Par Axel Cadieux
Elle déboule comme une reine dans son carrosse imitation gondole, portée par un quatuor d’hommes aux muscles saillants. Il y a l’odeur du luxe, des robes qui flashent et pas mal de strass. Le soleil est couché depuis longtemps déjà, mais elle scintille de mille feux et illumine la nuit de sa grâce naturelle avant de s’engouffrer dans l’antre du Palace, le club mythique de la rue du Faubourg-Montmartre. Nous sommes en 1980 et cette dame très apprêtée n’est déjà plus une inconnue : on l’appelle Jenny Bel’Air, la reine de la nuit parisienne, la diva qui fait tourner les cœurs des hommes, des femmes et de ceux qui aiment se situer entre les deux. Ce soir, Jenny prend pour la première fois conscience qu’elle suscite le respect, voire l’admiration. Elle vit ses plus belles années, celles qui obligent, quelques décennies plus tard, à regarder dans le rétroviseur avec une inévitable dose de mélancolie.
« Aujourd’hui, je vole au-dessus d’un nid de paillettes », lance Jenny de sa voix si caractéristique, au ton volontairement nostalgique, près de quarante ans après cette nuit magique. « Je vole au-dessus d’un assemblage de gens qui paraissent avoir tout, mais qui n’ont rien, reprend-elle. Que du fric, aucune créativité, aucun sentiment de nuit. Un troupeau que je regarde de haut et qui ne me connaît plus. C’est fini, les astucieux sous la lune, les Gavroches de la night. Au revoir… »

En 2019, Jenny reste drapée dans sa tenue de jour, créole et colorée, bijoux et maquillage assortis. « Je fais mon âge », répond-elle du tac au tac, élégamment, lorsqu’on lui demande ce qu’elle fait ces temps-ci. Manière de botter en touche ; manière aussi, peut-être, de cultiver le mystère. Ce mystère qui a fait son aura, son nom, sa réputation. Qui est donc ce travesti qui a tenu la porte du Palace ? Cette drôle de créature à la répartie du tonnerre, physionomiste du club culte de Fabrice Emaer au début des années 80, aussi drôle que tranchante et redoutée pour sa sévérité ? On sait peu de choses de Jenny Bel’Air. Tout juste qu’elle est née Alain Mouvault, de mère guyanaise et de père bagnard ; qu’elle a grandi à Paris, avant une adolescence en partie provinciale. Dans les années 70, celle que l’on appelle déjà Jenny chaloupe dans les ruelles interlopes de la capitale, dort où l’on veut bien d’elle et évolue essentiellement de nuit : shows drag queen au Nuage à Saint-Germain, et réputation qui grandit à force de fouler les planches du Sept, du Rose Bonbon, du Liberty ou du Rocambole.
Ce que j’ai aimé dans la nuit des années 80, c’est qu’après le travail on rentrait, on se changeait, on se faisait beaux. On sortait nos habits nocturnes. Jenny, c’est la quintessence de cet esprit.
Cathy, physio chez Castel
Avec ses longs cils, ses tenues arc-en-ciel et son corps digne d’une statue de Botero, Jenny ne passe pas inaperçue. « Mon personnage existait de la même manière de jour comme de nuit, extravagant, remonte-t-elle. Le métro ou la rue, c’était parfois la catastrophe. “C’est quoi ? Une sorcière, une voyante ?” Mais pour moi, c’était naturel. Avec le temps ce n’était plus un déguisement. Quand tu joues le jeu pour rigoler et que ça prend, tu te dis qu’il y a un truc. Pareil pour mon nom : Jenny en référence à une comédie musicale de Kurt Weill, et Bel’Air pour l’hôtel londonien. C’est devenu mon étiquette. »
La stature s’étoffe, la confiance aussi. Très vite, Jenny devient physionomiste du Palace. Une figure. « On acquiert vite une place dans la nuit parisienne, dit-elle. On m’ouvrait toutes les portes des clubs, par crainte d’être refusé le lendemain. J’ai même entendu un : “Oh attention, voilà le gratin”, alors que j’étais accompagnée de trois sbires, un voyou, un cocu, un bon genre et une connasse qui jouait le jeu. » Cathy, aujourd’hui physio chez Castel, n’a à l’époque même pas vingt ans. Pourtant, elle s’en souvient très bien. « Jenny, c’était un monument, appuie-t-elle. Ça l’est toujours. La queen. Le Palace, les fêtes de Fabrice Emaer… On n’a pas fait mieux depuis. Ce que j’ai aimé dans la nuit des années 80, c’est qu’après le travail on rentrait, on se changeait, on se faisait beaux. On sortait nos habits nocturnes, on pouvait se chapeauter et on n’était pas ridicules, bien au contraire. Jenny, c’est la quintessence de cette époque et de cet esprit. »

La nuit goût carambole
Jenny, même quand elle fait la porte et n’est plus cliente, s’autorise « le maquillage pop art et un accoutrement invraisemblable ». Surtout, elle se fait rapidement un nom en ne tolérant ni la banalité, ni le manque de panache. « Il y avait une queue de 350 mètres, retrace-t-elle. Je sortais avec mes gardes du corps et j’allais choisir les gens : “Toi, toi et toi”. Je faisais un peu garde-chiourme. À la porte, je posais des questions simples : “Bonsoir, vous vous appelez comment ? Tu en es ou tu n’en es pas ?” Il fallait savoir refuser l’hétéro de base. Par rapport aux mecs qui s’embrassaient ouvertement dans la boîte, qui se touchaient et plus si affinités. L’hétéro de base, s’il voit ça ou si un mec lui fout les doigts dans le cul, c’est la baston… »
