Propos recueillis par Loïc Hecht.
Photos : Louise Desnos
Cet article est extrait du numéro hors-série de Trax sorti en mars 2020
À l’heure où les mouvements sociaux battent leur plein en France, un étonnant rituel a lieu depuis deux ou trois ans. À chaque manifestation ou presque, quand la journée ne s’achève pas dans les gaz lacrymo, les cavalcades désordonnées et les violences policières, une liesse s’empare des participants. Les enceintes des chars des syndicats ou de petits amplis de fortune crachent invariablement le même tube de l’année 1996. Dans un réflexe pavlovien, les corps se mettent à bouger et les voix entonnent à plein poumon un air que tout le monde connaît tant il est implacable. Cet air, c’est celui de la chanson « Freed from Desire » de Gala, hit ultime étiqueté « eurodance » que n’importe qui autour du globe a déjà entendu au moins une fois dans sa vie. Vous demandez-vous pourquoi des manifestants français en ont fait un hymne de leur révolution ? C’est que vous n’avez jamais vraiment écouté les paroles. Car plus anticapitaliste et plus anti-patriarcal, tu meurs. Entre les vers de ce morceau, se devinent l’histoire et les principes de Gala Rizzatto. Exilée italienne de 45 ans, qui a passé la majeure partie de sa vie d’adulte de l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis, elle chérie la vie. Mais celle-ci ne lui a pas rendu les choses faciles. Le succès de « Freed From Desire » d’abord, et les suivants, avec « Let a Boy Cry » ou « Come Into Life », auraient pu la mettre à l’abri du besoin.
Mais voilà, à la défaveur de contrats abusifs, la jeune femme n’a jamais pu profiter de ce qui lui était pourtant dû. Artistiquement, ses déboires ne l’ont ni empêchée de poursuivre sa carrière ni d’écrire, composer et produire inlassablement, en touchant à pas mal de genres. Même si on l’a moins vue durant les années 2000-2010, Gala a sorti plusieurs albums, comme Tough Love (2008), dans un registre pop-rock, et quelques singles par-ci, par-là : « The Beautiful », « Happiest Day of My Life » ou encore « Nameless Love », écrit récemment pour la bande originale du film italien Favola, de Sebastiano Mauri (2017) qui dépeint la vie d’une personne transgenre dans un âge d’or imaginaire d’Hollywood. Surtout, depuis « Freed From Desire », ce tube conçu avec un mélange d’énergie combattante et de sagesse orientale, Gala n’a cessé de considérer son art et ses prises de parole comme de l’activisme. En lui écrivant, pour lui parler de « Freed From Desire » et de la situation en France, rien ne disait qu’on aurait une réponse. Une semaine, un paquet d’emails et un coup du hasard plus tard, nous étions dans l’arrière-salle d’un hôtel parisien à retracer le fil de cette drôle de vie.

Ces dernières années, « Freed From Desire » est devenu l’hymne d’une jeunesse qui conteste les politiques ultra-libérales du gouvernement français. On l’a entendu dans des manifs, dans des blocages étudiants… Vous étiez au courant ?
Je l’ai même vu de mes propres yeux ! Il y a quelques jours, je marchais dans le centre de Paris et des policiers m’ont stoppée. Derrière eux, des jeunes, sans doute des étudiants, entonnaient ma chanson. Ça m’a traversé l’esprit de monter sur la voiture de la police et de me mettre à chanter. Mais comme je ne savais pas trop ce qu’ils revendiquaient, j’ai juste filmé et partagé ça sur Instagram. Et là, on vient de m’envoyer une autre vidéo d’étudiants italiens en train de manifester dans un contexte similaire.
Que ressentez-vous ?
C’est une grande émotion, en lien absolu avec mon expérience. J’ai tellement été maltraitée moi-même au cours de ma vie. D’abord en tant que femme qui a grandi à une certaine époque, dans un certain pays. J’ai vécu en Italie jusqu’à mes 16 ans. Tous les jours, en allant à l’école, il y avait des mecs qui me suivaient, qui me touchaient… Non pas que ça n’arrive plus aux jeunes filles aujourd’hui, mais la nouvelle génération est plus consciente. Et puis, dans le business de la musique, ça a toujours été une double lutte en tant que femme. Des gens de maison de disques m’ont plusieurs fois demandé quel âge j’avais. Comme si l’âge était plus important que la musique en soi. Il y a une dizaine d’années, des étudiants de la faculté de Louvain-la-Neuve en Belgique m’avaient invitée. Ils étaient trop jeunes pour avoir grandi avec ma musique, et pourtant, ils m’avaient fait venir moi. J’étais la seule artiste programmée, j’ai fait un concert devant dix-huit mille personnes, les gens slamaient… J’avais invité les maisons de disque. Personne n’est venu. J’ai eu le sentiment d’être rabaissée à tellement de reprises dans ma vie…
J’avais invité les maisons de disque. Personne n’est venu.
