Par Arnaud Idelon
After en terres Fluxus
À Blois, la Fondation du Doute accueille l’une des plus conséquentes collections du mouvement artistique Fluxus, repère de joueurs, de misfits et d’iconoclastes au nombre desquels le célèbre Ben parmi Allan Kaprow, Philip Corner, George Maciunas, Yoko Ono, John Cage ou encore Wolf Vostell et une cinquantaine d’autres artistes pour plus de trois cents œuvres qui explorent à leur manière le motto de leur compagnon de route Robert Filliou : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
Pour la première fois, l’institution confie les clés du pavillon, espace d’art niché au coeur de la cour de l’ancien couvent, à la curatrice Elodie Bernard, engagée depuis de nombreuses années auprès de la création émergente et initiatrice d’un projet de résidence dans son appartement à Orléans : Living Cube. Pour cette exposition d’envergure, elle sonde l’un des motifs qui se sédimente dans la création contemporaine en arts visuels et qui occupe sans doute nombre de lecteurs de Trax : l’after. « L’after englobe nos peurs et nos fantasmes, nous oblige à repenser le sens de cette fête qui nous a enivrés. Sous couvert de l’after, les œuvres réunies ici nous interpellent sur notre façon de penser, d’habiter, de façonner, de projeter ou bien d’abandonner le monde d’aujourd’hui », écrit ainsi Elodie Bernard.

L’After, motif postmoderne
Si la fête techno, et ses grandes raves prenant d’assaut la majesté silence de grands volumes industriels en ruine, s’est toujours tenue entre la fin d’un monde et le début d’un autre, articulant dans ses vertiges pulsion de mort et pulsion de vie, jamais peut-être l’after party n’a été autant au centre des préoccupations de fêtards comme d’artistes prompts à voir dans ces nuits s’étirant sur de longs lendemains une métaphore de notre époque. C’est d’ailleurs la thèse du duo Trapier Duporté, engagé sur l’exposition : « Si l’histoire était une fête, notre époque en serait l’after ». De Chen Wei à Cha Gonzalez, en passant par Vincent Voillat ou Thomas Teurlai, mais aussi Bruce Bégout, Simon Johannin, Louise Chennevière, Brieuc Le Meur etc. en littérature, ou (La)Horde et Gisèle Vienne en danse contemporaine, l’after n’en finit plus de susciter des formes chez les artistes qui se mettent à son écoute. Incarnant soit le déni (« Nous ne dormirons jamais », écrit Bruce Bégout) devant la finitude d’un monde dont on annonce tous les soirs aux 20h la fin, soit la décadence opposant une résistance tantôt esthétisée tantôt ironique à la chute imminente, ou encore l’utopie d’une grammaire nocturne plus fluide et démocratique qu’il s’agirait de faire advenir au grand jour, ainsi que la célébration d’un temps mort, non productif, une pure dépense comme offense au grand capital, l’after se pare dans le champ des sciences humaines de significations nombreuses.
Contre les déclinismes ambiants, les discours décadents et les délires collapsologues, l’after laisse ouverte la fin comme somme de possibles. L’after termine la fin ou plutôt, il clôt le récit de la fin. L’after est ainsi un contre-moment, une contre-réalité – au sens d’une ontologie par l’excès que prône René Daumal dans son recueil de poèmes Le Contre-ciel – qui fait grincer le sujet perdu dans une nuit sans lendemain. L’after consacre continuer en verbe intransitif : comme une finalité totale et obstinée, empêcher la fin d’advenir. Continuer pour continuer, continuer à continuer. Mais de quoi l’after est-il la fin ? Nous sommes en after plongés dans un entre-deux bancal, sur la ligne de crête entre la conscience d’une fin à venir (et la tentation concomitante de tout donner, se consumer dans une ultime débauche hédoniste) et une incertitude quant à la durée de cette fin (et la volonté de se préserver, de mettre de côté quelques forces comme lorsque l’on actionne sur son smartphone le mode économie d’énergie).

