Être femme derrière les platines en 2016, vu par Chloé

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Bruno Clément
Le 25.07.2016, à 18h35
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©Bruno Clément
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Bruno Clément
Depuis ses deux excellents albums, The Waiting Room (2007) et One in Other (2010), on ne présente plus Chloé. De son vrai nom Chloé Thévenin, la DJ et productrice techno parisienne, qui a fait ses armes au Pulp entre 1997 et 2007, est aujourd’hui une habituée des grands clubs parisiens, européens et internationaux. C’est aussi avec Jennifer Cardini, Miss Kittin et Maud Geffray (Scratch Massive), une des rares femmes de la scène électronique française à s’exporter à l’étranger. Mercredi 20 juillet, elle était l’invitée de POP meufs, au Pavillon des canaux pour une interview publique. Trax lui donnait la réplique. Voici ce qu’elle nous a dit sur la place des femmes dans les musiques électroniques, le sexisme de l’industrie musicale, son parcours de femme DJ, les années Pulp et son idéal.Par Florian Bardou

Est-ce si différent d’être aujourd’hui Chloé, une femme DJ, par rapport à tes débuts, il y a 20 ans, quand tu as commencé à mixer au Pulp ? 

(Elle sourit) J’ai même commencé à mixer avant le Pulp ! Aujourd’hui, je dirais que c’est plus facile parce que la musique électronique est plus acceptée, voire plus démocratisée. A la différence, quand j’ai commencé, la musique électronique n’était qu’une niche plutôt mal vue par les institutions et par la police. Elle n’était jouée que dans les raves ou dans deux ou trois clubs gays à Paris et d’autres villes. Ça n’avait donc pas tout à fait le même impact.

Sans Internet, dans ce climat, qu’est-ce qui t’as donc poussé à devenir DJ ?

Quelque part, dans les années 1990, faire de la musique électronique, c’était un peu un acte politique et militant. Ces clubs comme le Queen, le Palace, etc. étaient les seuls endroits où je retrouvais toutes les catégories socio-professionnelles. Tous se mélangeaient, tous les genres aussi, c’était hyper éclectique. Les seuls endroits où tout le monde était au même niveau. C’est ce qui m’a attiré : je recherchais une forme d’apaisement dans ma vie, et donc, me retrouver dans ces espaces. Ça allait de pair avec la musique électronique. Ce qui est étrange, c’est que je ne me suis jamais dit que j’allais ensuite devenir DJ ou même productrice. C’était mal vu, et n’était pas considéré comme un métier. Je composais un peu de musique à la guitare sur des quatre pistes, je faisais du théâtre tout en étudiant le droit, et j’ai commencé à mixer comme quand tu apprends à jouer d’un instrument de musique. Tout s’est fait naturellement. Aussi parce que je sortais tout le temps, tous les week-ends. Ma deuxième maison, c’était les clubs et les sorties.

Est-ce que tu avais des modèles d’autres femmes artistes quand tu as débuté ?

Je n’avais aucun modèle précis dans la musique électronique. Ce n’est pas une femme précise qui m’a fait dire « tiens, je vais devenir DJ ». Tout ce que j’ai fait dans ma vie, même étant plus jeune, ce n’était pas ce que faisait forcément les filles. Les filles n’apprenaient pas spécialement à jouer de la guitare à l’époque. Or, je traînais beaucoup avec des garçons, je collectionnais des disques et j’étais surtout attiré par des groupes de musique pop rock, les Pink Floyd, les Beatles. Mais je ne me disais pas non plus que je voulais être chanteuse.

Mais cette absence de modèle ne t’a pas manqué ?

Pas du tout.

Est-ce qu’à l’ouverture du Pulp, en 1997, quelque chose a changé pour les musiques électroniques, la production, le clubbing et l’underground ?

