Par Lucien Rieul
C’est un don propre à l’Internet ; celui de transformer plus ou moins n’importe quelle obsession en courant esthétique. Généralement, cela s’accompagne par l’adjonction du suffixe -core (parfois “-punk” ou “wave”) à l’objet de ladite obsession. Certain.es se souviendront ainsi des “normcore”, ces monomaniaques de la sape sobre et banale façon Steve Jobs. Mais qu’en est-il du “cleancore”, du “teethcore”, du “rotcore”, du “traincore”, du “voidcore”… ? Le site Aesthetics Wiki, bible collective de ces microcourants, recense plus de 130 esthétiques en “-core”. Il en existe évidemment davantage, encore plus confidentielles.
Petite maison dans la prairie
Il est rare que ces mouvements captent l’attention du grand public – à moins de toucher une corde sensible. Avec le “normcore”, c’était la prise de conscience de l’absurdité de chercher à s’habiller de manière “unique” ou “différente” dans un monde ultra-connecté, réactualisé en permanence et saturé de tendances éphémères. Une petite décennie plus tard, un nouveau lifestyle connaît un essor inattendu. Pour des millions de personnes confinées, le simple fait de passer du temps dehors est devenu tabou, et les balades champêtres relèvent désormais du [fantasme absolu]. En réaction, les citadin.es redécouvrent des pratiques manuelles tombées en désuétude, telles la confection de pain au levain ou le point de croix. Iels troquent les tote bags pour des paniers d’osier tressé et les garde-robes se remplissent de robes longues façon Petite maison dans la prairie. Bienvenue dans l’ère du “cottagecore”.
“Cottage”, comme ces « petites maisons de campagne d’une élégante simplicité » anglaises, tel que les décrivait Flaubert. Pensez toit de chaume, pierre apparente, colombages et lierre grimpant. Mais le cottagecore n’est pas rigoriste, puisqu’il embrasse tout autant les longères bretonnes que les chalets bavarois ou les datchas russes – tout un spectre de bâtisses vernaculaires, autour desquels s’est construit un imaginaire réconfortant, presque régressif, où l’on mènerait la même vie insouciante que Heidi, fille de la montagne. « Le cottagecore incarne d’abord l’amour et l’unité avec la nature. Il s’agit de ralentir un peu et de profiter de la vie simple. C’est être naturel.le et prendre soin du monde autour de vous », explique Veronika, alias uwa.soul. Elle ne vient pas des Alpes suisses mais de Russie, Saint-Pétersbourg. La jeune artiste en broderie étudie actuellement pour devenir tailleuse. Sur Instagram, elle partage ses minutieuses créations : des corsets, des rubans, des cols Claudine, brodés de fleurs sauvages, de coccinelles et de tout un bestiaire d’habitants de la forêt, « des renards rusés aux ours bruns ». Elle même s’habille presque exclusivement de pièces vintage. Lorsqu’elle confectionne elle-même des vêtements, elle s’en tient aux tissus naturels tels le coton, le lin et l’ortie et privilégie « les couleurs calmes et naturelles ». Sa démarche incarne une certaine “éthique” du cottagecore – une authenticité qui semble s’évaporer dès lors que les célébrités et les grandes enseignes s’en mêlent.

Dès 2018, les motifs vichy et les robes des filles Ingals s’étaient déjà frayées un chemin jusque dans les collections des marques de fast-fashion Mango et Zara, en passant par les outfits des mannequins Paige Elkington (à Coachella, avec pour légende sous sa photo : « Je viens de finir de baratter le beurre ») ou Kylie Jenner. En juillet 2020, le Guardian titre « David Beckham ouvre la voie aux hommes qui adoptent le look “cottagecore” ». Preuve en est, le footballeur poste des photos où il prend la pose au milieu d’un champ bucolique, appuyé sur une faux, en béret et pull de laine. L’article cite également le cardigan en tricot de JW Anderson, rendu célèbre par le chanteur Harry Styles, et la collection printemps/été 2020 de Louis Vuitton, avec ses motifs floraux et ses chapeaux de paille. Le courrier des lecteurs est salé. Un certain Terry du comté du Somerset (Royaume-Uni) écrit « Merci à votre correspondant.e de nous introduire, nous campagnards, au cottagecore. […] Dans le Somerset, on n’appelle pas ça “l’éclat romantique de la vie rurale” mais “la boue”, ou parfois “la bouse de vache”. Et pour les citadin.es qui “rêvent de cadres pastoraux, où l’on pourrait vivre tranquille et à l’écart de la maladie”, le fermier de notre village parti voir les courses de Cheltenham nous manque beaucoup. Il a été enterré dans notre cadre pastoral il y a quelques semaines. » Le cottagecore, un fantasme de classe aisée qui ne connaîtrait des champs que les défilés de Jacquemus en Provence ?
Veronika, qui brode et tricote depuis son plus jeune âge, dit ne « pas du tout » suivre la mode : « elle change trop vite ». Son affinité pour le cottagecore vient de plus loin. « La vie en Russie a toujours été très connectée aux villages et à l’agriculture de subsistance. Avant, les gens cultivaient beaucoup de nourriture eux-mêmes, et même avec l’avènement des grandes villes cette tradition n’a pas disparu. Un grand nombre de Russes possèdent d’ailleurs de petites maisons d’été à la campagne, les “Datcha”. Presque toute mon enfance, comme beaucoup de personnes en Russie, je l’ai passée au village avec ma grand-mère ; nous récoltions ce qui poussait dans son jardin et nous baladions dans les champs. » Les pays slaves sont ainsi très représentés dans le cottagecore, même si l’on trouve des exemples dans le monde entier, comme les sœurs Anastasia et Julia Vanderbyl qui tiennent la ferme “Mother the Mountain” en Australie, dans le hinterland (l’arrière-pays) de Byron Bay. Sur leur compte Instagram, suivi par plus de 340 000 personnes, elles tiennent le journal de bord de leur « vie et agriculture régénératives » à base de canetons avec des fleurs des prés sur la tête, d’arcs-en-ciel, de biquettes vêtues de chandails tricotés main et de baignades dans la rivière.

