrer à sa classe préparatoire. Guillaume, qui s’est orienté vers une double maîtrise d’anglais et d’éco, décide à son tour de suivre la voix de la raison. Il refile gracieusement sa pépite à un groupe d’amis rencontré en soirée. Parmi les cinq jeunes hommes à reprendre le site en main, Alexandre Escarra s’impose progressivement comme le leader. Lui aussi habite les beaux quartiers, lui aussi est lycéen, mais à la différence de Guillaume et Martin, il se voit bien développer Zepeople sur le long terme. Depuis les appartements parentaux des uns et des autres, Alexandre et ses camarades professionnalisent les rubriques dédiées aux photographies et à l’agenda des soirées. En s’inspirant de récents « portails communautaires », comme FeujWorld, la nouvelle équipe va s’efforcer de donner au site de nouveaux points forts.
Don’t believe the hype
En ce début de millénaire, la figure du DJ et les soirées pailletées d’Ibiza font plus que jamais rêver les foules. En 2004, David Guetta sort son deuxième album, rapidement certifié disque de platine. “Money”, “The World is Mine” ou “In Love with Myself” : les titres de ses singles résument bien la période. Loin des questions d’inclusivité et d’écologie qui l’animent à présent, le monde de la nuit se complaît dans l’égo-trip et l’étalage de signes extérieurs de richesse. Paris Hilton est une star planétaire. Le 31 mai 2004, M6 diffuse un épisode de Zone Interdite intitulé « Dandys, Mondains, Fêtards : La drôle de vie de la jeunesse dorée ». L’émission, suivie par des millions de téléspectateurs, consacre une séquence au groupe de potes derrière Zepeople. Bientôt, le look « chalala » se popularise en dehors du Triangle d’or. Les garçons se laissent pousser une mèche désinvolte, s’achètent des Ray-ban Aviator, un jeans Diesel ou Replay et complètent leur panoplie par une paire de Schmoove. Les jeunes filles optent elles pour le sac Longchamps, un t-shirt blanc siglé « I Love NY » et des ballerines signées Repetto. Les plus investis par le phénomène deviennent « RP » et vendent dans leur cour d’école des préventes pour les soirées du moment : « Golden Decadence », « Liaisons Dangereuses », « Seven Sins », etc. Une génération de Parisiens s’initie à la culture club en sirotant des Smirnoff Ice sur les banquettes du Back Up puis en « chinant des fraîcheurs » sur les tubes de Laurent Wolf, de Steve Angello ou de Didier Sinclair. Chaque dimanche, vers 19h, ce petit monde se connecte sur son site préféré pour débriefer la soirée de la veille. Dans toute la capitale, les modems 56K jouent leur étrange musique. Ces milliers de connexions simultanées font régulièrement sauter les serveurs dédiés. Zepeople est victime de son succès.

C’est depuis les États-Unis qu’Alexandre doit gérer ces surtensions. Après avoir étudié un an à l’Institut Franco-Américain de Management, dans le 15ème arrondissement de Paris, il a choisi de passer sa seconde année dans une université du Vermont. Durant neuf mois, Alexandre a préparé son Bachelor of Business Administration tout en supervisant le développement de sa petite entreprise. À la fin de l’année, il décide de mettre un terme à ses études et de revenir s’installer dans sa ville natale. Il va enfin pouvoir s’occuper de Zepeople à plein temps. En quittant son campus, Alexandre prend soin de supprimer son compte Facebook. Si ce nouveau portail est populaire dans le milieu estudiantin américain, il n’en voit pas l’utilité pour un jeune chef d’entreprise parisien.
En 2007, les quatre amis avec qui Alexandre avait repris le site ont quitté le navire depuis longtemps. La SARL Zepeople s’est restructurée autour d’Alexandre, de son associé Romain Rossignol et d’un nouveau développeur, Arthur de Moulins. Grâce aux encarts publicitaires présents sur le site, les trois garçons peuvent régler les frais techniques, se dégager des salaires, mais aussi louer des bureaux au 45 de la rue de Richelieu. Le chiffre d’affaires qui tourne « autour des 150 000 euros annuels », selon les souvenirs d’Alexandre, n’est pas leur priorité. Les apprentis sorciers privilégient « le développement de leur communauté et le temps moyen passé sur le site ». Dorénavant, chaque membre a son espace dédié customisable, un réseau d’amis à afficher et la possibilité de jouer avec eux au poker en ligne. En parallèle à ces innovations technologiques, la société a implanté à Bordeaux et à Lyon des équipes de photographes et de responsables éditoriaux locaux. Une demi-douzaine d’autres métropoles sont visées à court terme.

