Évaporée, la civilisation ; défigurée, notre Terre. Bienvenue dans le monde de demain. Un écosystème peuplé de figures robotiques, architectures fantômes et sonorités électroniques qu’abrite le Centre des arts d’Enghien-les-bains, avec Prométhée, le jour d’après. Montée en collaboration par l’institution francilienne et le Centre Wallonie Bruxelles (CWB), cette exposition aux accents digito-mystiques « revisite le mythe de Prométhée à la lumière des préoccupations d’aujourd’hui », pointe Emmanuel Cuisinier, co-commissaire de l’évènement.
Il y a d’immémoriaux millénaires, le titan grec dérobait à Zeus l’art du feu, afin de confier aux hommes ce vecteur de savoir, et de technicité. Aujourd’hui, nous, les descendants de cette humanité première, explorons à vitesse galopante les potentialités du numérique. Un feu d’un genre nouveau, enfant prodige en même temps que fléau possible de la quatrième révolution industrielle. « Ce qui peut être techniquement fait doit-il catégoriquement l’être ? La potentialité induit-elle la légitimité ? Quel horizon viser ? », interroge vivement Stéphanie Pécourt, directrice du CWB et co-commissaire de l’exposition. Une quinzaine de vidéos, créations interactives ou encore installations multimédias sont réunies pour répondre, chacune à leur manière, à ces questions. Et esquisser les contours de notre futur commun. Sur une note pas si noire, peut-être ?

Les vestiges d’homo sapiens
À peine avons-nous fait un pas dans Prométhée, le jour d’après que nous voilà plongés dans une épaisse pénombre d’où filtre seulement la lumière d’une poignée d’écrans, et de lampes. Grand basculement vers l’inconnu, depuis un extérieur aux silhouettes urbaines familières (Enghien-les-bains). Perte de repères totale. Une désorientation encore accentuée par un design sonore insolite, oscillant entre grésillements électronique et beat techno d’où perce, soudain, une voix.
« Nul ne sait ce que l’avenir nous réserve », pose depuis un panneau lumineux et sur un ton d’avertissement la porte-parole de SARA, une société fictive imaginée par Arnaud Eckhout et Mauro Vitturrini dont l’objectif est d’archiver les souvenirs de l’humanité. Pour réaliser cette ambition mémorielle, chaque visiteur est convié à livrer un secret dans l’écrin d’une cabine insonorisée. À partir des vibrations émises par la voix du narrateur, une aiguille transforme ledit secret en gravure sur suie à destination des générations à venir. Ou de populations aliens, qui sait…
Une délicate manière de nous rappeler que plusieurs menaces pèsent sur notre espèce. Et que, oui, comme l’énonçait gravement Valéry, les civilisations sont « mortelles ». Une fois celles-ci balayées par le magma organique libéré du volcan de Charlotte Charbonnel dans la vidéo Les Larmes de la Terre – mais le cataclysme pourrait tout autant provenir de séismes et d’inondations, dans un contexte de crise climatique… -, de l’humanité, il ne restera des vestiges. La grappe de confidences récoltée par SARA, par exemple. Mais aussi les formes spectrales en béton armé de Sarah Caillard, qui hantent à la façon de damnés ce monde-catastrophe.
Demeureront aussi, çà et là, éparses, plusieurs traces de la technicité de notre civilisation. Comme avec la sculpture Hunter & Dog de Frederik de Wilde, créée à partir d’algorithmes. Ou encore les paysages urbains nippons qui défilent dans la vidéo Station, de Pierre-Jean Giloux. Des espaces architecturaux désertés, mais qu’on imaginerait volontiers habités par les Monades de Sabrina Ratté, sortes de déités cyborgs nées de l’impression 3D du corps de l’artiste. Et modèles possibles d’une « posthumanité » hybride.