Dans Les Potentiels du Temps qu’il cosigne avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, Camille de Toledo esquisse la figure des enfants du tournant : génération sacrifiée sur l’hôtel de la fin de l’Histoire et de la mort des utopies, figées dans la torpeur des fatalistes, sclérosés par la perte de l’horizon. Fin de l’histoire (Fukuyama), fin de l’utopie (Marcuse) et autres crépuscules des idoles (Nietzsche) nous sommes ballottés dans un monde horizontal, déserté par la notion de progrès et par l’arc de l’histoire, un monde sans événement où règnent consensus, mollesse et absence de récits. Un monde qui bande mou. L’after, comme paroxysme de la fête, recherche des limites du corps dans sa danse avec la nuit venue au jour, débauche d’énergie jusque dans la pulsion de mort, peut se lire comme une quête désespérée de verticalité et de transcendance dans un monde abandonné des Dieux.
Visions plurielles, formes éclatées
Dans les quelque 200 mètres carrés du Pavillon, l’on croise les pièces de Bertrand Dezoteux, Julien des Monstiers, Martin Le Chevallier ou encore Ugo Schiavi. On est interpellés par les photographies de clubs déserts photographiés de l’extérieur par François Prost dans son livre After Party publié chez Ed Banger, les images génératives d’Emilie Brout et Maxime Marion mimant une intelligence artificielle survivant à la présence humaine dans un futur dystopique, les accessoires mi-figues mi-raisin de Gwendoline Perrigueux qui rappelle combien chaque fête évolue sur la ligne de crête entre la célébration et l’effondrement, ou encore Crystal Mess de Nelson Pernisco : une boule disco pendue à une lourde chaîne activée par un moteur arduino fatigué et dont les crissements au sol, dans les sédiments de facettes qui s’accumulent, ne dit rien d’autre que l’épuisement d’une fête qui tourne en boucle.

« AFTERPARTY n’est pas qu’un clown triste qui voit la party se terminer. Les œuvres choisies, parfois empreintes de mélancolie et de spleen, révèlent un regard lucide et combatif sur notre société. À travers elles, c’est tout l’engagement d’une génération qui se fait sentir, une véritable force collective s’en dégage, comme le rassemblement des voix en une puissance commune », résume Elodie Bernard. En sortant du bâtiment, l’on traverse la cour du doute et l’on bute sur un cadavre de berline BMW martelée de coups, des boucles acid lancées tambour battant dans le coffre, de la fumée lourde s’échappant des vitres brisées. C’est la relique d’une performance “À mille milles des chefs-d’oeuvre” donnée le 10 octobre dernier par Trapier Duporté : un performer martelant la voiture à l’aide d’une masse de manière répétitive, désabusée, la fatigue se faisant sentir à mesure des coups, pendant que son complice au micro, sur une composition ambient des Frères Carrasco, enfilait les punchlines comme on enquille des shots le samedi soir avant de finir dans un souffle sur cette prophétie : « Après la fin du monde, nous recevrons encore des mails automatiques, des tweets et des offres gratuites. C’est bien la preuve que notre disparition était fortuite. » Et c’est l’une des réussites de l’exposition AFTERPARTY de s’étoffer de performances, comme celles de The George Tremblay Show mais aussi de tables rondes, conférences et dialogues des artistes exposés avec les collections Fluxus de la fondation.
After ou monde d’après ?
AFTERPARTY met demain en question : l’effondrement a-t-il déjà eu lieu comme le suggère Roland Gori, sommes-nous nés avant ou après le Déluge, quand viendra la Fin ? Mais ces fictions collapsologues sont aussi prétexte, comme nous l’apprend Jean-Paul Engélibert dans son essai Fabuler la fin du monde, à conjurer les maux de notre temps pour donner à demain d’autres scénarios plausibles. « L’exposition AFTERPARTY prend de fait une signification toute particulière : sera-t-elle l’empreinte d’une jeunesse aiguisée par le monde qu’il lui reste à inventer… L’après-partie commence maintenant », déclare ainsi Alain Goulesque, directeur de la Fondation du Doute. À l’heure à l’on commente partout l’avènement d’un supposé monde d’après, nous sommes assurément en plein after.
Exposition visible jusqu’au 29 novembre 2020 au Pavillon d’Exposition & Café Fluxus. Entrée gratuite. Toutes les informations sont à retrouver sur le site de l’exposition.