En plus d’offrir aux jeunes Palestiniens la chance de pouvoir faire la fête, le Jazar Crew nous montre un autre visage de la Palestine auquel chacun peut s’identifier. En s’appuyant sur l’universalité de la musique électronique et sa valeur politique, le Jazar Crew pourrait bien jouer un rôle important dans le combat pour une Palestine libre et respectée. Trax Magazine a mené l’enquête : vous pouvez découvrir l’histoire de ce collectif et de leur communauté dans notre dernier numéro !
© Bashir Wagih
Nos pas et nos voyages nous ont mené à SkyWalker, une amie proche du collectif qui est aussi la première femme DJ palestinienne. Son son : une techno percutante, à la fois sèche et musicale. Elle se produisait à Paris la semaine dernière – et notamment samedi soir à l’Alimentation Générale où elle réalisait le premier b2b franco-palestinien avec Karamel, résident et co-fondateur de Parallele –, l’occasion pour nous de la rencontrer et d’en apprendre plus sur son parcours.
Si vous prenez la route de la jeunesse palestinienne, entre Haïfa (Israël) et Ramallah (Cisjordanie), un nom reviendra souvent : celui de Sama, une femme qui est aussi l’emblème d’une génération. Si tout le monde parle d’elle ici, c’est que la jeunesse de Ramallah lui doit beaucoup. Aujourd’hui encore, rares sont ceux qui ont autant bousculé les mentalités et les préjugés que la jeune femme. Une dizaine d’années auparavant, Sama Abdulhadi, alias SkyWalker était la première personne – hommes et femmes confondus – à mixer de la musique électronique dans un bar de Ramallah.
“À l’époque, il n’y avait pas de soirées à Ramallah, seulement deux DJ’s qui jouaient de la musique arabe”, se souvient-elle amusée. En 2006, Sama Abdulhadi se lance dans le DJing alors que “la musique électronique n’existe même pas” chez elle. Elle s’essaie donc d’abord au hip-hop, catégorie “très amateur” : “J’appuyais sur play et je touchais les faders, c’est tout… Mais tout le monde faisait ça ici !” Quelques mois plus tard, son grand frère quitte le pays pour étudier et découvre la trance. Non pas celle d’Ace Ventura ou d’Ajja mais celle de Tiësto – époque 2006 : “Je me tirerais une balle si j’entendais ça aujourd’hui. Mais à l’époque, le beat, les synthés… C’était une musique d’extraterrestre pour nous, elle nous donnait beaucoup plus d’énergie que ne l’aurait jamais fait une darbouka”.
“Cette fameuse soirée Tiësto, en 2006”
Une femme et de l’électro en Cisjordanie… “Ca ne choquait pas tant que ça”, affirme-t-elle pourtant. À vrai dire, Sama n’a jamais été une jeune fille palestinienne comme les autres : “Quand on est revenus en Palestine, les filles n’avaient pas le droit de jouer au foot – un jeu dit vulgaire – ni de porter les cheveux courts… Mais j’adore le foot, je n’ai jamais porté les cheveux longs et je traînais avec des mecs sans y prêter attention”.
“J’ai travaillé comme livreuse, mécanicienne, barman, shisha boy… Tout ce que les filles ne pouvaient pas faire, se remémore-t-elle. Mais j’étais amie avec tout le monde : les taxis, les flics, les marchands… Les gens ont fini par s’habituer”. Elle ajoute : “Mes parents m’ont soutenu dans tous mes choix et me défendaient devant n’importe qui, alors je me sentais normale”.
Quoi qu’il en soit, ce CD de trance/EDM va révéler Sama à son potentiel de DJ. Amoureuse de ce nouveau son, elle décide de le partager et organise une soirée : “C’était vraiment étrange, personne ne s’attendait à ça. La salle était pleine, les gens n’arrêtaient plus de danser, de sauter sur les tables torses nus, raconte-t-elle. Ils étaient complètement fous et personne ne savait dire pourquoi”. Puis vint le tour de Sama de partir étudier à l’étranger.
“Le genre d’événements que j’organisais quand j’avais 19 ans. Je lançais un titre et allais danser avec les autres…”
Direction Beyrouth, capitale du Liban et de la nuit du Moyen-Orient : une ville “incroyable avec un bel underground”. Et elle ajoute : “Aussi, les Libanais sont d’une beauté incroyable, aussi bien les hommes que les femmes : vous ne sauriez plus où donner de la tête”. Si Sama partait pour étudier, ses plans vont vite changer. “Je sortais tous les week-ends, j’ai vu des artistes incroyables comme Popof, Nicole Mudabber ou Stephan Bodzin sur la plage, des toits ou dans des clubs underground.”
Le fait de voyager et d’étudier à l’étranger n’est pas commun pour une famille palestinienne ; Sama est ce que l’on pourrait appeler une “privilégiée” puisqu’elle n’est pas née en territoire occupé : “Ma famille a été délogée comme les autres en 1969, après quoi elle s’est installée en Jordanie où je suis née.” En 1994, lorsque le gouvernement de Yasser Arafat autorise les Palestiniens exilés à rejoindre la Cisjordanie, son père n’hésite pas une seconde.
