Entre soft power et émancipation de la jeunesse : plongée dans le festival saoudien de MDL Beast

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Raman3000
Le 09.11.2022, à 13h26
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Pour éviter que son économie ne dépende uniquement du pétrole, l’Arabie saoudite essaie depuis quelques années d’affirmer son soft power en s’implantant dans le monde de la culture. Comment ? En créant ou en subventionnant de grands événements comme le festival Soundstorm by MDL BEAST, dédié aux musiques électroniques. De quoi faire grincer des dents car le régime saoudien n’est pas franchement regardant sur la question des droits de l’homme. Mais au delà de ces enjeux importants, quelle résonance trouve ce festival auprès de la jeunesse du pays ? Pour le savoir, le mieux est de se rendre directement sur place et de prendre le pouls de la dernière édition du festival.

Texte et images par Julien Rahmani

Des jeunes hommes maquillés et des femmes en jean sur le même dancefloor, l’image paraît inattendue lorsqu’on parle de l’Arabie Saoudite. Pourtant cette scène clôturait l’année 2021 dans le désert au nord de Riyad, la capitale saoudienne, où 732 000 personnes se sont rassemblées pour écouter et danser sur des lives et DJ sets internationaux. Le festival Soundstorm by MDL BEAST (prononcé “Middle Beast”) n’est pas seulement le premier festival de musiques électroniques en Arabie Saoudite, c’est aussi un passage très assumé vers une ouverture de ce régime, jusqu’à présent, ultra conservateur. Cette ouverture soutenue et financée par le gouvernement saoudien est très critiquée vis-à-vis de la guerre au Yémen, la répression envers la communauté LGBTQI+, la liberté d’expression ou encore les conditions des travailleurs étrangers.

L’annonce de la programmation du festival Soundstorm provoque chaque année une véritable levée de boucliers. Nombreuses sont les personnes à appeler au boycott de l’événement et des artistes qui y participent. Le festival est aussi contesté par une partie plus conservatrice de la communauté musulmane internationale qui ne souhaite pas voir le pays des deux lieux saints s’occidentaliser ainsi. Le DJ Britannique Dave Clarke lance la conversation en 2019 dans un post Facebook (supprimé depuis) « Chacun doit être responsable envers lui-même, mais qui ici jouerait pour un événement financé par les conservateurs (Britanniques) par exemple ? Quelqu’un est-il prêt pour un festival du Brexit ? ». De même, Michail Stangl, curateur du Festival CTM basé à Berlin, écrit sur Twitter. « Bien sûr, il n’y a pas de moralité objective. Mais si vous aimez l’argent au point de l’accepter de la part d’un gouvernement qui tue des journalistes et qui condamne les gay à la peine de mort, vous devriez vraiment vous poser de sérieuses questions. »

Si vous aimez l’argent au point de l’accepter de la part d’un gouvernement qui tue des journalistes et qui condamne les gay à la peine de mort, vous devriez vraiment vous poser de sérieuses questions.

Michail Stangl, curateur du Festival CTM

« Avec la plupart des idiots de la business techno, cela ne me surprend pas. Mais Sven et Jeff ? », écrit de son côté l’artiste berlinois Oliver Deutschmann sur Facebook, en faisant référence aux participation de Sven Väth et Jeff Mills l’année dernière. « Qu’est-ce qui ne va pas avec vous les gars ? La prochaine fois à une soirée privée talibane si le prix est bon ? Ou alors un after au Vatican ? ». À l’inverse, certains artistes y voient un message politique et considèrent qu’il est essentiel de différencier une idéologie d’un peuple. Particulièrement dans des pays où la population est extrêmement jeune comme en Arabie saoudite où 70% des habitants ont moins de 30 ans. Jean-Michel Jarre estime qu’il faut créer du lien avec cette jeunesse qui prépare le futur. « Nous les artistes, on se doit d’aller dans les endroits où les gens n’ont pas les mêmes libertés que les nôtres, parce que, sinon c’est leur appliquer une double peine. Sinon c’est d’une certaine manière collaborer à une forme de radicalisation, d’aliénation. » explique t-il sur le plateau de C’est à vous !

