Cet article est initialement paru dans le numéro 220 de Trax Magazine, toujours disponible sur le store en ligne.
« On dirait le dernier homme du monde sur un radeau, au milieu de nulle part, qui n’a plus rien d’autre à faire que jouer sa musique devant la rencontre du ciel et de l’eau. » L’ambassadeur de France en Bolivie se laisse aller à la poésie. Ce qui lui inspire ce tableau mystique ? La vision de FKJ improvisant sa musique, debout sur un plateau flottant, au cœur du Salar d’Uyuni, le plus grand désert de sel au monde. Situé sur les hauts plateaux du Sud-Ouest de la Bolivie, il se drape une fois par an d’une fine couche d’eau de pluie. Si le temps se découvre, l’immense étendue se change en un miroir de quelques 11 000 kilomètres carrés dans lequel se reflète le ciel, créant ainsi une illusion de flottement digne d’un rêve où l’horizon s’évapore.
C’est dans ce cadre exceptionnel que l’équipe de Cercle a organisé et retransmis en direct, en février dernier, un concert du musicien français FKJ. Une émission “hors-série” sans public, spécialement pensée pour l’artiste. « Normalement, on programme d’abord le lieu, puis l’artiste, et on crée une histoire entre les deux après coup », explique Derek, le fondateur de Cercle. « Ici, il s’agit vraiment d’une émission hors norme. Ça faisait longtemps que je voulais inviter FKJ, on lui avait proposé pas mal de lieux qu’il avait refusés. Le Salar est une idée qui nous a tous emballés. Ça collait parfaitement à son univers. » De son vrai nom Vincent Fenton, le multi-instrumentiste tourangeau, poussé sur la route de tournées interminables par un succès mondial, a reçu la proposition avec enthousiasme : « J’ai tout de suite eu envie de faire quelque chose là-bas. C’est une expérience personnelle, bien au-delà de tout attrait professionnel ou promotionnel. » Expérience qui relève davantage de la prouesse, et qui aura nécessité un véritable alignement des planètes pour se concrétiser.
Des problèmes techniques et climatiques
Derrière les images d’une beauté déconcertante, l’harmonie évidente de la musique avec le lieu, on ne devine pas les épreuves et les turbulences auxquelles ont dû faire face Derek et son équipe. « C’était une sacrée mission », s’amuse-t-il, tout juste rentré du périple. L’équipe de production a dû faire preuve de ruse et de sang-froid pour amener courant électrique et réseau Internet en plein milieu du désert, et produire un concert et un tournage dans 15 centimètres d’une eau extrêmement corrosive pour tout appareil électronique. Le tout à 3 600 mètres d’altitude, sous un soleil de plomb à l’indice UV maximum. Pas si onirique que ça. « On est arrivés en se disant qu’il y avait une chance sur deux que ça ne marche pas, qu’il y ait un problème technique, de streaming, qu’il fasse trop froid, que la météo ne soit pas la bonne. », se souvient Vincent. « C’était assez stressant. On venait peut-être de se taper 35 heures d’avion pour rien. »
Les galères de formalités administratives, le contrôle intensif des 11 valises de matériel aux douanes ou les difficultés à se procurer des instruments introuvables en Bolivie sont le cadet des soucis de l’escouade. La priorité absolue ? Assurer le concept clé de Cercle : la diffusion en direct du concert. « Pour Internet, on a trouvé une solution satellite qu’on a dû faire venir en camion du Pérou », raconte Derek. « Mais l’équipe n’a pas pu passer la frontière et a dû louer une voiture pour conduire la parabole de Lima jusqu’à nous. Ils ont fait 30 ou 35 heures de route… Ils auraient pu renoncer. On aurait tourné mais rien diffusé, et ça aurait perdu tout son charme. » Si les problèmes techniques peuvent être contournés, l’équipe restait soumise aux conditions climatiques. « Jusqu’au dernier moment, on n’était pas sûrs que la météo soit avec nous. Pour que ce phénomène de miroir sur le Salar puisse avoir lieu, il faut qu’il pleuve juste avant, et pas du tout après. Ce sont des conditions très particulières, et nous n’avions que trois jours ! » Coup de chance, les précipitations tombent comme prévu, et le désert se couvre de ce voile de ciel au bon moment. Le jour du tournage, ingénieurs, techniciens, chargés de production s’attellent à construire le plateau surélevé sur lequel jouera FKJ. On isole la structure de l’eau, on tend les câbles, on fait venir le 19 tonnes plein à craquer des instruments de l’artiste… Quand les préparatifs sont enfin achevés, l’équipe est fin prête : la retransmission peut être lancée, le concert va démarrer. C’est à ce moment que tous les appareils sans fil se mettent à dérailler. Derek hallucine encore. « La réflexion du soleil sur l’eau détériorait toutes les ondes de nos machines. Jamais nous n’aurions pu prévoir un truc pareil. Nos caméras, les stabilisateurs, les drones… Tout déconnait. Mais il fallait faire avec. » Et ils ont fait avec.
