Depuis la sortie de son premier maxi Erosoft en 2002 sur Karat, Chloé est devenue l’une des artistes françaises de référence dans le champ de la techno/house. Passant régulièrement derrière les platines des plus célèbres clubs européens (Berghain, Rex Club, DC-10 ou encore Lux Fragil), elle se veut aussi artiste et musicienne à part entière.
Cette année, Chloé a été choisie pour être la curatrice du Rush Festival, qui se tiendra à Rouen du 24 au 26 mai. À cette occasion, retour sur son interview exclusive réalisée lors du numéro 205 de Trax Magazine, dont elle était rédactrice en chef…
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La musique électronique, c’est un peu pour les gens qui veulent faire de la musique seuls. Il y a pas mal de musiciens qui se sont mis à la boîte à rythme parce qu’ils en avaient marre de chercher un batteur.
Exactement. En plus quand tu mélanges une boîte à rythme à un batteur, tu vois les différences de jeu. On dit que chaque boîte à rythme a un groove particulier, comme chaque batteur a son style. Ce que j’aime, c’est mélanger les deux. Donc au final, c’était cool de rencontrer d’autres artistes, sur des formats plus courts.
D’autant plus que toi, quand tu fais un album, c’est un vrai. Il y a de la narration, une idée directrice. Quel était ton processus créatif ?
Si je fais un album, c’est que j’ai envie de raconter quelque chose en profondeur. Je vois l’album comme un mix, qui amène les gens quelque part. Il y a une architecture qui se crée, celle du morceau, puis celle de l’album. Tu fais un titre puis un second, qui t’embarque vers autre chose. C’est vraiment le même processus qu’un mix. Après, dans un set, il y a une part aléatoire, parce que je ne prépare rien, je mélange toujours des disques anciens avec des nouveautés. Et chaque club est différent. Le son, le public, la vibe, tout cela va t’influencer et c’est ce qui est intéressant dans la performance.
Est-ce que tu es plus satisfaite, artistiquement parlant, avec un album qu’avec les maxis que tu as sortis avant ?
Ce n’est pas la même chose, les maxis correspondent à un moment. Cet album a été fait en toute légèreté, au milieu de remix, de maxis, de dates. J’avais envie que cet album soit fait sereinement, et c’est exactement ça. Je me suis fait plaisir. J’ai contacté des artistes avec qui j’avais envie de travailler, comme Ben Shemie de Suuns. J’en ai contacté d’autres, j’ai eu des réponses différentes et j’ai parfois été déçue. C’est marrant parfois de voir le décalage avec l’image qu’on se fait d’une personne. Quand on est en contact avec elle, on se rend compte qu’elle n’est pas du tout comme on l’imaginait. Parfois, la déception est très grande et tu te dis : « Tant mieux, heureusement qu’on a pas collaboré ! » Non, je ne citerai pas de noms (rire).
Est-ce que tu te dis qu’un album va laisser une trace plus profonde ? Tu penses à ta postérité d’artiste ?
Pas du tout. Je pense au process. Si tu penses trop à l’après, tu ne rends pas des choses honnêtes. En tout cas, je ne sais pas le faire. Tu ne te dis pas : « Je vais faire un album qui va déchirer. » Tu es obligé d’y croire, mais tu ne te dis pas ça.
Un album, ça reste plus dans la tête des gens, non ? Les classiques, généralement, ce sont des albums, pas des maxis.
Si tu arrives à te faire entendre, oui.
Peut-être qu’on se trompe sur la consommation de la musique. Avec les mixtapes, les playlists, les algorithmes de YouTube, on voit que les gens cherchent aussi des formats longs.
Peut-être mais je ne me suis pas trop posé la question. J’ai cette nostalgie, ce côté fétichiste de l’objet, à écouter de A à Z. J’aime aller chiner des vieux disques et je suis très sensible à ce que racontent les pochettes. J’ai voulu retrouver cette même idée sur mon disque.