Ces dernières années, il a parfois été difficile pour les Occidentaux d’avoir une perception claire du peuple saoudien et de la vie qu’il mène. Au point de ne jamais vraiment donner la parole aux gens sur place. Sans doute, une des raisons pour lesquelles le débat sur l’événement semble figé sur ses positions. On a voulu mieux comprendre la mise en place de cette initiative et s’interroger sur l’impact que ce type d’événement peut avoir sur la culture saoudienne, en allant se référer directement aux personnes concernées. Sur place.

 Vision 2030

Avant tout, il semble essentiel de comprendre le contexte de ce pays à peine centenaire. Ce n’est qu’à partir de la fin des années 30 à la découverte du pétrole, puis dans les années 70 à l’explosion de ses prix, que l’Arabie saoudite commence véritablement à construire des infrastructures et des villes pour devenir une société moderne. En avril 2016, Mohammed Bin Salman le prince héritier à la tête du royaume, lance la ligne directrice de nombreux changements : la Vision 2030. Un projet colossal aux ambitions économiques, sociales et politiques inédites, avec pour objectif de sortir le pays de sa rente pétrolière en diversifiant son économie sur de nouveaux secteurs, dont la culture. Des nouveaux ministères voient le jour et financent de nombreux projets de plus en plus ambitieux. C’est avec des événements forts que la première puissance du golfe Persique clôture son année 2021: un Grand Prix de Formule 1 et le Red Sea International Film Festival à Jeddah, ainsi que la deuxième édition du festival de musique, principalement électronique : Soundstorm by MDL BEAST à Riyad. À coups de budget démesuré, le fond souverain saoudien – également appelé PIF – redéfinit son identité nationale et se crée une nouvelle image progressiste et ouverte sur le monde. L’objectif ? Définir ce que signifie être saoudien aujourd’hui.

La genèse du premier festival de musique saoudien

Sur place, on se rend très vite compte que le festival MDL BEAST, renommé Soundstorm pour cette édition 2021, est un événement majeur pour la jeunesse et la culture locale. Les organisateurs parlent de MDL BEAST comme d’un mouvement engagé pour construire l’industrie créative en Arabie saoudite. L’entité grandissante regroupe aujourd’hui un label (MDL BEAST Records), une chaîne télé (BEAST TV), une radio (Frequencies), une plateforme de livestream (Freqways), une conférence (XP Music Conference), une marque de merchandising festivalier (Bani BEAST) ainsi que leur projet phare, le festival (Soundstorm). L’équipe est essentiellement constituée de jeunes Saoudien.ne.s passionné.e.s, qui semblent avoir une idée bien précise des enjeux qu’implique ce type d’organisation. « On ne nous a pas demandé de faire un festival, c’est nous qui leur avons vendu l’idée. En justifiant les effets positifs que cela aurait non seulement sur la ville de Riyad mais sur tout le pays, »   raconte Talal Albahiti, à la genèse du projet. 

Talal a trente-cinq ans, il a grandi à Jeddah puis fait ses études à Washington DC où il a commencé à mixer. Lors de son retour en Arabie, il organise des houseparty où la liste des invités est passée au peigne fin. Il s’associe avec son ami Ramadan, dans l’idée de faire émerger cette culture underground et de révéler les talents qui se cachent en Arabie. En juillet 2019, les deux associés réussissent à convaincre une entité du ministère de la culture de monter leur projet de festival, sous une condition : l’événement doit avoir lieu la même année.