Le Pulp pour moi, c’était un condensé de toutes les libertés où tous les genres étaient mélangés. Le mercredi, c’était plutôt rock avec les puristes tout en cuir ; les soirées du jeudi étaient ouvertes aux hétéros mais hyper mélangé ; le vendredi, c’était plus gay, garçons et filles ; et le samedi, que pour les filles avec une musique un peu plus généraliste. Mais surtout, ce club était tenu par des femmes. C’est ce qui faisait la différence, et se retrouver soutenue par un groupe de femmes, ça m’a aussi beaucoup donné confiance alors que j’étais très jeune DJ.

Dans ta carrière, qu’est-ce que ce moment-là a changé ?

J’ai vraiment grandi avec le Pulp. Quand j’ai commencé, c’était un club inconnu, un club de filles, que personne n’arrivait vraiment à identifier. Même là-bas la musique électronique n’était pas très attendue à ce moment-là. C’était essentiellement de la musique généraliste, même le vendredi avant les trois heures durant lesquelles on mixait. En étant en résidence, on a vraiment inscrit et imposé quelque chose. Ça a été un travail de long terme pour imposer les musiques électroniques. On a commencé à inviter des DJ, notamment des filles DJ, que d’autres soirées n’invitaient pas forcément. Ça correspondait aussi au changement d’un son. On est passé de la house music avec les soirées Respect, à un son peut-être un plus froid.

Est-ce que ça a été un moment crucial pour le clubbing underground actuel, notamment gay et lesbien ?

Effectivement. À Paris, c’était le seul et unique club à proposer quelque chose de vraiment différent. On ressentait vraiment une ouverture d’esprit. Et le fait que ce soit tenu par des filles, qui soutenaient les filles mais qui s’ouvraient à d’autres, ça montrait un bel exemple d’égalité et d’expression pour chaque personne.

C’est à ce moment-là que ton son a pris forme, s’est figé ?

Mon son n’est pas figé parce que j’aime autant les disques de house que les disques de techno. Je n’aime pas l’idée d’être enfermée dans un son car après tu restes trop attaché à une époque. En l’occurrence, je joue beaucoup aujourd’hui et pas forcément de la techno. J’aime la bonne musique quelque soit le style, pas quand un DJ s’enferme dans quelque chose.

Comment tu expliques qu’en 2016, les artistes féminines ne représentent même pas 10 % à vue de nez des line-ups des festivals et des programmations en club ?

Ce qui me fait complètement halluciner c’est que ça évolue hyper lentement. On a l’impression d’être toujours les mêmes quatre DJ depuis de très nombreuses années. Depuis que j’ai commencé, ce qui me frappe, c’est que j’ai des filles qui viennent me voir et qui me disent : « Quand je t’ai vu mixer, ça m’a montré un exemple, et ça m’a donné envie de mixer ». Ça veut tout dire. On parle aujourd’hui d’imposer des quotas dans certains festivals. J’y crois beaucoup dans le sens où voir des femmes mixer ça montre l’exemple au public. À un moment donné il faut faire en sorte que les femmes s’imposent dans les musiques électroniques. Le jour où j’ai amené la première démo chez Karat, j’étais super timide, voire terrifiée. Mais le fait d’avoir eu un espace ouvert comme le Pulp m’a donné la chance de pouvoir exprimer quelque chose.

Est-ce que c’est parce que les programmateurs sont réticents pour mettre aux platines des femmes ? Ou est-ce que c’est aussi parce que les femmes osent moins se lancer dans la techno ou la house par crainte d’être reléguées ?

Un peu des deux. Pour moi, il faut montrer l’exemple pour donner confiance à des jeunes filles timides et leur dire qu’elles peuvent aller derrière les platines. J’ai entendu récemment qu’un artiste n’acceptait de jouer dans un festival que s’il y avait tant de femmes qui jouaient, sinon il ne viendrait pas. C’est important qu’il y ait ce réveil collectif. Tout est le monde est d’accord sur la maigre place laissée aux femmes dans la musique électronique, on en parle tout le temps, mais dans le même temps ça n’évolue pas vraiment car certains ont peur de prendre des risques. Personne n’est pourtant créatif s’il ne prend pas certains risques. Personnellement, je fais partie de celles qui considèrent qu’un son n’est ni masculin ni féminin. Ça m’insupporte parce qu’il y a des femmes qui envoient grave du bois, et on les renvoie à un son féminin. Mais c’est quoi un son féminin ?

