Par Victor Branquart
Jonathan Ullman
Trax : Comment est née l’idée de ce projet ?
Jonathan Ullman : Durant l’année 2000, j’ai lu un article sur la sortie de My Life in the Paradise Garage, le livre autobiographique de Mel Cheren, cofondateur du Paradise Garage et ancien patron du label West End Records. J’ai contacté Mel dès le lendemain, sans même avoir terminé le livre, il a été très réceptif. Après avoir écrit des premières ébauches de script et de scénario, nous avons finalement arrêté de collaborer. D’un point de vue scénaristique, il y avait beaucoup trop de matière et d’histoires dans ce livre pour toutes les adapter. J’ai donc choisi de concentrer l’histoire de mon film sur celle du Paradise Garage, de Larry Levan, et dans une moindre mesure autour du rôle de Michael Brody, l’autre fondateur du club et compagnon de Mel Cheren. C’est très délicat de raconter trente ans plus tard et dans un film de deux heures les dix années d’existence d’un club (1978-1987).
©Paul McKee
Dans l’un de vos documentaires, The Incredibly Spectacular Dyckman Fireworks, vous utilisez des mix de Frankie Knuckles, père de la house et grand ami de Larry Levan. Est-ce justement grâce à lui que tu as fait le pont avec le Paradise Garage ?
Frankie Knuckles est mort en mars 2014, lorsque je travaillais sur la musique du documentaire avec Austin Downey, un ami à lui et, comme moi, l’un de ses nombreux fans. C’est pour cette raison qu’on a dédicacé la bande originale à Frankie. Plus tard, c’est le DJ et remixeur Hex Hector qui s’est chargé de la musique du film Trouble in the Heights. Finalement, travailler avec des DJ’s est en quelque sorte l’un des fils conducteurs de mon travail.
Réaliser un film de ce type nécessite la même approche que pour un documentaire : récolter des informations, des témoignages, recouper l’ensemble… Comment avez-vous procédé ?
Jusqu’à maintenant, mon travail a effectivement été celui d’un documentariste, voire d’un historien. L’histoire qui sera mise à l’écran ne sera pas « basée sur », car aucun des personnages, ni leurs histoires, n’ont été inventés. Je n’ai pas non plus combiné les personnages, comme David DePino, Joey Llanos ou Michael de Benedictus, l’un des membres fondateurs des Peech Boys avec Larry Levan. Ils sont tous tellement uniques et hauts en couleur. Je voulais rester le plus fidèle possible à ce qu’ils incarnaient à cette époque. Chacun de leurs témoignages, une fois recoupés les uns aux autres, m’a permis de dégager des épisodes très intimes de la vie du Paradise Garage : les relations entre Larry Levan et Michael Brody, les conversations et leur teneur, des anecdotes souvent inconnues… Au final, ce film aura une véritable valeur historique et documentaire.
Comment avez-vous découvert la musique garage et la house ? Avez-vous connu le Paradise Garage de Larry Levan ou le Power Plant de Frankie Knuckles ?
J’étais adolescent quand j’ai découvert la house et les sons de Frankie Knuckles. C’était au début des années 1990, par le biais de Sound Factory qui perpétuait l’esprit du Garage. Cet esprit de la fête, l’ouverture d’esprit, la diversité, l’unité, ont longtemps perduré dans les clubs new-yorkais et de Chicago et dans les sets des grands noms de la house music. C’est par ces intermédiaires que je suis arrivé à Larry Levan, à tous les autres et à l’histoire incroyable du Paradise Garage.
Larry a laissé son empreinte sur de nombreux artistes et dans de nombreux lieux. J’ai d’ailleurs l’impression que le Garage, son esprit et sa musique, semblent plus que jamais vivants, notamment grâce aux nouvelles générations qui les entretiennent d’autant plus ces dernières années.
Larry Levan
Vous avez rencontré Joey Llanos et David DePino, deux membres historiques du clan Paradise Garage. Comment ont-ils accueilli le projet ?
« Il faut que tu parles à David DePino, il connaît tout du Garage et de ceux qui l’ont fait », m’a dit Mel Cheren la première fois. Et c’était vrai ! David m’a dressé un plan et une image très précise du Garage. Actuellement, je pense être le seul à posséder une réplique miniature et aussi précise du club. Il y a même le toit amovible ! David a joué un rôle majeur dans ce projet, celui de « fact checker ». Il m’a éclairé sur la relation qu’entretenaient Michael de Benedictus et Larry Levan, sur le drame et la tragédie qu’ils ont vécus, l’histoire personnelle des membres du club, la place de la drogue dans leur vie… J’ai aussi rencontré et travaillé avec des anciens membres du staff, des fondateurs, des DJ’s, des labels… J’ai eu accès à tous les recoins du club et ses histoires.
Certains trouveront forcément que le film ne reflète pas ce qu’ils ont vécu au Paradise Garage. N’avez-vous pas peur de dénaturer l’héritage du Paradise Garage ?