En seulement 3 mois, Talal et Ramadan montent la première édition du festival avec l’envie de reproduire l’expérience l’année suivante de façon plus aboutie. Immédiatement, Talal fait appel à des proches comme son ami Baloo, sa première inspiration pour devenir DJ. Baloo est déjà une figure de la scène locale. DJ depuis 1997 et passionné de house music, il grandit à Riyad puis étudie aux Etats Unis. Il rentre en Arabie en 2002. La musique, les infrastructures et le matériel étant quasiment inexistants à cette période, il fait livrer son matériel de DJ et ses 8 caisses de vinyles via le jet privé de la famille d’un ami. « En juillet 2019, je reçois cet appel de Talal qui me dit qu’il a un projet pour moi et que je vais adorer. “Nous organisons un festival de musique de 3 jours,” me dit-il. Immédiatement je lui demande s’il s’agit de musiques électroniques… C’était la nuit la plus surréaliste de ma vie. Grâce à cet événement et ce nouveau contexte, nos communautés commencent à proliférer. Quand j’avais 20 ans, je n’aurais jamais pu imaginer qu’un tel truc puisse se produire. Aujourd’hui à 43 ans, c’est une bénédiction de pouvoir ouvrir cette porte à cette jeunesse. Cela a pour moi plus de sens que tout ce que j’ai eu auparavant et c’est juste putain d’incroyable ! Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie en Arabie, » conclut-il avec quelques larmes de joie.

Baloo©Raman3000

La scène underground mondiale se revendique tout le temps comme étant très inclusive. Ce n’est pas vrai. Pas quand cela concerne l’Arabie saoudite.

Baloo

En dehors des mariages, les fêtes en Arabie existent principalement dans le cadre privé des communautés internationales, les seuls endroits n’étant pas concernés par les lois conservatrices du pays étant les quartiers diplomatiques et les “compounds”, ces quartiers résidentiels privés réservés aux expatriés. C’est dans ces communautés que certains artistes saoudiens ont découvert leur passion pour la musique. Le DJ Vinyle Mode en fait partie. Sa vie prend un tournant le jour où il reçoit l’appel lui proposant d’intégrer l’équipe du MDL BEAST. Il a pour première mission de raconter cette scène électronique underground saoudienne dans le documentaire intitulé CUE.

Être artiste aujourd’hui, c’est aussi incarner un certain nombres de valeurs en adéquation avec sa culture. Associer son image à celle de l’Arabie Saoudite représente forcément un risque. Si certains préfèrent boycotter le festival vis-à-vis de leurs valeurs, nombreux sont ceux qui veulent le soutenir pour les mêmes raisons. « La scène underground mondiale se revendique tout le temps comme étant très inclusive. Ce n’est pas vrai. Pas quand cela concerne l’Arabie saoudite, malheureusement, et je ne comprends pas pourquoi, » explique Baloo.

L’expérience du festival

À quelques kilomètres de la capitale Riyad se trouve le site du festival qui avait été construit en plein désert, pour sa première édition en 2019. De l’asphalte aux nombreuses installations monumentales, on reconnaît cette volonté des Saoudiens de faire toujours plus grand. Sans surprise, le festival établit à nouveau deux Guinness World Records pour cette deuxième édition. Celui de la scène temporaire la plus haute du monde, avec 41,268 mètres de hauteur, et celui du plus grand nombre de lumières LED utilisées sur un événement (60,053,376). Mapping 3D, lasers, street art, feux d’artifices…tous les moyens sont bons pour couper le souffle aux spectateurs et rendre l’expérience de festivalier inoubliable. Le tout pour un ticket d’entrée journalier, relativement accessible à 32 euros (135 riyals), quand une place de cinéma standard coûte 12 euros. D’autres formules sont proposées mais l’intérêt est assez minime. Une entrée fast track pour 129 euros (549 riyals) et une formule VIB (Very Important Beast) à 705 euros (2,999 riyals) pour un accès supplémentaire au lounge VIP, qui offre une visibilité sur la mainstage. Rien d’exceptionnel mais la possibilité toutefois de fumer la chicha.

