En 2012, nombreux sont ceux qui ont découvert votre travail dans le clip “I Fink You Freeky” du duo sud-africain Die Antwoord. Quel lien peut-on faire entre votre univers et le leur ?
Ils disent souvent que je suis une source d’inspiration pour eux, ils ont utilisé mes dessins très vite. Ils aiment plonger leur public dans des univers qui mettent mal à l’aise. Certaines vidéos qu’ils ont faites à leur début étaient semblables aux types d’endroits que j’ai explorés dans mon travail.
Le duo cultive une forme de rébellion ou de subversion, est-ce aussi le cas de votre travail ?
Mon esthétique ne se limite pas à un objet, elle ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, je ne me prétends pas politisé. Je m’implique dans un projet et y travaille pas à pas, selon mon état émotionnel et l’envie de créer une réalité visuelle, un monde visuel. D’où le nom de cette exposition rétrospective, Le Monde selon Roger Ballen. Elle n’aborde pas un sujet en particulier, c’est une réalité en plusieurs dimensions : il y a une part d’humour, de désespoir, de beauté, de laideur… Comme je dis souvent, mon travail traite de la poétique de l’esprit : sa façon de fonctionner, de s’influencer lui-même, de créer. C’est un moyen pour moi, et j’espère pour d’autres, de mieux comprendre les parts plus profondes de l’esprit. C’est la finalité du monde selon moi : pénétrer la surface de l’esprit, y rentrer et tenter d’agripper ce qu’on y trouve, la condition humaine. C’est un voyage psychologique qui, je l’espère, t’amène à un endroit de ton esprit que tu ignorais jusque-là, quitte à effrayer. Quand les gens disent que mes photos les effraient, c’est parce qu’ils n’ont pas encore ressenti cet état de peur, et qu’ils ne veulent pas y pénétrer. Les images les rendent anxieux, mais ils ne parviennent pas à s’en détourner, ils craignent de faire des cauchemars, se disent que quelque chose cloche chez moi, mais en réalité c’est chez eux que quelque chose cloche.
“I Fink You Freeky” était le premier clip musical que vous réalisiez, qu’en avez-vous retenu ?
“Freeky” était un gros succès, alors que je n’avais jamais songé à faire des vidéos à partir de mon travail en photographie. Dès lors, j’ai décidé de créer une vidéo à chaque nouveau projet, Outland, Asylum of the Birds, Ballenesque, Theatre of Apparitions. J’ai aussi réalisé un long-métrage avec Die Antwoord l’an dernier. Ils veulent refaire certaines scènes, donc je ne sais pas exactement quand il sortira, probablement en 2020.
Depuis votre premier ouvrage de photographie en 1979, votre travail est passé de cadres et personnages réalistes vers un monde plus fantasmagorique. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Ce fût été un lent processus, sur de nombreuses années. Les débuts sont parfois comme de petits pas, et soudain il y a un grand pas. Mon travail a commencé à être davantage “ballenesque”, dirait-on, plus spécifique à moi autour de 1997, alors que je travaillais sur le projet Outland. Je me suis davantage dirigé vers l’imaginaire, et c’est là que j’ai commencé à interagir d’une façon plus artistique, plus créative avec les sujets que je photographiais. J’ai commencé à leur donner des consignes précises plutôt que de les laisser se tenir naturellement. J’ai essayé d’aller au-delà du simple geste de photographier les gens chez eux, pour créer, d’une manière ou d’une autre, un théâtre de l’absurde.



Vous dites souvent que Samuel Beckett est une source majeure d’inspiration.
Oui, son œuvre est très absurde. Ensuite, elle est minimaliste, éparse. Comme mes photos. Les décors qu’il utilisait sur scène sont non seulement absurdes, mais aussi très réduits. Si tu regardes mes photos, elles présentent ces caractéristiques, l’absurdité, la dispersion… Elles traitent de divers états psychologiques de la condition humaine, et notamment, l’état le plus basique, la confusion sur le sens de la vie. Beckett a eu un fort impact très tôt sur moi. Si tu vas à l’intérieur (il désigne l’entrée de l’exposition), il y a un film que j’ai fait en 1972, très inspiré par Beckett. Le personnage dans le film peut être vu comme un outsider, quelqu’un qui vit dans les marges. Ce sont les sujets et les lieux que j’ai travaillés au long de mon oeuvre.
Qu’est-ce qui vous fascine chez ces gens qui vivent à la marge ?
Je ne suis pas fasciné par n’importe qui qui vivrait à la marge, d’ailleurs, qu’est-ce que la marge ? Les gens avec qui je travaille sont très authentiques, ils ont un mode de vie intéressant et j’ai développé des amitiés profondes avec eux. Ils sont honnêtes dans leur façon d’être. Des fois, c’est un vrai soulagement de travailler ou simplement d’être avec ce genre de personnes, plus simples, qui ne se soucient pas d’argent, de consommation… et qui produisent un art avec cet état d’esprit, sans filtre, sans savoir quoi ce soit sur l’art.
Votre travail a continué d’évoluer, à travers des vidéos, des installations et même des photos en couleur. Ces nouveaux projets figurent-ils dans cette exposition de la Halle Saint-Pierre ?
Oui c’est la première fois que j’expose des photos en couleurs. J’ai commencé à en faire il y a deux ans, après avoir fait une vidéo pour le livre Ballenesque, une rétrospective que vous pouvez voir là-bas. Leica Camera m’a offert un appareil numérique et j’ai commencé à prendre des photos en couleurs un peu par hasard. Et j’étais très surpris que les couleurs soient aussi bonnes, meilleures que le noir et blanc finalement.

À l’inverse, qu’est-ce que qui vous a fait travailler en noir et blanc toute votre carrière ?
Quand j’étais petit, le noir et blanc c’était tout. J’ai grandi dans un monde en noir et blanc et je n’ai jamais envisagé la couleur. J’avais le sentiment que la couleur était plutôt commerciale, fausse, hollywoodienne… Je le pense toujours à propos de beaucoup de couleurs. Si tu vas en haut, tu pourras voir que les couleurs sont plutôt monochromatiques, éteintes.
Vous avez souhaité faire cette première grande rétrospective en France à la Halle Saint-Pierre, qu’est-ce qui vous a fait choisir cet endroit ? Et à quoi doit s’attendre le visiteur ?
Ça a toujours été un de mes musées favoris. J’y viens chaque fois que je suis à Paris. L’art brut me passionne depuis ma jeunesse. Ce qu’on peut voir ici, ce n’est pas un art à la mode. Selon moi, c’est quelque chose de plus rituel, psychologique, de l’art authentique, créatif. Les gens qui le pratiquent sont assez semblables à ceux avec qui j’ai travaillé toutes ces années, des outsiders qui vivent à la marge. J’ai pensé que ce serait un cadre tout naturel pour cette exposition, mon chez moi. Beaucoup des dessins de l’expo viennent de ces gens de l’art brut, qui ne se voient pas comme des artistes, ils font juste leur truc. Je dois dire que c’est une exposition unique. Elle inclut une part de ma collection d’art brut, des dessins de moi, d’autres personnes, mes vidéos et celles d’autres personnes. En fait, on peut y voir toutes les activités artistique dans lesquelles j’ai été impliqué jusqu’ici.

Le Monde selon Roger Ballen sera visible à la Halle Saint-Pierre jusqu’au 31 juillet 2020.