Quand tu pars mixer à l’étranger, aux Pays-Bas, en Allemagne ou ailleurs, est-ce que tu ressens ces mêmes réticences en termes de programmation ?

La réticence est générale. Peut-être plus particulièrement en France, parce qu’on regarde toujours ce qui se fait ailleurs avant de l’appliquer à nous-mêmes. J’ai joué plusieurs fois en Inde, où la scène est en plein essor et où l’on trouve de nombreuses belles soirées. Une fois, j’ai été hyper choquée parce qu’un Indien ne comprenait pas qu’une femme puisse être derrière les platines. Il a arrêté un disque avec sa main, et je sentais qu’il avait la haine en me voyant. C’est un problème plus profond.

“On sent qu’il y a encore du boulot.”

Est-ce qu’une part du problème ne vient pas non plus de la critique musicale faite majoritairement par des mecs ? Comment as-tu vécu la réception critique de tes disques à leur sortie ?

Le problème ne vient pas forcément du fait que ce soit un journaliste ou une journaliste parce qu’il y aussi plein de femmes journalistes qui sont aussi dans un schéma hyper classique, old school, et qui se disent qu’une fille doit faire ci et un garçon doit faire ça. C’est une question de culture, d’ouverture, d’apprentissage, de maturité ou d’angle de vue. On sent qu’il y a encore du boulot. On le voit tous les jours dans les médias.

Tu as déjà été visée par des remarques sexistes dans ta carrière de DJ ?

Carrément. Rien que le fait qu’on me dise à la fin d’un set : « C’est pas mal pour une fille ». Ça arrive encore de temps en temps, même si j’ai réussi à dépasser tout ça. Je le ressens aussi dans mes cachets. Même après deux albums, au même niveau d’expérience qu’un homme, il y a toujours une différence de salaires. On en discute avec mes agents, qui s’occupent aussi de DJ hommes : ils ont remarqué des choses assez flagrantes après 20 ans de métier. A priori je n’ai pas une âme militante, mais de fait, en étant dans l’affirmation de ce que je fais, ça m’agresse et ça m’énerve alors que je n’aurais pas envie de m’énerver en temps normal.

Le terme « DJette », ça t’énerve aussi ?

Complètement (rires). « -ette », c’est un diminutif, c’est réducteur, donc je n’aime pas du tout. Et puis ce n’est même pas beau comme mot. Il faut arrêter d’utiliser ce terme. C’est marrant parce qu’en anglais, on dit « DJane », là, ça sonne mieux. Et puis mon deuxième prénom, c’est Jane. Donc ça m’a fait rire au début.

Dans une prochaine interview à venir sur Trax, le rappeur Mykki Blanco, nous explique que c’était de manière générale l’industrie musicale qui était homophobe et sexiste. Est-ce que tu es d’accord ?

Ce n’est pas forcément l’industrie musicale qui l’est. Effectivement, de fait, on va te dire qu’en musique électronique, comme il y a des machines, c’est plus pour les hommes. Rien que de penser comme ça, on peut dire que c’est sexiste. Il y a un phénomène général. Mais Mykki Blanco est quelqu’un de très engagé, de très militant, dont je respecte la vision des choses. Mais je serais peut-être plus nuancée parce que je ne me sens pas du tout rejetée. En l’occurrence, il axe tous ses textes et tout son propos autour de ça : c’est son cheval de bataille. Le mien, c’est avant tout la musique même si je continue d’en parler à d’autres occasions.

Est-ce que l’autre part du problème, ce n’est pas aussi que les musiques électroniques, la techno, la house ont perdu en revendications et en militantisme ?