“Je lui demandais pourquoi est-ce qu’il nous détestait autant”, explique-t-elle en puisant au plus profond de sa mémoire. Quitter la “calme Jordanie” pour une “zone de guerre” n’avait rien de très attrayant pour la petite fille. Pourtant… “Je n’ai jamais compris son choix jusqu’au déclenchement de la seconde Intifada. J’avais 10 ans.” À l’époque, Sama n’a aucune idée de la teneur du conflit : “Je savais seulement qu’il existait une ligne. Lorsque je la franchissais, je devenais une étrangère dans un très bel endroit avec plein de jouets. Je ne voyais pas le conflit.“
Elle découvre à travers l’horreur de l’Intifada le “côté sombre d’Israël et de l’être humain”, réalise l’humiliation subie par son peuple et s’engage dans un combat politique. “Vivre dans un endroit où un étranger était dans le droit de me jeter dehors me rendait furieuse. Les sept années d’Intifada ont donc été ma période engagée.” Sept ans plus tard, réalisant que parler politique ne menait à rien, elle se laisse aller aux joies du son et de la nuit.
Nous voilà revenus à Beyrouth, où Sama découvre la musique techno et finit par être exclue de son université. Du coup, retour à Ramallah, où sa famille s’inquiète. Voyant l’amour de Sama pour la musique grandir, son père décide de l’inscrire à des études d’ingénierie du son en Jordanie. “Omar, mon professeur était aussi un très bon DJ tribal-techno sous le nom de Lord Kobayashi”, précise-t-elle. “Il est devenu mon mentor et m’a appris à mixer de manière professionnelle, puis on a joué ensemble dans un bar appelé le 101”. Au bout d’un an, Sama réussira à être transférée à Londres où elle décrochera son diplôme.
SkyWalker b2b Lord Kobayashi en Jordanie
Le temps de rejoindre son université londonienne, Sama balance ses premiers sets techno dans les bars de Ramallah : “Absolument personne ne me comprenait jusqu’à ce que je rencontre Fidaa”. La jeune femme – un personnage emblématique et inspirant de la jeunesse arabe de Haïfa – lui présente le Jazar Crew, le premier soundsystem palestinien qui n’en était encore qu’à ses premières teufs. “Ca a été un chemin long et tumultueux mais aujourd’hui, on peut véritablement faire la teuf en Palestine !”
Alors qu’une carrière semble pouvoir se dessiner devant elle, il est temps de choisir un nom. Ce sera SkyWalker. Loin d’être une fan de Star Wars, elle le dit cash : “Je n’ai jamais vu un seul de ces films, je devrais le faire peut-être…”. En arabe, Sama signifie “ciel” et son père n’aimait boire que du whisky de marque Johnny Walker. SkyWalker est donc née : “Un jour, j’espère composer un track qui sera une vraie pièce de maître. Je l’appellerai ‘Luke’.”
Au loin, on aperçoit Rojeh, co-fondateur du Jazar Crew
SkyWalker participera au premier Mukti Gathering, le festival du Jazar Crew, en 2012 : “Le Mukti nous réunit tous, c’est magique. À l’époque on montait sur scène et on jouait tous ensemble ; on se passait les platines à n’importe quel moment…”. Aujourd’hui elle vit au Caire, en Égypte où elle travaille en tant que designer sonore pour le cinéma. “L’Égypte est 100 fois pire que la Palestine, lâche-t-elle, suscitant la surprise. La moitié des gens que je connais ici sont en prison, morts ou disparus”.
Malgré le désamour qu’elle ressent souvent pour ce pays, Sama y reste afin d’acquérir plus d’expérience et de connaissances. De sa chambre égyptienne, la première femme DJ palestinienne rêve de son pays. “La Palestine a une des meilleures situations du Moyen-Orient : les gens sont civilisés, il n’y a pas d’insécurité en interne, l’économie pourrait être bonne et nous pourrions avoir du travail… Mais nous sommes sous occupation ! C’est toute l’ironie du monde dans lequel on vit”.
Gros bordel sur scène lors d’un événement du Jazar Crew : “Je crois que nous sommes 4 ou 5 DJ’s sur cette photo”
Aujourd’hui, Sama n’a pas une seconde à elle. Son travail de sound designer lui prenant beaucoup de temps, elle peine à se consacrer pleinement à sa musique : “Je suis un peu rouillée, mais je prépare de belles choses !” Dans les prochains mois, elle espère sortir un nouvel EP, “plus abouti que [ses] deux premiers”, elle envisage aussi de poursuivre ses masters dans le but de “revenir en Palestine”, et de pouvoir “améliorer le pays” : “Je veux me nourrir du monde entier pour le rendre à la Palestine”.
La semaine dernière, SkyWalker se produisait aux côtés du Jazar Crew dans deux salles parisiennes pleines à craquer. En clôture du festival Palest’in & Out, dans un Petit Bain en feu, la jeune femme a tenu son dancefloor avec une main de maître, avant d’être rejoint par un des membres du Jazar qui l’accompagnait à la darbouka.
Samedi dernier le collectif Intrüzion l’invitait également à se produire en back-to-back aux côtés du résident et co-fondateur de Parallele, Karamel. Le jeune parisien et l’artiste palestinienne ont dialogué ensemble pendant plus de deux heures, au-travers le langage universel qu’est la techno.