Par Adrien Durand
Il y a souvent quelque chose de fascinant à observer une scène musicale de l’extérieur quand on en n’a pas forcément tous les codes. En 2009, au festival Nuits sonores, on pouvait à la sortie du concert de Lydia Lunch (icône punk) et Holly Golightly (rare chanteuse country) se retrouver face à une foule docile, massée devant un DJ qui mixait une musique instrumentale et légèrement abstraite dénuée de rythmiques. Alors que celui-ci faisait rentrer au bout d’une bonne vingtaine de minutes un “kick” (un son électronique de grosse caisse) dans sa musique, les danseurs feulaient de plaisir et se lançaient dans des chorégraphies lascives. L’arrivée soudaine de ce “pied” orgasmique, orchestrée de mains de maître par Ricardo Villalobos laissait le néophyte (a fortiori fan de musiques à batterie et guitares) avec plus d’une question : quel était le pouvoir presque mystique de cet élément rythmique qui semblait agir en même temps sur le cerveau et le corps ? Et pourquoi le kick était-il si important dans la musique techno ?
Signal pavlovien ?
De nombreuses mauvaises langues (on ne parlait pas de “Ok Boomer” avant 2019) avaient déjà fustigé une possible addiction des danseurs techno au kick. Un élément rythmique vu par les détracteurs de la musique électronique comme un signal pavlovien déclenchant le réflexe de la danse (le physiologiste Ivan Pavlov ayant mené ses expériences sur le conditionnement à l’aide de ses chiens, on comprendra la connotation négative ici). Alors les fans de techno seraient-ils plus bêtes et conditionnés que les autres? Evidemment que non. Il n’y a qu’à penser à la tradition de la mosh part dans le rock hardcore qui fonctionne exactement de la même façon : une partie planante puis quelques éléments rythmiques en annonce d’un climax : l’entrée de la grosse caisse et de la caisse claire saccadée, vécue comme une libération. Tantrique shit.
« It began in Afrika »
Alors si nous sommes des moutons, le kick est-il notre berger ? Voyons nous plutôt comme des marins qui naviguent la nuit sur une mer calme qui peu à peu se déchaîne sans qu’on sache où elle nous emmène. Soudain, une lumière s’allume au loin . Ce n’est pas (encore) celle de la mort, mais celle d’un phare qui guide les danseurs dans l’abstraction mélodique de la techno. Dans la pop music, une voix emmène l’auditeur vers un refrain fédérateur (c’est lui le climax). Le voyage offert par la musique techno est plus sinueux évidemment (exigeant diront certains). Si le kick (le pied de la grosse caisse) est présent dans tous les styles de musique ou presque, dans la techno, c’est le chef d’orchestre, l’élément central qui guide tout. Et pour comprendre cela, il faut faire deux pas de côtés.
Quand la techno (telle que nous la dansons dans nos hangars, nos clubs et nos salons, ces jours-ci) naît, elle donne à entendre une nouvelle version de la musique de danse qui jusqu’à elle était dominée par des éléments mélodiques et vocaux. La techno qui surgit dans les grandes métropoles américaines et industrielles des années 80 est construite à l’aide de machines (les iconiques boîtes à rythmes TR 808 et TR 909) justement parce qu’elle est pensée de manière politique comme l’expression d’une inquiétude et une envie de remise en question d’un modèle : sociétal et musical. Le kick prend symboliquement le rôle de leader dans cette nouvelle utopie créative où ce “pied” nous invite à le suivre, à agir, danser contre l’inéluctable (déjà) chute d’un rêve capitaliste, d’une vision ethnocentrée et violente du monde.
Le deuxième pas de côté que nous pouvons faire nous emmène beaucoup plus loin, aux origines ancestrales du son. En Afrique, berceau de l’humanité, la musique surgit sous forme de percussions et devient le vecteur d’une transe qui fait échapper l’homme à la réalité du temps qui passe et sa peur inéluctable de la mort (oui exactement comme quand vous passez plusieurs heures voire jours dans l’espace suspendu de la fête). Ou pour reprendre les mots de Jim Ingram samplé par les Chemical Brothers : « It began in afrika ». Cette musique de danse/transe agit sur l’être humain dans une rare communion entre le cerveau et le corps . L’hypnose générée par ce kick répété de manière mécanique vient probablement de ces temps immémoriaux.
« Quand j’écoute “Spastik”, je repense à comment je l’ai composé. Je me rappelle d’une 909, une 808 et peut-être une 707. C’était juste moi jammant avec ces trois instruments. Et c’est tout. Ensuite j’ai juste joué avec les EQ et possiblement chaque bouton et faders sur la table de mixage pour créer quelque chose d’engageant qui durait 20 minutes », racontait Richie Hawtin à la Red Bull Music Academy en 2013 à propos de son projet Plastikman. « Il n’y a pas de “peak time”. C’est la musique pour la fin de la nuit, quand tu sens ton corps fondre dans le sol, cette impression que le nom “Plastikman” est censé représenter. »
Le corps devient un prolongement de la machine actionnée par un autre corps (on peut ici se rappeler que la première définition du mot industrie est “habileté à faire quelque chose, ingéniosité”). Une fois qu’il rentre, il n’y a plus de notions de temps ou de chemin à suivre : juste l’abandon au rythme. Ce pied de machine devient le pied du danseur. Il est le déclencheur du mouvement, d’une liberté (celle qui nous fait cruellement défaut ces temps-ci).
Esclave du rythme
À voir le public de certains grands festivals huer des artistes jugés trop expérimentaux, et des passages trop arythmiques ou calmes, on peut se demander comment le kick est devenu un dû, du DJ à ses danseurs. C’est peut-être parce qu’au cours des années, on a adapté une contre culture à la société de consommation, en gommant ses aspérités et complexités pour en faire un produit déclinable à grande échelle, avalé rapidement, oublié presque aussi vite. Ce qui apparaît assez ironique (voire désespérant) quand on pense au pouvoir immense de remise en question d’un élément rythmique dans une musique réfléchie sur une table rase du passé. Le public est-il devenu “esclave du rythme” comme le chantait Grace Jones ? “Client du rythme” plutôt, peut-être. Reste que ce kick techno ne cesse, depuis qu’il a été actionné la première fois, d’être repensé, remâché et cité car il déclenche une pulsion fondamentale. Libre au danseur de s’y abandonner pleinement ou pas.
Peut-on encore danser quand il n’est plus là ? C’est ce à quoi nous essaierons de répondre dans la deuxième partie de cette série.