Focus sur le flow DMV, cette nouvelle manière de rapper hors-temps qui bouscule les Français

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Khalsgy
Le 17.03.2022, à 11h12
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Une flopée d’artistes hexagonaux s’est emparée depuis quelques années du DMV flow, une façon insolite de rapper née sur la côte est des États-Unis. Et ils sont bien décidés à bousculer le rap francophone avec ce nouveau débit percutant.

Par Louis Borel

Lorsque, dans le cadre de son projet Le Zin & Nutso, sorti en 2021, Jwles envoie depuis Atlanta à Mad Rey et Blasé des pistes vocales DMV pour les mixer, la réaction de ses producteurs fétiches le surprend. « Ils narrêtaient pas de décaler mes textes pour qu’ils entrent dans les temps », s’amuse-t-il. Et pour cause, la façon particulière de rapper qu’a décidé d’adopter le MC de Saint-Denis a de quoi dérouter. Enregistré phrase par phrase, avec cet effet d’overlap qui fait que les punchlines se chevauchent, le DMV flow finit souvent off-beat, c’est-à-dire en dehors du temps de l’instrumentale. « Mais être en dehors du temps nécessite de la technique et ne signifie pas être faux », précise à raison le beatmaker français Binks Beatz, qui compose notamment pour 8ruki, l’un des instigateurs du style en France. Il s’agit plutôt de s’affranchir des temps conventionnels, et d’emprunter une voie parallèle où mots et débit suivent, sans sursis, l’envie du rappeur devant le micro.

Dans la même veine que Jwles, ils sont depuis deux ans une petite dizaine d’artistes francophones, soudés, à brandir cette ambition d’innover dans la manière de poser et d’étendre leur flow percutant à des productions variées. Convaincus qu’à terme, ce pari du DMV dépassera la case alternative et triomphera dans le rap mainstream. « Si le délire est inattendu au début, au bout d’un moment l’oreille s’habitue, tu ne fais plus attention… et tu ne peux plus écouter autre chose », assure, sourire en coin, thaHomey, qui a fait du off-beat sur des productions cloud ou hyperpop sa spécialité.

« Lâcher les phrases dans lair »

C’est peut-être la première fois, dans le rap hexagonal, que l’émergence d’un nouveau genre se caractérise surtout par un flow. Pourtant, ce qui s’apparente à une petite révolution chez nous ne s’est limitée aux États-Unis qu’à un « épiphénomène », rappelle le journaliste spécialiste de la trap Nicolas Pellion. Outre-Atlantique, les initiales « DMV » signalent avant tout trois États frontaliers de la côte Est – le District of Columbia, le Maryland et la Virginie – où se popularise dès 2017 ce débit déconcertant. Q Da Fool, Big Flock, Goonew, Lil Dude, Xanman… toutes les figures citées comme incontournables par les tenants hexagonaux du style, adeptes d’un son lugubre et oppressant, sont issues de cette zone géographique qui entoure la capitale. Cheecho, l’un des principaux artisans du DMV, fait même remonter son aspect syncopé au go-go, une variante du funk apparue dans les années 1970 à Washington. Mais, tandis que leurs sorties provoquaient encore un indéniable engouement sur le Nouveau Continent il y a trois ans, ces MC suscitent désormais au mieux la curiosité, au pire l’indifférence.

thaHomey©Luc _asf_

Si le délire est inattendu au début, au bout d’un moment l’oreille s’habitue, tu ne fais plus attention, et tu ne peux plus écouter autre chose.

thaHomey

D’autant que le DMV flow ne serait paradoxalement pas né dans la région qui lui est associée. Comme souvent avec les nouveautés rap de ces quinze dernières années, c’est d’abord dans les strip-clubs d’Atlanta, en Géorgie, que l’overlap aurait commencé à résonner. Nicolas Pellion fait remonter à Bankroll Fresh les premiers usages de cette technique. Le rappeur, qui aime expérimenter sur des productions trap traditionnelles, aligne déjà dans la première moitié des années 2010 des phrases qui terminent un quart de temps trop tôt, ou trop tard, et déstabilisent l’auditeur. Lorsqu’il meurt, en 2015, des artistes comme 21 Savage ou Fredo Santana reprennent à leur compte son flow abondant et déphasé. HoodRich Pablo Juan, avec un titre comme “We Don’t Luv Em”, achèvera de l’imposer. C’est précisément lui qui fait des émules dans l’aire urbaine de Washington D.C., où la plupart des MC rêvent d’une collaboration. En 2019, l’artiste va jusqu’à sortir un disque qui prend pour titre l’acronyme DMV et s’arroge de fait la paternité du flow. Mais, en dépit de featurings avec Young Thug, Gunna ou encore Lil Baby, son succès reste localisé.