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L’entrée sur le festival se fait assez rapidement, avec très peu de fouilles et aucune présence policière officielle dans l’enceinte. Cracheurs de feu, acrobates, danseurs, échassiers et marionnettes géantes. Une ambiance carnavalesque, voire même queer sur certains aspects, règne sur le festival. Strass, paillettes et maquillage sont disponibles dans un stand opéré par une grande marque de cosmétique. Costumes d’alien, tête de cheval, lunettes steampunk, ou encore la maladroite coiffe amérindienne ; les festivaliers arborent toutes sortes de déguisements et d’accessoires.

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“SUUUUUEEEE”, entre deux cris faisant référence à la célébration de Cristiano Ronaldo, on observe l’apparition de certaines tendances. Comme cette passion amusante pour les peluches géantes ou encore l’accessoire qui semble incontournable ici : le bandanas aux motifs paisley. Cette mode a été lancée sur Twitter par le président de l’Autorité générale du divertissement (GEA), Turki Al Sheikh, et peut être interprétée comme une incitation à un laisser faire vestimentaire en adéquation avec l’ouverture du pays. Le public est jeune et très majoritairement masculin. Sur chaque scène l’énergie et l’euphorie se font ressentir. Avec ou sans les codes propres aux univers musicaux, les gens dansent ou sautent simplement au rythme des BPM.

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Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’événement ne touche pas seulement la jeunesse privilégiée et progressiste du pays. Khallad, un jeune saoudien nous raconte : « Ce qui me surprend le plus c’est qu’on peut vraiment croiser tout type de Saoudiens ici. De toutes les régions, même des plus reculées. Des personnes en thobe, des personnes en jean et même des personnes portant le Shemagh. Ça me surprend, je ne pensais pas que ces gens pouvaient être intéressés. »  

Sur place les discours des participants sont assez similaires. Jusqu’à présent, il fallait prendre l’avion pour vivre ce type d’expérience, qui désormais se trouve à quelques minutes de la capitale. C’est une libération chez cette jeunesse qui ressent pour la première fois un sentiment d’appartenance. « On peut enfin être nous même, » raconte un garçon au make-up éclatant. « Je me suis sentie à ma place. Et je pense que c’est la première fois que je me sens ainsi en Arabie Saoudite, » confie Rotana, rencontrée quelques jours après l’événement.  Bien que l’alcool soit encore banni dans l’ensemble du pays (à l’exception des compounds et des quartiers diplomatiques), nombreux festivaliers ont réussi à en faire passer, la sécurité étant assez peu regardante et répressive à ce sujet. On nous explique aussi que le marché noir de l’alcool semblait meme relativement saturé les semaines précedent l’événement. Un rappeur sur scène ironise à ce sujet en disant à son public d’y aller doucement avec “l’eau”. « J’avais pris des trucs mais je me sentais très safe. Et surtout je n’en revenais pas qu’autour de moi des mecs en thobe et des meufs en jean dansent sur le même dancefloor, » confie un Saoudien quelques jours après l’événement.

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Pour correspondre aux attentes des Saoudiens en termes de standing, le festival n’a pas lésiné sur les aménagements et les services, ce qui offre un confort assez inhabituel pour un festival. « Nos clients, ici en Arabie, sont des personnes très exigeantes. Notre festival n’est pas bâti dans un parc, sur de l’herbe qui devient boueuse en fin soirée. Par exemple, nos toilettes sont bien meilleures que celles de beaucoup de restaurants ici. On comprend notre clientèle. C’est pourquoi, on ne peut pas se permettre de construire quelque chose de “cheap”. C’est aussi la raison pour laquelle nos budgets sont supérieurs à ceux des festivals occidentaux. » Justifie Talal.