On trouve souvent des morceaux fonctionnels sur les maxis.
Oui, mais mon premier maxi, je l’ai pensé comme un petit album. Mon second aussi. Après, pour les labels comme Bpitch Control, il fallait des prods un peu plus fonctionnelles, parce que c’est ce que cherchait Ellen Allien. Je répondais à ce cahier des charges, et à ce moment, j’avais aussi envie de faire des morceaux plus club.
Il y a peu de gens dans la musique électronique qui savent faire des chansons, construites, qui ne se résument pas à un beat et une mélodie.
C’est peut-être parce que j’ai beaucoup écouté “Traces de toi” quand j’étais jeune (rire). J’ai grandi avec le Top 50 des années 80. Forcément, ça a eu une influence, comme Serge Gainsbourg, les Beatles. C’est ma façon de digérer ces influences dans la musique électronique. Je n’essaye pas de reproduire, mais je veux savoir comment ça sonne si j’essaie de faire la même chose. Je suis souvent surprise après.
Est-ce que ton featuring avec Chamfort constitue une manière de faire bouger les lignes, de t’extraire de la sphère techno ? De la même façon que tes projets avec l’Ircam, Radio France, les films…
Tout ça me permet de sortir du club et du studio. Si je ne faisais que ça, je crois que je m’épuiserais. Ça prend beaucoup d’énergie. Alors que si tu t’ouvres, tu récupères de l’énergie. J’ai aussi besoin de couper, d’aller à la mer, à la montagne, j’ai des envies d’espace hyper violentes par moments pour compenser. Je connais des DJ’s qui ont des métiers à côté, qui font plein d’autres choses. On m’a proposé des projets parce que j’allais un peu ailleurs avec mes albums. Et c’est ce qui m’a sensibilisé. Une année, j’ai composé la musique du premier long-métrage de Lidia Terki, Paris la Blanche. Elle voulait que je collabore avec des musiciens kabyles, et c’était très enrichissant.
Et il y a aussi plus de possibilités pour les musiciens électroniques aujourd’hui.
C’est beaucoup plus accessible, maintenant, on trouve des leçons sur YouTube. Quand j’ai commencé, c’était super galère. Il y a beaucoup plus de producteurs, et ce qui fait la différence, c’est la personnalité de chaque artiste. Il faut être exigeant, comme en photo ou en montage. J’ai l’impression que par moments, il y a un nivellement par le bas sur l’exigence. Par défaut, les gens écoutent des MP3, et c’est dommage.
L’Ircam, pour le coup, c’est le nivellement par le haut.
Je connaissais l’Ircam depuis longtemps pour le logiciel Max/MSP, qui est très compliqué mais avec plein de possibilités. Je me suis penchée à fond dessus pendant un petit moment, puis j’ai laissé tombé, jusqu’à ce qu’il soit intégré dans Live Ableton. Puis ils m’ont contacté. Le jour où l’Ircam te contacte pour faire de la musique électronique, tu ne peux que le prendre comme une super belle opportunité. Ils voulaient collaborer pour développer un projet de live interactif avec la participation du public sur son smartphone. J’étais ravie, j’ai travaillé avec Norbert Schnell (chercheur à l’Ircam dans le domaine des technologies d’interaction musicale et de traitement de signal en temps réel, ndlr). On évoque des idées, et ils les mettent en place directement en faisant du code. Ils ont une vision à 360°, c’est fascinant. Au même moment, je travaillais avec Nova Materia, des gens qui bossent 100 % analogique et sans ordinateur, autour de la pierre, de la ferraille, avec des pédales d’effet. C’était une approche plus radicale et punk face aux nouvelles technologies. J’adorais cette dualité.
On parle beaucoup ces temps-ci de thérapie musicale. Est-ce que les musiciens devraient suivre une formation ou au moins être briefés sur les effets du son sur le corps ?