Concrètement, dans un club essentiellement gay, Jenny doit veiller à ce qu’elle nomme, avec poésie toujours, le « carambolage ». Le dosage, l’équilibre, l’harmonie, au cœur d’un quartier encore mixte et bigarré, peuplé de voyous des rues, de matous nocturnes et de bourgeois dévergondés. Avec ce que cela comporte de risques : « J’ai eu des menaces au pistolet et au couteau, souffle-t-elle. C’est très violent et il faut se reposer sur ses gardes du corps. On avait des codes. S’ils me disaient : “À trois heures”, c’est que je devais faire attention à un truc. Si je disais : “Eureka”, c’est qu’il y avait un mec dangereux en approche. Une arme, un canif dans la foule, un mec refoulé revenu tête baissée avec un chapeau… » Les aléas du carambolage, saveur Les Mystères de Paris.

Il fallait savoir refuser l’hétéro de base. Lui, si un mec lui fout les doigts dans le cul, c’est la baston… »
Jenny Bel’Air
Jenny garde le cap, concentrée, fidèle à ses principes : « J’abordais tout le monde de la même manière, à la bonne franquette : “Bonjour, comment vas-tu, qui es-tu ?” ; “Mais enfin, je suis la comtesse de machin chose !” ; “Eh ben pour moi, c’est pareil ma poule, 1789 est passé par là…” Dehors, le gratin et le tout-venant ne se mélangeaient pas. Mais alors à l’intérieur, ils se carambolaient, ça c’est clair. Ils se carambolaient le chinois ! Le Palace, c’était ça, la direction voulait rassembler de tout : la mondanité absolue et la pauvreté totale, la marquise et le poulbot de Montmartre. Ça ne se connaît pas à l’entrée et ça tape le godet à l’intérieur. C’est une chose qui n’existera plus jamais. »
Le Palace, c’est un carnaval, le théâtre des passions et de la représentation. Forcément, en ce début de décennie 80’s, la politique s’y vit aussi de manière exacerbée. Jenny, amusée : « Fabrice Emaer, travaillé au corps par Jack Lang, Pierre Bergé et quelques autres, a milité pour Mitterrand et le lieu s’est politisé. Tu imagines l’ambiance : ceux dans les loges, en hauteur, sur les balcons, les aristocrates, ont commencé à se barrer en bousculant les chaises et en hurlant. Le peuple regardait ça, ahuri, en faisant des doigts d’honneur et en se prenant du champagne dans la gueule. Deux mois plus tard, tout le monde était revenu. »
Le bruit des fantômes
Sévère et intraitable dans ce contexte tendu, dotée d’un regard acéré comme une lame, Jenny terrifie autant qu’elle rassure ceux qui ont eu le privilège de franchir la porte du club. Vêtue en doudou des îles, la reine troque alors son costume de cerbère pour celui de figure maternelle : « Ce qui est intéressant, ce sont les confidences des gens les plus importants. Ils sont au confessionnal, avec leurs envies et leurs incertitudes. Ils ont peur, aussi : “Y’a-t-il trop de photographes ? Ma femme est-elle là ? Mon fils est-il là ? J’ai trop bu pour sortir dans la rue, n’est-ce pas ?” Ministre, acteur, grand banquier… Il y avait de tout. Les attachés de presse disaient : “Avec la Jen’ on est tranquilles, elle arrangera le truc”. » Jenny gagne la confiance des fortunés, se fait un petit carnet d’adresses et reçoit, en contrepartie, quelques cadeaux… personnalisés : « Un illustre personnage m’a offert un gode en marbre du Japon. Je l’avais surnommé Bobby, un truc inestimable. Je l’ai fait tomber, il s’est cassé en mille morceaux. »
À l’image de Bobby, l’époque n’est pas éternelle. Le temps s’écoule, imperturbable, avec son lot de tragédies, individuelles comme collectives. À l’évocation du Sida, Jenny s’éteint. Elle parle de « génocide, d’hécatombe terrifiante », de « ceux qui ne sont plus là », de « basculement », et de « syndrome du survivant ». Pourquoi a-t-elle survécu, et pas les autres ? Pourquoi est-elle passée entre les gouttes, alors que tant d’amis sont partis ? La nuit devient grise, teinte mort-vivant. « J’ai vu mon monde changer, sous mes yeux, glisse la grande diva. C’était l’époque du Kit Kat, au sous-sol du Palace, qui proposait un after de six heures à midi. J’avais déjà la sensation de ne plus vraiment appartenir à cet univers. C’était insupportable pour moi de rentrer dans cette salle, qui avait tant vécu. Le bruit des fantômes… C’était devenu le temple de tous les défoncés de Paris. Tu imagines l’ambiance, les putes, la drogue… C’était extrêmement violent. Là, tu réalises que la nuit c’est pas tout rose, tout bleu, que ça peut être en un instant un carnage inimaginable. Tu réalises que la nuit tue, lentement mais sûrement. L’ouïe, l’odorat, les sens. Le pire, c’est quand la lumière s’allume, le nettoyage, le bordel immense derrière le miroir. Tu réveilles deux trois êtres égarés, avec un seau d’eau. Et tu t’en vas. Le rêve est fini, le soleil va commencer à brûler la peau. Il est temps de rentrer chez toi. »
Là, tu réalises que la nuit c’est pas tout rose, tout bleu, que ça peut être en un instant un carnage inimaginable.