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Une autre raison pouvant expliquer ces budgets : un line up totalement délirant qui pioche partout avec autant des méga stars de l’EDM que des figures du monde arabes, des DJ femmes qui visiblement ne sont pas gênées à l’idée de venir ici et des Français comme DJ Snake, Acid Arab, The Blaze, Malaa ou encore Tchami. Ce qu’il y a de notable, c’est que le line up respecte une parité homme/femme et garde un bon équilibre entre les artistes régionaux et internationaux. On découvre aussi de nombreux artistes saoudien, qui n’ont pas attendu d’avoir le feu vert pour dédier leur temps à leur passion. Comme par exemple l’autrice, compositrice et interprète Tamtam, qui bouscule les traditions saoudiennes en reprenant le “Ardha” – cette parade qui mêlent poésie chantée, danse et percussions pour célébrer le début ou la fin d’occasions importante – interprété cette fois-ci par un chœur de femmes pour l’instrumental et le clip de “Ismak”.

Une industrie naissante

 « On va saisir cette opportunité pour créer notre propre scène et notre propre musique. Je connais l’impact que cela peut avoir sur une ville. Je sais ce que le disco a fait pour New York et continue d faire 50 ans après. La techno à Détroit, la House à Chicago, l’acid house et le UK garage à Londres ou la minimale à Bucarest. Ce sont des mouvements qui créent cette expérience unique dans chaque ville. Nous sommes faits pour une scène saoudienne unique, nous la construisons, et ça se passe en ce moment, » laisse présager Baloo.

Beaucoup de choses ne sont peut-être pas socialement acceptables dans notre culture. Mais, nous essayons de pousser la barre un petit peu plus loin chaque année.

Talal

Les données sur la consommation musicale en Arabie sont encore très superficielles, raison pour laquelle, les organisateurs ont fait le choix de jouer sur la diversité des genres musicaux. Le but est de pouvoir proposer une offre qui puisse toucher tout le monde mais aussi expérimenter et faire découvrir de nouvelles choses. Mettre l’accent sur l’EDM leur paraissait être le choix le plus stratégique pour toucher cette jeunesse saoudienne. C’était également plus simple me confie Talal  « Les artistes EDM ont juste besoin d’une clef USB pour venir. »  « Ce qui intéresse les jeunes saoudiens de 17-18 ans pour le moment, ce sont les DJ de stades. Ces méga star de l’EDM que tout le monde connaît ici. Mais, c’est en les incitant à venir pour voir Tiestö ou David Guetta qu’ils vont découvrir d’autres artistes, » s’exprime Baloo à ce sujet.

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Talal confie ses inquiétudes concernant les performances des rappeurs. « Beaucoup de choses ne sont peut-être pas socialement acceptables dans notre culture. Mais, nous essayons de pousser la barre un petit peu plus loin chaque année. D’un autre côté, nous voulons aussi gagner le cœur des parents. C’est nouveau pour leur génération. Certains ne sont pas tellement en faveur de cette ouverture mais ils voient nos initiatives, comme les concerts organisés pour la Formule 1 et l’initiative contre le harcèlement “ Respect & Reset”. Ils ont conscience que nous sommes des enfants de ce pays, que nous comprenons la culture et ce que la culture exige. On y va vraiment très doucement pour ne rien imposer à personne. »

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Suite à la première édition en 2019, un sondage avait été mis en place pour savoir quels artistes le public voulait voir. Malheureusement pour les organisateurs, nombreux sont ceux qui refusent. « La façon gentille de dire non, était de nous donner un montant ridicule. Par exemple, un artiste, que vous payez habituellement 30 000 $ en France, va demander un million, » explique Talal. Cette défiance s’est bien atténuée en 2021 au point où ce sont les tourneurs qui, souvent, entrent en contact avec l’équipe du MDL BEAST pour mettre en avant leur catalogue d’artistes. Selon Talal, il semble évident que les artistes ne viennent pas jouer en Arabie saoudite uniquement pour l’argent. « La plupart de ces méga star n’ont pas ce besoin financier, et ajouter l’étiquette “Arabie Saoudite” à leur image pourrait bien au contraire leur faire prendre un risque. » Il insiste sur le fait que c’est même le contraire : beaucoup des artistes venus à la première édition sont revenus pour la seconde. « Le rejet vient de personnes peu informées. Ils n’ont aucune idée de l’effet que cela a sur notre peuple parce qu’ils sont privilégiés. Ils ont une vie nocturne et considèrent cela pour acquis, » affirme Baloo.