Ça pourrait être intéressant. J’ai une amie qui traite les gens par le son. Il paraît que la musique peut raviver des souvenirs à des malades atteints d’Alzheimer. Si j’en suis venue à la musique, c’est peut-être une forme de thérapie personnelle. Je sens vraiment l’effet du son.
Tu as un agent pour tes “art projects”. Ça dénote aussi de ton envie de ne pas te restreindre à la techno.
J’ai commencé à travailler avec un agent différent pour mes autres projets, notamment sur Variations, un hommage à Steve Reich. Il s’agit d’un live en duo avec la musicienne de marimba Vassilena Serafimova. Aussi, j’ai créé un live sur Blackmail, le dernier film muet de Hitchcock, sur une demande de la Cinémathèque française. Ce sont d’autres réseaux, loin des réseaux club/techno/festival. Il y a le milieu de la nuit et le milieu de la musique. À une époque, c’était très séparé. Aujourd’hui, ça l’est moins, parce que c’est devenu un vrai business. J’adore mixer dans les clubs parce que je fais tout ça à côté. Si je ne faisais que ça, pfff.
Tu te vois mixer toute ta vie ?
Sur le papier, ça me fait un peu peur. Mais peut-être. Et peut-être que le DJing tel qu’on le connaît n’existera plus, qui sait ? En tout cas, les gens auront toujours besoin d’aller dans une salle, voir un spectacle, quel que soit le show. L’entertainment existera toujours.
Tu en as besoin toi ? Tu sors en dehors de tes sets ?
Je vais très peu en soirée, vu que je passe ma vie dans les clubs le week-end. J’aime faire autre chose, aller au théâtre, au cinéma, à des petits concerts ou chez des potes. J’aime aussi rester tranquille vu que je bouge tout le temps !
Ça te change de l’époque où tu passais ta semaine au Pulp.
C’était notre deuxième maison à tous. J’ai grandi avec le Pulp, j’étais résidente dès le début quand ce n’était pas grand-chose.
D’ailleurs comment es-tu arrivée au Pulp ?
En sortant, j’ai rencontré Anna La Chocha, qui faisait des soirées au Dépôt et dans des bars. Je suis devenue résidente de ses soirées Ladies Room et là, j’ai rencontré tout un groupe de filles, Axelle le Dauphin, Sophie la patronne du Pulp… Une vraie famille. Elles m’ont donné la possibilité de jouer dans ce club, qui a explosé de façon complètement imprévue et improbable.
Ça te manque ?
On peut toujours dire qu’on a la nostalgie. Aujourd’hui, ça ne me manque pas, mais ça correspondait à une attente du moment, on avait besoin d’un lieu comme ça. La musique qu’on passait au Pulp, on ne l’entendait pas ailleurs, à part chez les Katapult. Ce que j’aimais dans la musique électronique, les clubs, les raves, c’est qu’on réunissait des gens de toutes les CSP, de tous les genres. C’était la seule musique qui mettait tout le monde d’accord et à égalité. Je viens de ça et je continue à croire en cet idéal.
Le moment où le Pulp a fermé, en 2007, c’est celui où ta carrière internationale a commencé à décoller.
C’était un peu avant. Mon premier maxi, sorti chez Karat en 2002, était distribué par Kompakt. Donc très vite, j’étais bookée en Allemagne. J’ai rencontré toute l’équipe à l’époque où c’était un petit label, je suis devenue amie avec Superpitcher et les autres. Et ils sont venus au Pulp alors que les autres clubs ne les invitaient pas, car ce n’était pas un son très répandu, à part Katapult, le disquaire qui nous faisait découvrir ces références. Ce sont les productions qui m’ont amenée à l’étranger.
Est-ce que tu demandais des hôtels 5 étoiles avec sauna, comme Jeremy Underground ?