C’est le produit d’un contexte. Quand j’en suis venue aux musiques électroniques, ce n’était pas juste pour la musique, c’était tout un autre contexte : le fait de se retrouver dans une rave avec toutes les catégories socio-professionnelles et tous les genres, ou encore se retrouver dans un endroit comme le Pulp. Mais finalement, il y avait très peu d’endroits de ce type. Aujourd’hui, la musique électronique est devenue un genre à part entière, et tant mieux en quelque sorte parce qu’on a tous évolué avec, et qu’on avait envie de la faire connaître. Malheureusement, et comme pour tous les genres de musique, à un moment donné c’est récupéré à gauche à droite et ça perd de sa force et de son sens. Pour ma part, j’évolue toujours dans la musique électronique en suivant ce vieil idéal : réunir tous les gens sous un même toit en se disant qu’on est tous égaux.

Selon toi, quelles peuvent être les solutions pour rendre l’industrie musicale plus égalitaire et lutter contre le sexisme ?

Peut-être en soulignant que c’est de la faute des promoteurs, mais aussi d’un système qu’il faut changer en profondeur. Les quotas pourraient être une solution pour soutenir les nouvelles DJ’s, les pousser et leur montrer que c’est possible. Il faudrait peut-être aussi mettre en place des aides particulières pour financer les projets de jeunes artistes femmes des musiques électroniques…

Toi tu as été aussi soutenue grâce à Kill the DJ, que tu as co-fondée avec tes amis en résidence aux soirées du même nom au Pulp, dont Ivan Smagghe. Quelle est la part de responsabilité des labels là-dedans ?

Un truc tout con : quand un mec d’un label lambda reçoit une maquette d’une fille, peut-être qu’il ne va pas tout de suite la prendre au sérieux. A partir de là, le jeu est déjà faussé. Quand je dis qu’il faut tout changer en profondeur, c’est qu’il faut changer les mentalités pour qu’un mec d’un label se dise « ce serait trop bien de faire jouer cette fille, sa maquette n’est peut-être pas au top, mais en même temps je vais lui proposer ça ». En général, on nous répond qu’il n’y a pas beaucoup de jeunes DJ’s, alors qu’il y des filles qui n’ont qu’une envie : jouer ! Cependant, elles ne se le permettent pas parce qu’elles savent déjà tout ça.

Dans la nouvelle génération de jeunes DJ femmes, tu as des coups de cœur ?

C’est justement difficile de trouver des jeunes DJ’s. Chez Kill The DJ, il y a Clara 3000, qui est en train de préparer son premier maxi. Elle est déjà dans un certain réseau qui fait qu’elle commence à jouer de plus en plus dans les clubs. C’est bon signe et ce qu’elle fait est vraiment bien. Elle d’ailleurs a récemment mixé au Bar à Rotterdam. Elle fait partie de cette nouvelle génération de DJ’s qui aujourd’hui arrive quand même à un peu s’imposer, mais il faudrait un sursaut des promoteurs pour qu’ils aient le réflexe de la booker. Dans la carrière d’un artiste, il y a toujours un moment où on a besoin d’être poussé.

Que dirais-tu à celles qui n’osent pas se lancer par crainte ?

Je leur dirais de ne pas hésiter à contacter un label, puis à recontacter et présenter ses démos. J’ai récemment joué à Lyon avec Mila Dietrich, une très jeune DJ qui m’a filé ses morceaux. C’était vachement bien justement. Il y a encore du travail, mais je suis contente de voir qu’il y en a quelques unes qui y vont. Je leur dirais aussi d’avoir moins peur, de s’imposer, de proposer, etc. C’est facile à dire, mais on est toutes passées par là, et il faut aussi trouver des gens de confiance.

Après des EPs, des maxis, deux albums en 2007 et 2010, que nous prépares-tu ?

Plusieurs choses. D’abord ce live pour Culture Box en septembre, où je travaille avec une femme qui joue du marimba. On est filmée et je joue en live avec elle. Et puis je travaille tranquillement, entre toutes mes dates, sur un nouvel album.

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