Par Ricardo F. Colmenero
Il est 3 heures du matin sur le Paseo de las Fuentes de San Antonio, épicentre du tourisme britannique sur l’île d’Ibiza. Adossés à un distributeur automatique, plusieurs vendeurs à la sauvette sénégalais font le pied de grue. À leurs pieds, le sol paraît plus sale qu’à d’autres endroits de la rue, comme si les balayeurs avaient d’eux-mêmes créé un dépotoir de verre cassé, d’emballages de pizza et de burgers, de gobelets en plastique, de flyers et de tickets d’entrée en club. Quelques groupes de jeunes s’envoient des bières et font mine d’attendre quelque chose, les mains dans les poches. Quatre d’entre eux s’approchent du distributeur, soulevant difficilement leurs claquettes qui collent au sol à chaque foulée. Un des Sénégalais dépose par terre quatre ou cinq sacs et le cortège de lunettes de soleil qui recouvrent son bras. Il saisit alors un petit sachet enfoui dans un des emballages de hamburger posés à ses pieds et l’échange contre un billet de 50 euros. « Pas besoin d’être magicien pour savoir qui vend des drogues à San Antonio. Il faut seulement y aller, demander, et c’est bon. C’est plus facile que de faire du vélo », ironise Nicolás, un voisin du village. Il sort son portable pour nous montrer une photo d’un jeune assis sur le trottoir, torse nu. Ses cuisses et sa poitrine sont pleines de sang. Une femme tente de colmater ses blessures avec du papier toilette. « C’est un dealer anglais qui s’est fourré là où il ne devait pas il y a quelques semaines. Il a reçu trois coups de couteau », commente-t-il.
T-shirts de Blanche Neige sniffant de la cocaïne, cartes postales de pilules d’ecstasy : le lien entre Ibiza et les drogues est arrivé jusqu’aux portes de l’industrie du merchandising. Ecstasy, MDMA, kétamine et cocaïne sont devenus les plats principaux d’un menu aux innombrables possibilités. Nick, videur du pub Sankey’s à Platja d’en Bossa, témoigne de la frénésie qui habite certains touristes : « Les drogues sont un problème ici, les gens deviennent fous à cause d’elles. » Après la hype du LSD durant les 70’s, c’est au tour de la cocaïne et de l’ecstasy d’être les plus sollicitées. Un gramme de cocaïne peut s’acheter aux alentours de 50 et 60 euros dans la rue, une pilule d’ecstasy entre 3 et 15 euros. Ce n’est pas très difficile à trouver : certains touristes rapportent que dans plusieurs endroits, la personne qui vend une entrée de club ou un verre propose également de la drogue. Certains dealers, par souci de fidélisation, ont pris l’habitude d’offrir une pilule pour l’achat d’un gramme de coke.
« Aidez-moi, s’il vous plaît, ils veulent ma peau »
Le week-end d’ouverture de la saison des clubs, rien qu’à San José – où se trouvent deux des grands temples de la musique électronique – 24 procès-verbaux pour possession de drogue ont été recensés, et une unique arrestation pour trafic de stupéfiants. Des chiffres dérisoires quand on connaît le volume des consommations. Les arrestations au compte-gouttes se poursuivront jusqu’à la fermeture des clubs, en octobre prochain, presque toujours en petites quantités. Une centaine de dealers seront détenus à la fin de la saison, généralement des petits revendeurs comme ces Sénégalais. Des satellites des trafiquants britanniques qui contrôlent le système depuis des lustres, en particulier dans la baie de San Antonio, la zone la plus conflictuelle de l’île.
Steve, chef de la sécurité du Pub Joy, dépeint le contexte : « J’ai vu des situations hallucinantes, vraiment hallucinantes. Ibiza est normalement un lieu très tranquille où il y a peu de violence. Ça ne colle pas avec sa culture. Pourtant, j’ai vu des gens se faire poignarder sur la plage de Bora Bora, des agressions souvent liées à des rivalités entre délinquants. En règle générale, ils ne sont pas d’Ibiza, ce sont surtout des Anglais qui vivent ici l’été et participent au trafic de drogues. Les parrains de Londres et de Liverpool se livrent une guerre permanente pour le contrôle des points de vente. Ça se passe surtout à San Antonio, mais le dimanche, ils viennent du côté de l’île où il y a de l’ambiance. »
Que fait la police ? Ce qu’elle peut, selon Edgar, voisin de ces échanges : « On manque de policiers locaux, de policiers nationaux, de gendarmes… On manque de tout. » En juin dernier, peu après 19 heures, l’unique fonctionnaire de la caserne de la police locale de San Antonio, un agent désarmé simplement chargé de répondre au téléphone, recevait la visite d’un narcotrafiquant, le nez couvert de sang. « Aidez-moi, s’il vous plaît, ils veulent ma peau. » Son 4×4 de location était garé en travers de la route, juste devant l’entrée du commissariat, la porte ouverte. L’homme débitait une histoire à dormir debout : quatre individus de nationalité anglaise – qu’il était dans l’incapacité d’identifier – venaient de l’agresser sans motif apparent à hauteur de l’hôtel Marco Polo, juste à l’entrée de la commune, à seulement 400 mètres de la réserve de police. Après avoir reçu plusieurs coups de couteau, il a réussi à atteindre sa voiture et s’échapper, tandis que ses agresseurs le poursuivaient à bord d’un autre véhicule, ce qui l’avait amené à venir se réfugier chez la police.