La bande-son du désert
La vidéo se lance dans un décor de rêve : l’horizon a disparu et le ciel bleu éclatant se répand partout. La petite scène sur laquelle se tient FKJ se confond avec les nuages blancs. Debout, entouré de ses instruments et machines, il pose les mains sur son clavier et lance dans cette immensité éblouissante les premières notes d’un concert qui durera près d’une heure et demie. Les morceaux s’enchaînent facilement, et l’on reconnaît certains titres (“Go Back Home”, “So Much to Me”, “Skyline”) du musicien. La seconde partie du live est quant à elle totalement improvisée. « Le lieu m’inspirait tellement. Je regardais autour de moi, j’essayais de m’accorder avec la lumière, le décor, et de faire évoluer ma musique en même temps que le lieu. J’essayais de créer la bande-son de cet endroit », s’enthousiasme Vincent. Plus qu’un décor, le désert devient acteur du spectacle qu’il abrite. « Je n’avais pas envie que ce soit le Salar d’Uyuni pour FKJ ; je voulais que ce soit FKJ qui compose pour le Salar. » Lorsque le vent se lève sur le soleil couchant, Vincent tend son micro vers le ciel et laisse le souffle du désert chanter avec lui.
Ces images auront ému des dizaines de milliers de spectateurs autour du monde, mais tout particulièrement les Boliviens. L’ambassadeur de France en Bolivie, Denis Gaillard, qui a accompagné Cercle dans la réalisation de ce projet, rappelle combien les habitants sont fiers de leur merveille naturelle. « Ils se rendent bien compte que le Salar est un lieu unique. C’est tout à fait naturel pour les Boliviens qu’un événement exceptionnel s’organise dans un lieu aussi exceptionnel. » La nouvelle de la venue de Cercle et de FKJ s’est répandue dans tout le pays, à tel point qu’ils sont devenus de véritables stars locales. On les interviewe dans la presse et à la télévision nationale, on les reçoit à l’ambassade, on les arrête dans la rue… Le projet fait même son chemin jusqu’au président Evo Morales, qui retweete la vidéo du concert. « Une opération artistique comme celle-ci permet de donner une image différente de la Bolivie au monde entier. Les Boliviens étaient tout à fait honorés que leur pays et ses richesses deviennent une source d’inspiration pour un artiste venu d’ailleurs », confie Denis Gaillard, qui avoue se repasser régulièrement la vidéo du concert.
« J’ai joué au milieu d’un paradis, un de ces lieux grandioses sur Terre. Je vais pouvoir montrer ça à mes gamins. » Vincent, tout comme Derek, s’en remet à peine. La réussite du projet est telle qu’ils en oublient déjà les épreuves traversées. Un mois plus tard, Cercle était d’ailleurs de retour en Amérique latine pour faire jouer ARTBAT au sommet du mont du Pain de Sucre qui surplombe Rio de Janeiro. Avec, à n’en point douter, un nouveau lot de galères. Et d’aventures.