Gala
Alors, voir cette chanson devenir la voix de la jeunesse et de la révolution, c’est une immense satisfaction. Ces jeunes vibrent sur la même fréquence que moi lorsque je me bats contre les putains de labels ou que je fais valoir mes droits de femme. L’état d’esprit est le même. Les auteurs ont souvent des thèmes de prédilection qu’ils déclinent. Mon second single, « Let A Boy Cry », disait : « Laisse une fille se battre, et elle saura / Laisse un garçon pleurer et il saura ». Là encore, je luttais, mais contre les stéréotypes de genre. « Freed From Desire » parle d’une vie empreinte de sens par opposition à une vie matérialiste. C’est très actuel. On me demande souvent si je suis fatiguée d’interpréter cette chanson : je ne le serai jamais. Je ne chante pas « Tu es mon premier amour » ou un morceau qui n’aurait plus de sens pour moi aujourd’hui, je chante un message de détachement et d’émancipation.
Comment vous est venue cette chanson ?
« Freed From Desire » m’a été inspirée par une prière bouddhiste. J’ai écrit la chanson à New York, en observant les disparités entre les riches et les pauvres, entre les puissants et les gens ordinaires, entre les célébrés et les abandonnés. Je connaissais des gens qui se déplaçaient en hélicoptère, d’autres en métro, et des SDF qui dormaient dans des foyers. New York est l’endroit où j’ai passé le plus de temps. Cette ville est incroyablement inspirante et généreuse, mais aussi sans cœur et sans pitié. À l’image de la vie. On peut vivre dans cette ville en ne traînant qu’avec un seul groupe de gens. C’est le cas de certains de mes amis. Mais à mon sens, ils n’ont pas expérimenté New York. J’ai toujours aimé me mélanger à tout le monde. Ça me donne l’impression de n’appartenir qu’à moi-même. Ça peut paraître triste, mais pour moi, ça semble juste. Comme Maya Angelou, une de mes poétesses préférées, le dit : « Vous n’êtes libre qu’après avoir réalisé que vous n’appartenez nulle part, que vous êtes à votre place partout. Le prix est élevé. La récompense est superbe. »

Depuis mes 20 ans, j’ai toujours cherché à avoir des expériences éclectiques. Je commençais la journée dans un quartier avec un groupe, je la terminais à l’autre bout de la ville avec des gens qui n’avaient rien à voir. Je pouvais enchaîner une réunion de travail dans le sud de Manhattan, aller voir un membre de ma famille dans le Bronx, prendre un cours de danse à Harlem, photographier des gens à Chinatown, passer la soirée dans une fête Vogue à Brooklyn, et regarder le soleil se lever en after sur un bateau au bord du Hudson. En m’exposant à tellement de réalités différentes, New York m’a inspirée. Et j’ai compris une chose : le bonheur est rarement lié à la richesse. Bien sûr, je ne parle pas de pauvreté ou d’isolement au point où il devient impossible de survivre, mais dès lors que les besoins basiques sont satisfaits, qu’on a un boulot qu’on apprécie à peu près, un toit, une assurance santé, de quoi manger et s’habiller, ça ne change pas grand-chose d’avoir deux ou quatre voitures, plusieurs maisons, des montres, etc. « Want more and more, people just want more and more » [« Les gens en veulent toujours plus », ndlr] dit ma chanson. En naviguant entre ces mondes divers, on comprend quelles valeurs sont communes et éternelles entre les différentes classes sociales, ethnies, professions et genres de personnes. La chanson parle de l’importance d’avoir des principes des valeurs et des « strong beliefs » [croyances fortes, ndlr], par opposition à la valeur superficielle de l’argent, du pouvoir, du succès, de la célébrité. C’est un hymne à la liberté, liberté de ne pas toujours en vouloir plus : une maison plus grande, une voiture plus rapide, un selfie sur Instagram qui en jette encore plus que les photos de nos amis…
« Freed From Desire » serait donc un chant à vocation universelle ?