Dehors, il n’y avait déjà plus personne. « S’ils avaient voulu entrer, je ne sais pas comment on se serait défendus », avoue un autre fonctionnaire. L’unique patrouille de service était partie depuis quelques minutes s’occuper d’un accident de circulation à Cala Salada, à quatre kilomètres de là. La victime, touchée au fémur, au bras et au visage, avait déjà recouvert de sang le sol et les murs du commissariat avant d’être transportée à l’hôpital de Can Misses, au sein de l’unité de soins intensifs. Dès les premières lueurs de l’aube, alors qu’il était tenté de partir, il fut écroué par la Garde civile.
Trois policiers pour toute la ville
Une histoire qui se répète. Deux semaines auparavant, un autre Britannique de 34 ans avait été agressé à l’arme blanche, après avoir tenté de trouver refuge dans une pizzeria du centre de San Antonio. La victime fut blessée de la même manière, des coups de couteau au fémur, au bras et à la tête, cette fois devant des caméras de sécurité. Les agresseurs n’ont même pas pris la peine d’enfiler une cagoule, mais la police n’a pu procéder à aucune arrestation par la suite. Après avoir été admis dans un état critique à l’hôpital de Can Misses, l’Anglais fut évacué en hélicoptère à celui de Son Espases, à Palma de Majorque, les lames ayant touché l’artère fémorale.
Pour faire face, les agents de la police locale de San Antonio continuent à réclamer plus d’effectifs, soutenus par de nombreux résidents de la commune. Certains soirs, seuls trois policiers étaient disponibles pour toute la municipalité, pour gérer les vendeurs à la sauvette, la prostitution de rue, le bruit, la pollution, les bagarres et, bien sûr, le trafic de drogues. L’année dernière, durant le week-end de clôture de la saison, un type d’une quarantaine d’années, tenant à peine debout, avait même réussi à se glisser par une fenêtre et à se faufiler à l’intérieur de la caserne de la Garde civile, pour des raisons toujours inconnues.
La police de San Antonio, en plus d’être sous-équipée, est aussi sous-informée. « Certains dealers sont de Liverpool, d’autres de Manchester. Les gangs ne se forment pas forcément en fonction de leur ville d’origine », souligne Gregorio, officier de la police locale de San Antonio, qui confesse son ignorance absolue en la matière. Même la délégation du gouvernement, l’organe administratif chargé notamment de la sécurité publique au sein de l’archipel, semble avoir renoncé à des opérations d’envergure. « Trop compliqué », surtout depuis la généralisation de la vente à petite échelle. « Les gens ramènent de la drogue juste pour la saison estivale. Ce n’est pas comme s’il y avait un foyer unique. La majorité de ceux qui viennent ramènent un chargement uniquement pour eux », explique un fonctionnaire. Pour Lotario, un habitant de l’île, les intérêts commerciaux maintiennent ce statu quo : « Il y a des entrepreneurs qui tirent profit de ce business, c’est pour cela que personne sur l’île ne s’en soucie. »
Comas sur la plage
Pablo Díez, le coordinateur des urgences de la Croix-Rouge, se souvient du closing en 2015. « Ce fut une période particulièrement compliquée. » Sur le parking d’un club, en seulement trois heures, il a soigné près d’une cinquantaine de clubbeurs intoxiqués. Dix-sept furent évacués à l’hôpital Can Misses. « Principalement pour consommation de cocaïne, de méthamphétamine et d’alcool », précise la responsable du service des urgences, le docteur Paula González. Le service des urgences de l’hôpital Can Misses soigne chaque jour entre trois et cinq personnes atteintes d’arythmies, d’arrêts cardiaques ou de troubles hallucinogènes après avoir consommé des produits. « Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg », souligne-t-on depuis les urgences du centre hospitalier. « On n’en soigne qu’une fraction. La majeure partie de ces comas sont pris en charge directement à la sortie des clubs par nos unités mobiles de soins intensifs. Beaucoup d’autres le vivent, seuls, à leur hôtel, voire allongés sur la plage ou en pleine rue. »
Can Misses est avec Londres, Berlin et la clinique de Barcelone l’un des centres de soins qui reçoit le plus de cas d’intoxications aux stupéfiants dans le monde. Le profil type des victimes admises dans un état grave ? Un homme, généralement anglais, entre 20 et 30 ans. Des cas qui nécessitent la plupart du temps une prise en charge immédiate. Après les urgences, le service le plus consulté est la section psychiatrique. Cela fait des années que les spécialistes tirent la sonnette d’alarme quant au nombre croissant de patients venant se faire diagnostiquer pour des troubles psychiatriques liés à la consommation de drogues.
Enfin, un autre souci devrait attirer l’attention des autorités locales : le problème de la drogue a infecté la société locale. Les adolescents d’Ibiza sont aujourd’hui les plus précoces dans la consommation de drogues, selon une étude réalisée en 2012 par le Centre d’études et de prévention des comportements addictifs espagnol. 22,4 % des jeunes de moins 18 ans reconnaissent consommer de la cocaïne de manière occasionnelle, et 4,3 % tous les week-ends ; 17,7 % de l’ecstasy de temps en temps et 3,3 % chaque fin de semaine ; 15 % des produits hallucinogènes occasionnellement et 35 % du cannabis de manière régulière. Un macabre tribut, qui fait réagir Abel Matutes Jr., directeur du groupe Palladium Hotel et propriétaire du club Ushuaïa. Selon lui, les principaux acteurs du secteur doivent « donner une réponse aux problèmes endémiques de l’industrie du loisir, et plaider pour une réduction de la consommation d’alcool et de drogues. » Pas évident sur une île dont la population triple ou quadruple durant l’été, qui compte plus de barmen que de policiers et où l’immense majorité des profits sont réalisés derrière un comptoir…