Tous ceux qui sont allés au Paradise Garage ont vécu leur propre expérience, avec une perspective unique, différente de toutes les autres. Aucun film ne peut réunir tous les points de vue. Aussi, ne jamais avoir mis les pieds au Garage est en quelque sorte une bénédiction, car cela m’a offert le recul nécessaire et m’a empêché d’être aveuglé par ma propre expérience du lieu. Je pense avoir rencontré les bonnes personnes pour l’angle que j’ai choisi : non pas celui du dancefloor, mais celui de la cabine DJ). J’ai voulu montrer ce que les gens ne voyaient pas, les coulisses, ce que les membres du club vivaient derrière la scène, quand Larry était en studio, comment il composait ses mix… Et puis nous avons aussi fait des choix en raison du format. Par exemple, je n’aborde pas la sortie du club, les samedis et dimanches matin, lorsque les fêtards se ruaient dans les magasins de disques pour acheter les albums que Larry avait joués cette nuit-là, ou lorsqu’ils se retrouvaient ensuite à Washington Square Park pour continuer la fête toute l’après-midi. Tu ne peux pas contenter tout le monde.
Larry Levan & Michael DeBenedictus
Comment définiriez-vous ce projet ? Comme un film musical, une histoire d’hommes liés par leur amour de la musique, un biopic ?
Ce film est à la fois une histoire dramatique, quand sont explorées les tensions et les conflits entre Larry Levan et Michael Brody, une célébration de la musique et de l’amour, un portrait d’hommes et d’un lieu… C’est la somme de tout cela.
Dramatiquement, le sida a largement joué son rôle à cette époque, faisant des ravages au sein des communautés présentes au Paradise Garage et amputant toute une génération de ses artistes. Cette partie de l’histoire figure-t-elle dans le film ?
Absolument. D’ailleurs, l’une des raisons qui rend difficile la réalisation de ce film, c’est justement la disparition de personnages emblématiques de cette époque. Certains sont morts du sida durant ces années-là, comme Michael Brody, trois mois après la fermeture du Paradise Garage, en décembre 1987, ou Keith Haring en février 1990 ; d’autres un peu plus tard et pour d’autres raisons, comme Larry Levan en 1992, Frankie Crocker en 2000, Frankie Knuckles en février 2014… Tous, à leur manière, étaient des piliers du Paradise Garage. Le film abordera également la création de l’organisation caritative Gay Men’s Health Crisis, le rôle de Mel Cheren au sein de celle-ci et notamment l’épisode de l’April Showers, la première levée de fonds pour les malades du sida, qui avait justement été organisée au Paradise Garage en avril 1982. On ne peut raconter l’histoire du club sans mettre en évidence la place de la culture gay, de sa création à sa fermeture. C’est en partie pour la communauté homosexuelle que le Garage a été créé et en partie à cause du sida qu’il a fermé.
Il n’existe qu’un seul documentaire sur le Paradise Garage et les débuts du garage et de la house music : Maestro, de Joel Ramos. Comment expliques-tu cette carence, alors qu’il s’agit d’une période fondatrice de l’histoire de la musique de ces quarante dernières années ?
Il faut aussi citer Paris is burning, le documentaire que Jennie Livingston a réalisé en 1990 autour de la scène voguing des années 80. Ce film est un document historique rare et incroyable, qui montre ce qu’il y a derrière le maquillage. C’est une source très importante pour moi, d’autant que toute la bande-son est composée de musique garage et que certain(e)s des protagonistes étaient aussi membres du Paradise Garage. Il y a très peu de matière disponible sur ces lieux et leurs membres. Par exemple, je ne connais même pas la voix de Michael Brody, je n’en ai trouvé aucune trace, rien. À l’inverse, on connaît tous les quelques séquences filmées lors de la soirée de clôture du Paradise. On les a vues au ralenti, dans le noir, à la lumière… mais c’est toujours la même scène.
Aussi, ceux qui ont vécu l’expérience du Garage s’imaginaient certainement qu’il durerait pour toujours. Personne n’avait le réflexe de documenter tout cela. Ça et le fait que les caméras n’étaient pas si courantes à l’époque. Et puis je ne suis même pas certain que les appareils photo et les caméras étaient autorisés dans le club. Là-bas, on vivait dans l’instant, c’est tout. C’était la volonté de Larry, qui n’aurait pas supporté de voir son public occupé autrement qu’à se libérer sur le dancefloor au son de ses mix.
La musique aura certainement une place primordiale dans le film. Comment avez-vous procédé pour récupérer les droits des productions de Larry Levan ?
C’est BMG Entertainment qui possède la plupart des droits sur les morceaux de Larry Levan et de presque tous ceux qui figureront dans le film (West End Records appartient à BMG Entertainment qui appartient à Sony Music Entertainment, ndlr). Nous sommes en partenariat avec eux, avec Sleeping Bag Records et d’autres petits labels, afin de pouvoir utiliser les morceaux les plus appropriés, tout en respectant notre budget musical. C’est une vraie question de dosage et il y aura évidemment des personnes qui s’étonneront de ne pas entendre certains morceaux dans le film.
Faites-vous partie de ceux qui veulent renommer King Street, la rue de New York où se trouvait le Paradise Garage, en “Larry Levan Way” ?
Évidemment ! C’est une idée merveilleuse et j’aimerais beaucoup que le film joue en sa faveur. D’ailleurs, c’est une honte de voir ce qu’est devenu le bâtiment du Paradise Garage aujourd’hui. La ville de Chicago a renommé la South Jefferson Street en Frankie Knuckles Street. Pourquoi ne ferait-on la même chose à New York ?!
Quand débute le tournage ?
Il devrait se dérouler entre le printemps et l’été 2017. On tournera à New York, autant que possible dans un décor d’époque. D’ailleurs, une rumeur dit que l’immeuble du 84 King Street serait à vendre. Je ne sais pas si c’est vrai, mais si l’opportunité se présente d’aller tourner là-bas on sautera dessus.
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