Le fait que la chanson soit utilisée par des fans de foot, des champions de boxe comme Tyson Fury et Claressa Shields, ou des étudiants ne me surprend pas du tout. Toute personne qui combat le système s’aligne simplement avec l’énergie qui m’a toujours habitée : celle de ne pas accepter les choses telles qu’elles sont et de vouloir les changer, en m’intéressant toujours à des luttes et des sujets sur le point d’éclore. On pourrait penser par ailleurs que ça m’ennuie que les gens changent les paroles, parce que ça voudrait dire qu’elles ne comptent pas pour eux. Mais je crois que les gens perçoivent la force et l’intention derrière, même quand ils ne les comprennent pas vraiment. Je me rappellerai toujours cette scène un jour dans un café. Un vieil Italien qui ne parlait pas anglais était au comptoir avec son verre. Ma chanson est passée à la radio. Il a dit au barman : « J’adore cette chanson, je ne suis pas sûr de ce que les paroles racontent, mais je sens que c’est important ! » On peut percevoir une signification profonde avec un simple ressenti. C’était mon état d’esprit quand j’ai écrit la chanson, et ça l’est toujours : je veux inspirer les gens, et les femmes en particulier. Pourtant, c’est paradoxal, mais ce sont principalement des hommes qui s’emparent de cet appel à l’émancipation et à la défiance.

Votre mère était une militante féministe. Votre père était un étudiant actif dans les luttes marxistes des années 1960 en Italie. Vous avez grandi avec eux dans une maison, installée sur un terrain où vivait aussi votre grand-mère, une tante, un oncle et des cousins, tous ensemble dans un état d’esprit assez alternatif. Est-ce que la manière dont vous avez été élevée a planté la graine de la combattante que vous êtes devenue ?
C’était surtout mes parents qui étaient très alternatifs. Il y avait toujours beaucoup de gens qui passaient à la maison : des artistes, des intellectuels, etc. J’ai le souvenir d’un gars, un révolutionnaire de gauche, qui avait fini en prison. Je ne me souviens plus très bien des détails, car j’étais toute petite, mais je me revois lui écrire des lettres, dessiner des arcs en ciel, et lui dire qu’il serait bientôt libre. Ma grand-mère et ma tante, qui vivaient au même étage, étaient bien plus conservatrices et critiqué tout cela. Mais je crois que si quelque chose a joué, c’est l’influence de ma mère. C’était une très belle femme, et elle était constamment dérangée, maltraitée. Je le voyais quand on marchait dans la rue par exemple. Je crois qu’un enfant sent l’énergie de ses parents, et je ressentais sa colère de manière profonde. C’était vraiment pesant, l’Italie, à cette époque. Même à l’école, je me souviens du regard insistant de certains professeurs…
Vous êtes partie pour la première fois aux États-Unis à 16 ans, puis vous y êtes retournée pour de bon à 18 ans. Pourquoi avoir quitté l’Europe ?
Je détestais l’école, et particulièrement le système archaïque de l’Italie. Je n’étais pas du tout faite pour ça, même si j’étais plutôt bonne élève. En classe de première, un de mes amis est parti étudier dans un lycée d’art à Boston. Il m’a tout de suite écrit une lettre : « Gala, ramène- toi ici, cette école est faite pour toi, le programme c’est : danse, musique, art, sculpture, théâtre. » Je l’ai rejoint. C’était une école de rêve où des professeurs déambulaient pieds nus, dans un délire hippie… J’ai adoré. Il faut remettre les choses dans leur contexte. Il n’y avait pas ni iPhone, ni SMS, ni email, ni Skype. Rien. J’étais une fille de 16 ans seule, loin de sa famille. C’était un choix drastique de partir. Ça m’a donné une mentalité de pionnière dans la vie. Ensuite, à 18 ans, je suis allée à New York, pour étudier la photographie à la NYU Tisch School of the Arts, celle-là même où Scorsese ou Spike Lee ont été diplômés. Là encore, rien à voir avec maintenant. C’était très dur d’y entrer, encore plus en cours d’année. Je les ai tellement harcelés qu’ils ont fini par accepter de m’intégrer en janvier. Quand je suis allée la première fois en cours, le directeur est carrément venu pour « voir qui était cette fille » !

Vous avez finalement privilégié une autre discipline artistique. Avez-vous eu le sentiment que votre voix et vos textes étaient des moyens d’expression plus puissants que vos photos ?