Mais ce côté immaculé et un peu chaste du cottagecore en a lassé plus d’un.e. Celleux qui, à l’eau claire et à l’herbe haute, préfèrent les sous-bois et le lichen. La boue et la bouse de vache à l’éclat romantique, en somme. En début d’année, le site Hypebeast s’interroge : « 2022 sera-t-elle l’année du goblincore ? »
Amanites, oreilles pointues et goblins des bois
« Si le cottagecore s’applique à la vie de tous les jours, le goblincore nous rappelle plutôt un monde magique. Il est basé sur les mythes au sujet des habitants mystérieux des forêts, comme les gobelins ou les elfes », distingue Veronika. Avec cette nouvelle trend, exit les nappes de pic-nic Vichy, les fleurs fraîches et les services en porcelaine fine. Ici, on décore sa tanière à base de collections de cristaux, de plantes médicinales et de vieux grimoires. Si les textiles naturels restent de mise, les tons lumineux des robes à froufrou laissent place à une large palette de sarouels marron et de besaces vert foncé, dans laquelle l’on stocke son tarot divinatoire, sa collection de cailloux ramassés en balade… Et sa cueillette de champignons, un incontournable du goblincore.
Occultes, vénéneux, sculpturaux… Les champignons ont tout pour séduire les apprenti.es sorcier.es du goblincore. Mais on peut aussi lire des fongus qu’ils ont “plus de 20 000 sexes” – ce qui en fait une mascotte de choix pour une jeunesse qui se questionne sur la fluidité de son identité. “Pas vraiment un homme, pas vraiment une femme, je suis juste un champignon”, peut-on lire sur une illustration de style goblincore. Ailleurs, sous un selfie : “Quand tu regardes un documentaire Netflix sur les champignons… Et que tu en deviens un !”
Les champignons (en particulier les amanites) font également partie des motifs brodés par Veronika, aux côtés d’autres petites bêtes pas forcément les bienvenues dans l’univers du cottagecore, telles les mites ou les coléoptères. « Enfant, je lisais beaucoup de contes. Je collectionnais les insectes, les grenouilles et les escargots dans la forêt. J’enterrais aussi des “trésors”, comme des plantes, des fleurs et des champignons, pour apaiser Baba Yaga [figure centrale et complexe du folklore russe, à mi-chemin entre la divinité chasseresse et la sorcière, NDLR]. Nos contes slaves sont très connectés à la nature et aux esprits de la forêt, comme les gobelins des bois. Je crois que c’est une des autres raisons pour lesquelles le cottagecore et le goblincore sont si populaires ici. »
@phaneroncreations Mushroom March. 🍄 #mushroomtok #mushrooms #mushroommakeup #goblincore #TargetHalloween #makeitcinematic ♬ Teddy Bears Picnic – Henry Hall
Avec une telle affection pour le folklore, il n’est pas étonnant que l’on retrouve, en France, des artistes affilié.es au goblincore du côté de Brocéliande, théâtre des légendes arthuriennes. En bio du compte Instagram d’un.e autre, on lit : « Merci de revêtir vos oreilles d’elfe avant d’entrer. » Dans son article sur le sujet, Hypebeast explore les liens que le goblincore entretient avec des marques en vogue, à l’instar d’Acne Studios ou Stella McCartney, qui présentent dans leurs dernières collections des pièces amples aux tons terrestres. Mais la griffe qui se démarque le plus est sans doute STORY mfg. Fondée en 2013, la marque basée à Brighton collabore avec des tisserands, des teinturier.es, des artistes en broderie et des tailleur.euses. Ses dernières pièces ? Des pantalons bouffants en patchwork, des bonnets en crochet et des robes teintes à l’indigo et rehaussées de motifs floraux à l’aide d’une technique ancienne d’impression à la planche. Dans son manifeste, l’équipe de STORY mfg. dit vouloir contribuer à la survie des « artisanats de niche » en réinventant une mode « qui n’implique pas de concessions entre l’esthétique et les valeurs. » Leurs vêtements sont vegan et n’emploient quasiment que des fibres naturelles – quant à leur processus de teinture, il s’inscrit dans une démarche d’agriculture régénérative visant à revitaliser les sols. STORY mfg. ne revendique aucune affiliation au cottagecore ou au goblincore – bien que leurs écharpes en granny square et leurs pendentifs en pierre naturelle en forme d’escargots et de champignons y auraient toute leur place. Iels incarnent cependant le point commun entre ces deux esthétiques : le chemin retrouvé des pratiques oubliés, du feutrage au point de croix, du barattage à l’herboristerie. « J’ai remarqué que les personnes autour de moi s’intéressent davantage à ces pratiques », confirme Veronika. « Avec le stress provoqué par la pandémie COVID, elles ont pu y trouver une distraction, une façon de réduire leur anxiété et de remplir leur vie de moments joyeux. Je suis ravie de voir de plus en plus de personnes créer des choses de leurs propres mains, et je pense qu’une fois qu’elles ont expérimenté la gratification que cela procure, elles ne sont plus prêtes à abandonner ces artisanats anciens. » À quand la mode du levaincore ?