(Rire.) Non, parce que quand je suis trop crevée, le sauna, ça m’étouffe ! Et je fais rarement du sport le week-end, je suis trop fatiguée. Pour cette histoire, je pense qu’on n’a pas toutes les infos et c’est un peu facile de se jeter sur le premier venu. Il faut savoir qu’il y a beaucoup de DJ’s qui demandent des 5 étoiles avec salle de fitness. Je trouve que parfois, c’est un peu abusé bien sûr, surtout quand le promoteur dépense beaucoup d’argent pour te faire venir. Mais la discussion agent / promoteur est très importante en amont, c’est là qu’il peut y avoir des embrouilles et des malentendus. L’agent a une grosse responsabilité vis-à-vis de l’artiste. C’est hyper important un agent, parce qu’il te représente et tu es censé savoir comment il le fait. Très vite, tu peux le savoir, il suffit de demander aux promoteurs ! C’est ce qui fait qu’il y a de bons et des mauvais agents. C’est important en tant qu’artiste de réajuster les choses. Il y a aussi des DJ’s comme Dixon qui sont super détente alors que le mec joue partout, il pourrait avoir la grosse tête. Et parfois, les pires sont des petits jeunes qui sont là depuis six mois. En tout cas, j’espère vraiment que tous vont dans la salle de gym et au sauna !
Tu penses qu’on sous-estime la fatigue des DJ’s ?
Le public ne voit pas forcément ce qu’il y a derrière. Quand je dis que je mixe, les gens trouvent que c’est génial de voyager autant. Bien sûr que c’est génial, mais il y a aussi l’autre partie, ça prend énormément d’énergie. On voyage beaucoup, on dort peu, et c’est tous les week-ends. Par exemple, Moscou, c’est seulement au bout de la cinquième fois que je me suis permis de visiter un peu. Parce que je n’arrive pas assez tôt, que je ne peux pas rester un jour de plus ou parce que, le lendemain, j’ai un avion pour être à l’heure pour un set dans un autre pays.
Tu te souviens du moment où ta popularité a fait un bond ? Tu as vu des changements dans les propositions ?
Oui, mais je n’ai jamais changé ma façon d’être. Mon éducation fait que je suis restée la même personne. Ce qu’on demande à un DJ, c’est d’être à l’heure et que ça se passe bien au moment du set. Il y a certains endroits où je suis très contente de retourner, et d’autres où je ne vais plus parce qu’ils m’ont saoulée. Il peut y avoir des super soirées mais des promoteurs lourds, ça fait partie du job de gérer ça aussi.
Dans ce job, on a tendance à ne travailler qu’avec des gens avec qui l’on se sent bien ?
J’essaie de me donner ce luxe mais on ne peut pas tout contrôler. J’essaie de m’entourer de gens bienveillants et sympathiques, et c’est un travail de faire ça. Le tri se fait assez naturellement, en général. Ça participe aussi à une bonne soirée. Si le promoteur est cool, les gens sont aussi cool, la vibe sera bonne. Ce n’est pas seulement l’affaire du DJ.
Tu as vécu beaucoup d’erreurs de booking ?
Ça m’est arrivé au Brésil, je devais jouer à Acapulco, mais jamais personne n’est venu me chercher. J’avais une chambre tellement horrible que j’ai changé d’hôtel. Personne ne me répondait. Je suis repartie le lendemain et j’ai appris quelques jours plus tard que le promoteur n’osait pas me dire – il y a des promoteurs qui ont des problèmes psychologiques, ça arrive – que la date avait été annulée. Il avait laissé des prospectus de la ville à mon intention, avec des balades à faire… Le pire, c’est qu’il ne décrochait plus le téléphone. J’étais toute seule à l’autre bout du monde et je ne comprenais pas. Une autre fois, au Mexique, il y a eu une grosse erreur de casting, dans un club qui ne passait que de la variété mexicaine pour des kids de 15 ans. Dès que j’ai vu le club, je me suis demandé ce que je faisais là. J’ai mis un seul disque et le patron du club m’a tapoté sur l’épaule en me disant : « Gracias ! » Je suis partie avec les gens qui m’accompagnaient et on a fait la fête dans un autre club !