À vrai dire, je voulais étudier le cinéma, mais je n’avais pas d’argent pour me payer les onéreuses pellicules de 35mm qui servaient aux travaux pratiques. Du coup, je me suis inscrite en photo, mais j’allais suivre tous les cours théoriques de cinéma, qui avait lieu à l’étage au- dessus dans le bâtiment. Dans le cinéma, j’adore le montage. Je trouve que c’est qu’il y a de plus proche de la musique, car on gère le mouvement. Je faisais donc beaucoup de photographie, mais j’étais très frustrée. Je trouve la photo trop immobile, c’est l’opposée de la musique et de la danse. Or, il faut savoir qu’avant tout, je suis une danseuse. En dehors de NYU, je passais ma vie dans des cours de danse, souvent de très bonnes écoles. J’ai suivi les classes d’Alvin Ailey, de Martha Graham… Aujourd’hui encore, n’importe où dans le monde, de Paris à Dakar, je m’arrange toujours pour prendre des cours de danse. Et bref, j’ai commencé à photographier des danseurs, puis des musiciens, des Djs… Une chose en amenant une autre, j’ai mis un pied dans le monde de la musique.
Votre amour du cinéma vous a d’ailleurs conduit à réaliser vous-même certains de vos clips, comme celui de « Let a Boy Cry », votre second gros hit.
Vous n’imaginez pas à quel point l’histoire de ce clip est une déchirure. La vidéo a été shootée par Luca Bigazzi, le chef opérateur de La Grande Belleza. C’est un des meilleurs directeurs de la photographie, mais je l’avais trouvé avant qu’il devienne connu comme il l’est aujourd’hui. On avait filmé ça avec de la pellicule 35mm justement. J’avais casté moi-même dans la rue toutes les filles et les garçons du clip. C’était un film très subtil à tous les niveaux, tout en suggestions et en intimité, notamment avec ce garçon qui en embrassait un autre sur la joue. Ce film est devenu iconique et a compté pour tellement de garçons et de filles… Malheureusement, le label qui possède les droits a posté une version d’une qualité si infâme sur YouTube que c’est impossible à regarder. Chaque année, je les supplie de bien vouloir diffuser une version dans une qualité digne de ce nom, mais ils refusent en arguant qu’on va perdre les millions de vues. Mais franchement, qu’est-ce que j’en ai foutre des millions de vues ? Je préférerais encore n’avoir que deux vues, mais avec la qualité que le clip mérite.
Avez-vous le sentiment que ce que vous racontiez dans « Let a Boy Cry » est mieux compris, plus mainstream, que la société a évolué dans le bon sens sur les questions de genre ?
Je chantais que je ne m’identifiais ni aux filles, ni aux garçons, que j’étais un être unique qu’on ne pouvait par ranger dans une boite rose ou bleue. Et à l’époque, des termes comme « queer », « binaire », « non binaire », « cisgenre » n’existaient pas dans les discussions. Toutes les semaines, je reçois des messages sur Facebook ou Instagram de gens qui me racontent qu’ils ont fait leur coming out auprès de leur famille après avoir écouté ma chanson, ou d’autres qui me confient qu’elle leur a permis de s’émanciper et de comprendre qu’ils pouvaient être différents et n’avaient pas à s’identifier strictement à un genre ou un rôle que la société leur assignait.
Et de votre côté, vous sentez-vous plus libre et émancipée que lorsque vous êtes arrivée aux États-Unis, il y a presque trente ans ?
J’ai aussi beaucoup voyagé et j’ai compris une chose dans la vie : tout est relatif. Le fait d’avoir quitté l’Europe pour les États-Unis m’a permis d’ouvrir mon esprit, d’apprendre à apprécier une culture, une langue et une mentalité différentes. C’est une forme de liberté. Les gender studies que j’ai aussi suivies à l’époque de NYU m’ont aussi énormément aidée à mieux comprendre les questions de genre, à voir la réalité avec une focale différente. Depuis, je vois tout sous le prisme de la dynamique entre les sexes, à bien des niveaux. Il ne tient qu’à chacun de décider de vieillir en étant un peu plus libre chaque jour, plus lumineux, plus léger. Notamment en étant plus courageux et en arrêtant de s’encombrer de ce que pensent les autres. Regardez Jane Fonda. Elle fait tout ce qu’elle fait en se foutant bien du regard des autres.
En créant Matriarchy Records en 2004, votre propre label, avez-vous voulu vous protéger, vous offrir plus de liberté, et essayer d’aider des artistes émergents à ne pas tomber dans les mêmes pièges ?