La lueur d’une harmonie interconnectée
Après cette exploration aux tonalités horrifiques parmi les décombres de notre civilisation, l’exposition nous invite à prendre de la hauteur. Métaphoriquement comme littéralement, puisque la visite se poursuit à l’étage. Là où, enfin, surgit un flot de lumière porteur d’espoir. À travers les sept tirages qui composent le projet Oosphère conçu par Alice Pallot, on découvre, sur des clichés à l’esthétique aseptisée, une communauté scientifique affairée à reconstituer des organismes végétaux disparus. Heureuse nouvelle : l’humanité a survécu.
Et – seconde bonne surprise – elle ne croise le fer avec aucun androïde. La preuve : les deux robots qui figurent dans la vidéo Symbiotic Rituals, de Justine Emard, ne sont pas occupé à fomenter contre l’humanité. Ils jouent comme des enfants. Le sourire aux lèvres, la mine réjouie. Ailleurs Margaret, la touchante installation de Mathieu Zurstrassen, montre comment, dans un scénario fictif, une intelligence artificielle créée pour tenir compagnie à un scientifique avant que celui-ci ne disparaisse mobilise ses capacités afin de… concevoir, à son tour, un compagnon pourvu d’IA. Histoire de lutter contre la solitude. On est loin d’un scénario à la Terminator où la fameuse « Singularité », l’instant hypothétique chéri de la SF où les machines dépasseraient l’homme, signerait l’arrêt de mort de notre espèce.

D’étonnamment attendrissante, la technologie devient viscéralement poétique dans la suite du parcours. Que ce soit avec le Star Tracks de Filipe Vilas-Boas, une installation vidéo interactive qui transforme la voie lactée en une partition musicale à explorer via une manivelle, ou bien le captivant Swalling hEART de Raymond Delepierre. Cette sphère d’environ 240 cm de diamètre dans laquelle résonne l’écho d’une flopée de sons, et dont chacun est libre de sentir les vibrations en posant ses main sur sa membrane. À côté de cette œuvre dont l’aura quasi-mystique n’est pas sans rappeler le célèbre monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace (coïncidence ?) trône une autre installation au lyrisme trouble. Il s’agit de Lampe-Ciel, une lampe LED imaginée par Adrien Lucca afin de reproduire la luminosité naturelle d’une fin de journée, entre orange pêche et bleu azur. Réconfortant.

Explorer le numérique, pour ne pas sombrer avec lui
Placée en fin d’exposition, l’œuvre n’est pas sans suggérer que nous ne fonçons pas nécessairement droit dans le mur. Que les décennies à venir ne seront peut-être pas si sombres, si tragiques. Une touche d’optimisme bienvenue, qui clôture avec chaleur un parcours où des artistes « technologues non-naïfs se révoltent contre leur relégation au statut d’utilisateur et consommateur de boîtes noires » en travaillant la question du numérique, selon Stéphanie Pécourt. Comment ne pas être submergé par le digital ? Une seule solution : sonder cet outil. À fond. Savoir pour contrôler. Se réapproprier, décoder, démystifier afin d’éviter l’aliénation.
« À l’heure où les prouesses technologiques – postulant des ressources infinies – inspirent autant qu’elles font rêver ou effrayent (…) maîtriser non pas tant les technologies en elles-mêmes mais ce de quoi elles procèdent relève de l’urgence ». Car à cette condition seule s’accomplira le rêve prométhéen. Celui d’une humanité démiurge, émancipée et maîtresse de son destin grâce à l’exploitation éclairée de ses connaissances. Un message fort, porté en chœur à l’occasion de cette exposition par le centre des arts d’Enghien-les-bains et le CWB, comme une réponse à la flambée des inquiétudes autour de la crise climatique, et de l’éventuel remplacement de l’humain par la robotique. À Stéphanie Pécourt de le rappeler avec vigueur, et comme une morale possible au conte qu’est Prométhée, le jour d’après : « dès l’instant où l’humain devient son propre éditeur, les happy end ne sont pas à exclure ». L’exposition donne en tout cas envie d’y croire.
Prométhée, le jour d’après, accès gratuit au Centre des arts d’Enghien-les-bains, au 12-16 Rue de la Libération
Du 21 septembre au 18 décembre 2022