Alexandre roule dans sa voiture d’entreprise, une smart customisée aux couleurs du logo de la société, le blanc et le rose. Il se dirige vers le 16ème arrondissement de Paris. Ce jour-là, il a rendez-vous avec les responsables de la branche numérique du groupe NRJ. Les décideurs de la première radio musicale de France n’y vont pas par quatre chemins : ils ont besoin de rattraper le retard pris sur leur principal concurrent, Skyrock, qui, avec sa galaxie de sept millions de Skyblogs, leur a mis une sacrée longueur d’avance. L’offre financière est « belle », Alexandre la refuse. Chaque mois, l’audience de Zepeople double, le jeune gérant de 23 ans veut continuer à croître seul « au moins un an ou deux ».
2VIP4U Productions
Le lancement de la nouvelle version de Zepeople est prévu à 23h59 le lundi 30 avril 2007. Pour l’occasion, Alexandre et Romain ont souhaité faire la fête en grand. La soirée s’intitule « Intronisation Zepeople 2 ». Elle se déroulera simultanément au Mystic Club, à Bordeaux, et au Plaza Madeleine. Pour le public sont prévus des « Open Oreo, PEZ et Mikado ». Dans le carré VIP, c’est champagne shower et jéroboams. L’entrée est à 25 euros avec une consommation offerte. Devant les portes du club du boulevard Madeleine, des centaines de kids font la queue pour en être. Au milieu du light show, un écran géant trône. Alors que minuit approche à grands pas, le site plante. Il n’ouvrira pas au cours de la soirée, ni le lendemain, mais seulement trois jours plus tard. Rétrospectivement, cette soirée est pour Alexandre le meilleur souvenir lié à l’aventure Zepeople, « l’apogée ». Le bug technique n’est pas grand-chose comparé aux semaines que le chef d’entreprise s’apprête à vivre.
En mars 2008, six mois après avoir refusé le pont d’or proposé par les pontes d’NRJ, Facebook arrive en France. Le réseau social de Mark Zuckerberg, dont le parcours est alors inconnu du grand public, connaît un succès foudroyant. En l’espace de quelques semaines, les dizaines de milliers de membres qui formaient la communauté Zepeople ont déserté. L’équipe brainstorme. L’implantation sur des villes comme Nantes ou Orléans n’endigue pas la chute des statistiques. Une autre idée est étudiée : devenir l’un des premiers portails communautaires au monde à intégrer une messagerie instantanée, ce qui éviterait aux membres de discuter via MSN. Mais le projet demande « des ressources trop importantes ». En 2010, après deux années mornes, Alexandre est contraint de déposer les armes. Il revend Zepeople à une société nommée « 2VIP4U Productions ». Le montant de la transaction est à mille lieues de celui offert par NRJ. Il ne couvre pas même les frais engagés dans l’aventure.

Presque vingt ans après avoir repris le forum du 16ème arrondissement, Alexandre n’a plus de contact avec ses anciens associés. Il n’a également aucun regret : « On était jeunes et cons. On s’est amusés en profitant d’une bonne époque. » Aujourd’hui, le père de famille de 37 ans ne fréquente plus les clubs et a fait prendre un virage écoresponsable à sa société de packaging. Il se dit heureux de ne pas avoir fait carrière dans les réseaux sociaux, sa vista, il l’a mise ailleurs : il s’apprête à diversifier ses activités en lançant coup sur coup deux sociétés, spécialisées l’une dans la vente de matériel médical et l’autre dans l’e-commerce. En espérant qu’un géant américain ne vienne pas disrupter ces secteurs.