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Avant le festival a eu lieu la “XP Music Conference”. Également à l’origine des organisateurs du MDL BEAST, cet événement a pour but de rassembler et de créer une conversation pour construire l’industrie musicale en Arabie saoudite et donner des opportunités à celles et ceux qui souhaitent considérer la musique comme une carrière. Cela semble essentiel d’avoir cette conversation dès le début car les infrastructures comme les studios, les salles de spectacles ou encore les législations sur les droits d’auteurs n’existent pas encore. Le ministère de la culture, créé en 2018, vient tout juste de mettre en place une commission dédiée à la musique.

Nada Al Helabi, la directrice des programmes à “XP Conference” et de la stratégie à MDL BEAST raconte qu’une tendance a émergé après la première édition du festival en 2019. Les personnes qui avaient pour habitude d’organiser des soirées en Arabie, à Dubaï ou à Bahreïn, ont commencé à créer leurs propres marques. « Le pays est grand, mais assez petit au final. Lors de nos afters, tous ces créatifs se sont connectés entre Riyadh, Jeddah et la région Est du pays. L’idée ici à XP était de mettre la lumière sur cette scène de promoteurs régionaux, de les connecter eux et leurs communautés respectives. »

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Ces collectifs saoudiens prennent alors possession des 5 hangars mis à disposition pour présenter leur univers et mettre en avant leurs artistes. Le public ici n’est pas vraiment représentatif de la jeunesse saoudienne : il s’agit plus d’un mélange de professionnels du secteur, d’artistes, de collectifs et des communautés assez “branchées”. Ces moments paraissent comme un avant-goût de ce que sera la fête en Arabie Saoudite dans un futur proche. Parmi les soirées les plus marquantes de par leur énergie et leur proposition musicale, celles de Brij Entertainment, qui propose la seule soirée entièrement dédiée aux cultures hip hop et afro beat, en fait définitivement partie.

Talal avait prévenu sur la planification de dernière minute des Saoudiens. « Un petit groupe très averti se présente le premier jour, ils répandent la nouvelle et ensuite tout le monde vient sur les jours suivants. » C’était le cas pour la soirée de celui qui joue un rôle de plus en plus important pour la culture rap en Arabie saoudite : Saüd Turki, à l’origine de Brij Entertainment, structure qui accompagne les artistes dans leur production et leur développement. Alors que quatre autres soirées ont lieu simultanément, devant la salle complète activé par Brij Entertainment, s’accumule une file d’attente d’environ 200 personnes. À l’intérieur, Saüd fait office de MC. Il fédère le public, met en lumière le DJ, invite des rappeurs, passe des dédicaces et invite même des personnes à venir s’exprimer sur scène. Bangers, cercles, battles, attitude, les soirées de Brij n’ont rien à envier aux soirées rap en Europe. Une énergie particulière se fait d’ailleurs ressentir au moment où DJ Shaolin passe “Bad and Boujee”. Comme si les paroles « We come from nothing to something » avaient ici un autre sens… Comme si ce n’est plus l’allégorie du DIY qu’on entend là, mais la fierté d’un peuple qui affirme officiellement son existence dans le paysage musical.

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Les enquêtes d’opinion étant rares en Arabie, il est compliqué d’évaluer le mécontentement de la population vis-à-vis des changements que connaît le pays. Il était toutefois assez difficile de trouver des personnes opposées au festival, probablement car cela irait à l’encontre de la volonté d’évolution du pays et de sa Vision 2030. C’est en discutant avec une tranche de la population plus conservatrice et avec une vision plus stricte de la religion que l’on ressent les premières méfiances. La raison principale ? Cela détournerait de la vertu et pousserait au vice. Hors de question que leurs filles se rendent à cet événement ! Les y autoriser les exposerait au risque du harcèlement. Pour sa première édition en 2019, le festival n’avait mis en place aucune initiative et les cas de harcèlement et d’agressions sexuelles y avaient été particulièrement importants.

