Par Antonin Gratien
« J’ai toujours été fascinée par la nuance entre rêve et réel, utopie et dystopie », pose Sabrina Ratté. Cette attention portée à l’ambiguïté des imaginaires, l’artiste en a fait le fil rouge d’Aurae, une ambitieuse « exposition expérience » présentée à la Gaîté Lyrique jusqu’au 10 juillet 2022. Et qui retrace près de 10 ans de création placée sous le signe de l’exploration du rapport de l’humanité aux technologies. La méthode ? « Traduire dans l’espace physique des interrogations de société contemporaine » à l’appui du numérique. Synthétiseur vidéo, animation 3D, photogrammétrie… Il en résulte un parcours déroutant, peuplé de figures extraterrestres, de sonorités étrangères et d’architecture impossibles. Bienvenue dans la Matrix hybride de Sabrina Ratté.

Le parfum de l’étrange
Pour peu, on aurait cru que notre déambulation se déroulerait dans une atmosphère… Guillerette. C’est que l’exposition s’ouvre sur Radiance IV. Une vidéo en 4K au sein de laquelle se meut placidement, comme au gré des brises, le bouquet de silhouettes florales. Un songe techno-édénique en perspective, donc ? Raté. Passé le hall d’accueil de la Gaîté Lyrique où cette pièce trône en majesté, l’expo bascule dans une épaisse obscurité où l’onirisme virtuel ouaté laisse place à l’inquiétante étrangeté.

Exemple. Les quatre portraits nacrés de femmes cyborgs de la série d’impression Monades nous toisent impérieusement, comme pour demander de quel droit nous, humains, foulons le sol d’une terre inconnue sur laquelle homo sapiens – peut-être –, n’est plus le bienvenu. Ailleurs, les panoramas numériques projetés dans, ou sur, des architectures aux designs ésotériques (le monolithe de L’Odyssée de l’Espace n’est pas loin…) sont aussi époustouflants que glacials. C’est simple : rien n’y vit. « Je tenais à déstabiliser le public en présentant des pièces aux couleurs resplendissantes, mais dans des espaces froids, de manière à cultiver une tension entre attirance et répulsion », explique Sabrina Ratté. L’ambiguïté, toujours.

Un flou qui fait le lit d’une esthétique du bizarre confinant parfois au glauque, comme avec la vidéo Aliquid, où une matière amalgamée, à mi-chemin entre l’organique et le robotique, glisse mollement sur les arêtes d’une structure de verre. « Je suis très influencée par le cinéma d’horreur et ses formes expérimentales, étranges », commente l’artiste dans un souffle amusé. Puis de citer parmi ses références, outre les designers italiens du collectif Superstudio des sixties et le surréalisme, un certain David Cronenberg. On l’aurait parié.
Un lyrisme insoupçonné éclot
En visitant le jardin botanique vidéo Floralia, où roses et troncs d’arbres se décomposent puis se recomposent dans une valse éthérée, impossible de ne pas songer à l’impact de l’ère anthropocène. Et au péril climatique sur lequel le GIEC a, à nouveau, alerté dans le second volet de son 6e rapport révélé en février dernier. De la même manière, avec ses monstrueux agrégats d’artefacts numériques, la salle dédiée à Distributed Memories renvoie intuitivement au flux médiatique dont nous sommes à la fois spectateurs et acteurs. Tout y est. La cacophonie électronique, les flashs, le zapping des écrans – jusqu’à l’étourdissement auditif, jusqu’à la saturation visuelle.

L’expression plastique d’une techno-critique cinglante ? « Ma démarche ne vise jamais à inculquer de leçon moralisatrice, ni porter un jugement de valeur », tranche Sabrina Ratté. Si la folle cavalcade du numérique est bien au coeur de son travail, c’est moins dans le but de dresser un commentaire social corrosif que pour faire germer une poétique du digital. Laquelle exploration sera enrichie par une programmation complémentaire mise sur pied par la Gaîté Lyrique, comme de coutume avec ses expositions « grands formats ». Et à Sabrina Ratté d’ouvrir le bal, via une masterclass sur les coulisses de sa création le 2 juin prochain.

Au menu également, des visites augmentées d’Auraé, une grappe d’ateliers d’initiation à l’art vidéo ainsi qu’un concert de l’artiste en compagnie de son partenaire historique, le musicien canadien Roger Tellier-Craig, qui compose la majorité des bandes-son de ses œuvres. Prévue le 21 juin, cette performance sera offerte dans le cadre de la fête de la musique, l’un des temps fort annuels de la Gaîté Lyrique. Avec pour maître mot, encore et toujours, la réjouissante célébration des cultures post-internet.
Toutes les informations sur l’exposition Aurae sont à retrouver sur le site de la Gaîté Lyrique.