« En fin de compte », illustre Nicolas Pellion, « imaginer, depuis la France, le DMV comme un mouvement dampleur aux États-Unis serait aussi incongru que, pour un Américain, de prendre le flow d’un Jul, en faire quelque chose d’identifiable et le qualifier de “Marseille flow”  ». Il n’empêche : la tendance s’est révélée assez forte pour imprégner les rappeurs francophones nichés sur SoundCloud. Jwles – à ne pas confondre avec son presque homonyme du Sud – loue l’aspect intuitif, tranchant du DMV, cette possibilité de « lâcher les phrases dans l’air, sans les mettre en mots – parce qu’en les mettant en mots, tu deviens forcément mathématique et tu perds en émotion ». Il a trouvé là un « outil » qui, comme aucun autre, lui permet de déployer ses paroles impertinentes, ses observations réalistes et volontiers décalées. « Le fait de poser phrase par phrase apporte une touche plus fraîche, plus spontanée. Tu n’as plus besoin d’écrire et tu peux changer instantanément de flow », complète 8ruki, qui se réserve le travail d’écriture pour des « sons plus profonds ».

Francophonie et plug music

Le rappeur parisien 8ruki s’avère parmi les premiers à avoir tenté l’aventure DMV en français. En 2018, il pose sur l’acéré “Geeked Up” avec deux têtes montantes du hip-hop québécois, eux aussi biberonnés à ce flux si singulier. Rowjay s’est essayé au style dès 2015, poussé par son producteur DoomX, et y reviendra deux ans plus tard. Le regretté Jeune Loup signe, en 2019 sur “Sensuelle”, ce qui reste sans doute le morceau le plus écouté du paysage DMV francophone. La même année, le plus discret Big B, originaire d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), prend aussi le train en marche. Il se distingue par son ton nasillard, narquois, ses punchs précises étalées sur de rugueuses productions trap.

Une fois que le flux et reflux du DMV, ce flow ondulé, presque circulaire, a ensuite submergé la scène underground, chacun veille à le décliner selon ses propres influences. « C’est la force de ce style : il peut s’adapter à n’importe quelle production », confirme le producteur Binks Beatz. Serane, par exemple, a fait de la plug music, ce type d’instru à la fois lumineux et flottant, aux basses rondes et assourdies, sa marque de fabrique – à tel point que DMV et plug sont souvent confondus. De son côté, ThaHomey, comme pour mieux assumer l’héritage qu’il déconstruit, se plait à poser ses textes de franglais sur des instrumentaux parfois proches du boom bap, ce style de beat new-yorkais des origines, composé d’un sample et d’un rythme de batterie inébranlable. Jwles, pas farouche, a même enregistré plusieurs fois sur de la house, preuve que ce flow cadencé peut aussi aboutir à un rap dansant et stylé.

S’il fonctionne en club, le DMV tient-il toutefois la route en concert ? Les rappeurs restent régulièrement épinglés pour la faiblesse de leur interprétation sur scène. Mais avec le maniement de l’overlap, la performance tient quasiment de l’impossible. « C’est vrai que ce flow pose un défi supplémentaire », concède 8ruki. « Mais on sait aussi que le public ne vient plus forcément aux concerts de rap pour une prestation vocale, plutôt pour l’ambiance. Il faut donc penser à proposer autre chose, insister sur l’aspect visuel, créer un show total. » En décembre dernier, lors d’une soirée organisée par le média 1863 à la Bellevilloise, à Paris, ils étaient plusieurs représentants du DMV – Big B, thaHomey et Jwles – à se produire devant un public conquis et déchaîné. Rim’K, l’infatigable MC de Vitry (Val-de-Marne), avait fait le déplacement pour l’occasion. Mieux, il se murmure que sa fréquentation de ces nouveaux talents aurait joué dans la ressemblance du phrasé de son dernier single, “Iceberg”, avec le DMV flow. Le début d’une extension du off-beat à plus grande échelle, auprès de rappeurs plus conventionnels ? Rowjay avoue qu’il imagine déjà bien un Vald, ou même un Kaaris, se prêter à l’exercice. « Tous les anciens styles sont en train de s’essouffler. La musique est cyclique et finit forcément par changer », conclut thaHomey. « Alors des artistes reconnus finiront forcément par employer ce genre. De là à ce que le DMV se généralise… » Seul le (hors) temps nous le dira.

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