Le problème du harcèlement

« Chacune d’entre nous, femme en Arabie saoudite, subissons du harcèlement au quotidien. Que ce soit par misogynie, que ce soit dans la rue lorsque vous marchez et que quelqu’un ne fait que vous appelez (catcalling). Lorsque ça t’entoure, ça devient la norme, au point que tu ne sais plus comment lutter contre. Jusqu’à ce que tu commences à rencontrer d’autres personnes, » explique Sara Bazian chargé des volontaires “Respect & Reset”.

Avec l’aide d’expertes de renommée internationale, l’équipe du festival met en place sur cette édition des initiatives anti-harcèlement de grande envergure. Pendant des mois, cette unité appelée “Respect & Reset” s’est interrogée sur la façon de s’adresser aux saoudiens afin de comprendre ce qui différencie leur situation des pays occidentaux. Elles ont conclu que la meilleure façon d’avoir un impact positif était d’adopter un langage positif. Dicter le comportement à une personne peut être très mal perçu dans la culture arabe, d’autant plus s’il s’agit d’une personne plus âgée. Le but de leur action n’est donc pas d’empêcher les gens d’être qui ils sont, mais de les inciter à adopter un meilleur comportement. Cette année, 1500 personnes se sont portées volontaires pour contrer ce qu’on nomme l’effet du témoin, c’est-à-dire un type de situation d’urgence dans lesquelles le comportement d’aide d’un sujet est inhibé par la simple présence d’autres personnes sur les lieux. La probabilité d’aide est ainsi inversement proportionnelle au nombre de témoins présents. Le but est de promouvoir une ambiance positive et veiller à ce que chaque participant passe une expérience plus sûre et plus respectueuse. Parfois, un simple “Are you ok ?” permet d’éviter des situations très intenses.

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Niveau sanction, le festival n’hésite pas à faire expulser des personnes. Les organisateurs tentent aussi d’identifier ces personnes pour les blacklister de leurs futurs événements. Les poursuites peuvent aller plus loin si la victime décide de porter plainte. D’un point de vue législatif, les sanctions s’intensifient également. Le gouvernement vient d’adopter une mesure de dissuasion qui consiste à communiquer publiquement les noms des agresseurs. Ce qui, d’après Nada, aura un réel impact. « Dans la culture saoudienne les familles sont assez grandes et faire honte a leur nom peut avoir un impact fort sur l’ensemble de la famille, » nous explique t-elle.

Mais malgré ces initiatives, le harcèlement reste encore le problème majeur du festival. Certaines femmes estiment que la faible présence féminine pourrait aussi s’expliquer par cela. Certaines ayant subi des agressions ne souhaitent plus revenir le lendemain ou préfèrent dépenser vingt-deux fois plus dans une place VIP. Bien que le harcèlement reste une problématique mondiale et non pas uniquement saoudienne, le travail à ce sujet semble d’autant plus conséquent dans ce pays où la segregation homme/femme se pratiquait encore il y a seulement deux ans de cela. Certaines valeurs spécifiques à la culture saoudienne permettent de garder espoir sur l’amélioration de la situation, comme l’aspect collectiviste de cette culture dans laquelle la conscience collective va au-delà du cercle familial. Ou comme le “Faz3a”, ce concept saoudien qui remonte à la culture tribal du moyen orient et qui stipule qu’une personne défendra son prochain peu importe la raison.