Jenny Bel’Air
Au fil des années 80, le Palace perd de sa superbe. Fabrice Emaer s’éteint et Jenny Bel’Air va et vient, se fait moins régulière. La nuit, ingrate, oublie ses idoles. La physio quitte le 8 rue du Faubourg-Montmartre, direction Les Bains, 7 rue du Bourg l’Abbé. Vingt minutes à pied qui semblent une éternité. « L’ethnie ne me correspondait pas, tonne Jenny. Le paraître du fric, le culte des branchés, aucun mélange. L’appât du gain a détruit ma night. C’était Versailles sur la merde. » Jenny, l’oiseau de nuit, perd quelques plumes. Son monde n’est plus, volatilisé. Elle subsiste, compte sur ses amis et leur solidarité. Redevenir physio ? Hors de question. Jenny, façon Nostradamus : « Chapeau à ceux qui continuent, car aujourd’hui c’est un métier qui est cumulé à celui de la sécurité. Dans une dizaine d’années, il n’y aura plus d’humains aux portes, plus de contact avec la rue, il n’y aura plus que des cartes automatisées pour membres, comme à l’aéroport. C’est ça, l’avenir. »
Jenny, comme tous ceux ayant vécu hors du temps et connu l’intensité, court après ses belles années. L’époque semblait plus gaie, plus colorée ; Paris, moins gris. Moins angoissant. Pour faire face, la reine comble le vide, passe le temps armée de la même créativité. En 2015, vingt ans après la fermeture du Palace, elle a mis au point un spectacle, un one-woman show dans lequel elle chante du Michel Legrand époque Jacques Demy, entonne du blues et joue quelques sketches. Son nom ? Carambolage. Jenny, dans sa bulle, fait revivre un passé endormi. « Je ne m’arrête jamais, admet-elle. Je rentre chez moi le soir, j’accueille des amis et je dis : “Combien vous êtes ?”, ça me fait rire. Je n’arrête jamais parce que je ne dors jamais. Dormir, c’est d’une indécence folle pour les gens de la nuit. Quand je m’endors, c’est forcément avec la télé et la musique. Le bruit, c’est la vie. Tu m’enlèves le bruit de Paris, de la musique, je meurs. Le silence, c’est la mort. C’est le bruit des graviers du Père-Lachaise. J’en ai très peur. »

Tu m’enlèves le bruit de Paris, de la musique, je meurs. Le silence, c’est la mort. C’est le bruit des graviers du Père-Lachaise.
Jenny Bel’Air
Dans un documentaire qui lui est consacré, diffusé en 2008 (Jenny Bel’Air, une vie à l’envers, de Régine Abadia), Jenny, seule dans son canapé, confie son angoisse des dents qui tombent, des cheveux qui tournent blanc et préfigurent une fin prochaine. Elle confie ses traumas, ses angoisses et cette peur maladive d’être, un jour, totalement seule. Oubliée de tous. « La solitude, je la connais très bien, murmure-t-elle aujourd’hui. Je n’ai pas de famille, j’y pense beaucoup. Même à l’époque, en travaillant à la porte du Palace, mon regard se perdait parfois dans la Lune. Je partais, tout là-haut. Tu es étourdie de tant de choses que tu ressens le besoin de t’échapper. Et dans ces cas-là, la solitude reste ta meilleure compagne. Ton ami de la sécurité, qui sait que tu es partie quelques secondes, fait le geste au client qui attend : “Un instant”. Puis, tu reviens : “Oui Monsieur ? Combien êtes-vous ?… “ Et c’est reparti. »