Je voulais créer un label qui n’embauche que des femmes : découvreuses de talents, productrices, ingénieures du son, réalisatrices, etc. J’ai vu trop de filles qui n’arrivaient pas à percer et qui ont un jour abandonné. À l’époque, c’était très radical comme idée. Des gens me disaient même : « T’es sûre que c’est légal ton affaire ? » Personne n’a voulu me financer. Les gens pensent souvent que je suis millionnaire, mais ce n’est pas le cas. Je me suis retrouvée dans des batailles judiciaires pour prouver que j’avais bien écrit moi-même toutes mes chansons, et pour le dire de manière polie, je ne suis pas créditée comme il se doit. Les leçons qu’il y a dans mes chansons de la façon, je les ai apprises de la manière la plus dure qui soit.
Au final, c’est presque toujours un homme qui décide si je suis assez bien ou pas pour être signée.
Gala
Bref, je n’ai pas réussi à faire de Matriarchy Records ce que j’aurais voulu. Alicia Keys, elle, a pu faire ce dont je rêvais. Elle a lancé She is the Music, en 2018, un réseau exclusivement composé de femmes autrices, compositrices, interprètes, productrices, réalisatrices dont je fais partie. C’était mon rêve. D’où l’importance de faire vraiment très attention au premier contrat que vous signez. C’est aussi plus réalisable aujourd’hui, car les choses ont changé. La sororité s’est développée, les femmes sont plus unies, du moins en apparence. Mais il reste du boulot. Ces dernières semaines, j’ai eu plusieurs réunions avec des labels anglais pour un projet de nouveau disque. En sept rendez-vous, je n’ai rencontré qu’une seule femme. Au final, c’est presque toujours un homme qui décide si je suis assez bien ou pas pour être signée. Or, leur décision est souvent liée, que ce soit conscient ou pas, à des critères de beauté et d’âge. On m’a même parfois conseillé, avec les meilleures intentions du monde, d’essayer d’être moins présente dans les réunions, parce que je donne l’impression d’avoir trop de caractère. Et c’est un millenial qui m’a dit ça, donc je crains que les choses n’aient autant changé qu’on puisse l’espérer.

Dans les emails que nous avons échangés, vous me disiez justement qu’après le féminisme et les luttes LGBTQ, votre nouveau cheval de bataille était l’âgisme.
Les maisons de disques placardisent les femmes après un certain âge. Et ça vient parfois même des jeunes femmes. Même Madonna a eu des problèmes pour que sa musique passe sur certaines radios. Une fois, à l’aéroport, je me suis amusée à compter les couvertures des magazines culturels. Eh bien, c’est simple, si l’on caricature, c’était soit des mecs au-dessus de quarante ans, soit des nanas en dessous de trente. Pour des femmes de plus de trente ans, c’est très dur, alors que les mecs des Rolling Stones feront les couvertures des gros magazines même quand ils seront dans leur tombe… Donc oui, il y a un problème d’âgisme, et malgré la vague féministe, ça reste un tabou. Comme si les femmes après un certain âge étaient moins cool… Il y a un tel culte de la jeunesse en Amérique. Regardez dans le cinéma. La vieille tante ou la grand-mère sont toujours les premières dont on se fout gentiment de la gueule. Hollywood est toujours une bonne représentation de l’époque, et pour une Meryl Streep qui joue les premiers rôles, combien d’actrices âgées galèrent pour trouver du travail ou sont cantonnées à des rôles mineurs ?
Au rang des autres luttes qui sont au cœur de notre époque, il y a celle contre le réchauffement de la planète. Vous dites avoir une connexion profonde avec la nature et les animaux. La crise climatique, ça vous angoisse ?
Ma mère disait toujours que j’étais une primitiviste. Chez moi, il n’y a aucun objet. Je n’achète rien. Dans ma vie, ce qui compte, c’est la musique, la danse et l’essence de la nature. Je n’ai jamais possédé de voiture, de vélo, de télévision, de toute ma vie. Même dans les années 1990, alors que tout le monde allait se coller devant son téléviseur en sortant de NYU, moi, j’étais tout le temps dehors, dans la rue, dans la nuit, dans les clubs… Mais la crise climatique, ça ne m’angoisse pas, non. Ça me donne envie de trouver des solutions. Alors, je n’ai pas de millions à donner à une fondation, mais en revanche, je suis vegan depuis un an, depuis qu’on m’a dit qu’arrêter de manger de la viande et faire attention au gaspillage alimentaire était le moyen de diminuer mon empreinte carbone de 70 %. Bref, je fais ma part du boulot. Et j’aime particulièrement les jeunes de la génération Z pour leur amour de notre planète, leur désir de minimalisme et de simplicité, par opposition à la soif de posséder. C’est totalement en phase avec le message de mes chansons.
Cet article est extrait du numéro hors-série de Trax sorti en mars 2020.