Une nouvelle identité saoudienne controversée

Il serait naïf de penser que toutes ces initiatives culturelles ne participent pas à améliorer l’image, l’attractivité et le rayonnement extérieur voulu par le gouvernement saoudien. Cette pratique d’engagement sociétal peut s’apparenter à du branding, mais elle n’enlève rien au fait que de réelles industries créatives sont en train de se construire et ce, de façon pérenne. De nouveaux horizons professionnels sur l’industrie culturelle s’ouvrent à cette jeunesse qui s’en est vu privée pendant de longues années. Dans ce pays qui reste encore l’un des plus conservateur au monde, il devient enfin possible pour les artistes de construire une carrière et de s’exprimer plus librement. Ces nouvelles propositions culturelles sont inspirantes pour la jeunesse. Elles créent des passions, forment des communautés et renforcent les liens sociaux, contribuant à une nette amélioration de la qualité de vie d’une grande partie de la jeunesse saoudienne. De nombreux saoudiens expatriés font d’ailleurs le choix de rentrer en Arabie, comme Maan, qui a quitté l’Arabie il y a 10 ans, avec l’espoir d’étudier, travailler et vivre aux États Unis. Même si la présidence de Trump suivi du covid ont participé à sa prise de décision, c’est le fait de « participer activement à cette phase historique pour son pays, » qui a été sa plus grande motivation.

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C’est également le cas d’une grande partie des artistes rencontrés qui, jusqu’à présent, imaginaient leurs carrières uniquement hors de l’Arabie. « J’ai toujours rêvé d’aller à l’international, faire des tournées, rencontrer des gens etc. Aujourd’hui je ne veux plus aller nulle part, je suis heureux de créer la scène sur notre terre et d’éduquer toute la culture à la musique électronique, » se réjouit le DJ Vinyle Mode. « Quand je suis revenu en 2017 en Arabie, j’ai senti que c’était le moment idéal pour revenir, il se passe beaucoup de choses. Il y avait tellement de changements dans le pays. » Le producteur Saüd était déjà dans la musique avant que les gens l’acceptent ou même le comprennent. La conversation avec ses proches à propos de son travail a toutefois nettement évolué ces dernières années. En passant de remarques comme « Tu es sérieux ? Quel est ton avenir en tant que musicien ? » à « Yallah ! Maintenant, c’est ton tour Saüd ! » « Quand j’ai commencé la musique en 2010, ce n’était pas quelque chose que je pouvais partager avec ma famille ou dont je pouvais être fier. Aujourd’hui, nous autres artistes et organisateurs avons la responsabilité de construire l’infrastructure appropriée pour la musique en Arabie saoudite. Et on n’a besoin de personne pour y arriver. »

J’ai toujours rêvé d’aller à l’international, faire des tournées, rencontrer des gens etc. Aujourd’hui je ne veux plus aller nulle part, je suis heureux de créer la scène sur notre terre.

Vinyle Mode, DJ
Musique et Lives sont interrompus sur l’enceinte du festival pendant 30 min au moment des prières quotidiennes, afin de permettre aux festivaliers d’aller prier s’ils le souhaitent©Raman3000

L’Arabie Saoudite est en pleine transition et son développement se fait en accéléré. Sa population, extrêmement jeune, prend une place de plus en plus importante dans la société. Sur les réseaux sociaux, les Saoudiens sont fiers d’afficher un message comme “Welcome to Saudi Arabia”. MDL BEAST incarne l’image qu’une grande partie de la jeunesse veut montrer au monde de l’Arabie. L’art et la culture nourrissent les mentalités et façonnent cette nouvelle identité saoudienne. Même si d’après l’artiste contemporain Abdulnasser Gharem, il y a encore une réelle séparation du peuple saoudien. « Comme partout ailleurs, le gouvernement a peur de cette jeunesse, car le fossé entre l’ancienne et la nouvelle génération est immense : L’ancienne génération détient l’argent, le pouvoir et les règles, la jeune génération, le savoir et l’énergie. » L’idée serait relativement prosélytiste de penser que la musique a elle seule peut nous offrir un monde plus juste et plus aimant, dans un pays ultra conservateur comme l’Arabie Saoudite. Mais peut être que c’est cette jeunesse ambitieuse et entreprenante qui va faire évoluer les choses dans ce pays.

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