Deena Abdelwahed fait partie de ces artistes du Maghreb qui, à l’écoute, provoque cette même question chez les Européens : “Pourquoi est-ce que cette musique n’est pas plébiscitée ici ?” On ne trouvera pas la réponse aujourd’hui, mais Deena peut déjà nous donner quelques éléments. Récemment débarquée sur la scène tunisienne et sur le label InFiné Music, qui sortira son EP cet hiver, elle se qualifie elle-même de “grande timide“. Mais c’est aussi l’une des rares DJ’s à proposer une alternative aux musiques de club à Tunis. Un choix rendu possible notamment grâce à la confiance que lui a accordé le PLUG, bar réputé de La Marsa, dans la banlieue de Tunis, mais aussi grâce au collectif de DJ’s World Full Of Bass.
Deena a aussi pris le temps de peaufiner ses productions et ses live. “Grâce à Mettani et son Arabstazy, j’ai pu prendre confiance en mes compostions et j’ai appris beaucoup sur les différentes techniques de prestations en live set.” Aujourd’hui, elle affirme exploiter sa créativité “sans limite ni appartenance“. “Un peu comme le catalogue d’InFiné.” Corporate.
Plus jeune, l’artiste a participé à quelques ateliers de chant jazz à Tunis organisé par des centres culturels étrangers ou l’institut de musique à Tunis, mais elle n’a jamais suivi de véritable formation en musique ou MAO. Ce qui fait d’elle une autodidacte du son. Elle qui chantait des reprises de jazz avec des groupes dans les hôtels et bars a beaucoup appris de cette expérience. “J‘ai compris que j’aimais beaucoup improviser en chantant, ainsi que les rythmes, la justesse des notes…” Une période de sa vie qui l’a marquée et a contribué à son engagement dans la musique alternative.
Malheureusement, selon elle, les obstacles sont nombreux sur la route d’une artiste alternative en Tunisie. Qu’elles soient “administratives, économiques et puis morales…” ou simplement matérielles (“le manque des vraies salles de concerts, formations, associations…“), ces contraintes ne permettent pas une véritable émancipation pour les artistes.
Deena est, à l’heure actuelle, à l’image de la scène du Maghreb, “petite, timide, perfectionniste, toujours dans l’expérimentation”. La musique dansante panarabe est très présente dans ses morceaux : rien d’étonnant donc lorsqu’elle nous répond que les “influences géographiques et le Moi en tant que citoyenne des années 2000” (sic) sont ses principales inspirations. Un savant mélange dont sort une musique où le drame est toujours présent et qu’il est très difficile de définir ou de mettre dans une case (“Répétitive. Excessivement riche. Excessivement vide. Perdue. Frustrée.“), comme sa compositrice.
Vu de France, on pourrait croire que la culture club a du mal à se développer en Tunisie, compte tenu du contexte politique actuel. Le fait qu’elle partage sa vie entre Tunis et Toulouse fait donc de Deena Abdelwahed une témoin majeure de la société contemporaine de son pays d’origine. “Le permis d’alcool est impossible à avoir. Les clubs sont généralement installés dans des zones touristiques, donc chers et géographiquement loin des jeunes issues de la classe moyennes, comme moi.” Des difficultés qui obligent cette jeunesse désireuse de faire la fête à s’adapter : “On préfère streamer nos sets préférés à la maison avec plein d’amis et plein de bières.” Une autre manière de vivre les nuits tunisiennes, trop éphémères : “Les gens que tu croises sont de qualité et ont une énergie incroyable. Tout le monde sait danser. Sauf qu’on doit rentrer tôt à chaque fois, car nous sommes obligés de rentrer en voiture ou taxi. Le trajet peut durer 40 minutes, sans compter les barrages incontournables de flics…” Mais il n’y a pas que ça : “Tu payes les bières au même tarif qu’en Europe sauf que ton salaire est divisé par trois par rapport à celui d’un Européen. Donc tu préfères rentrer plutôt que de dépenser plus.”
Pour Deena, la Révolution de la dignité en Tunisie, il y a cinq ans, n’a pas bouleversé les mœurs : “Aujourd’hui, je n’en attends plus rien. Le respect et la dignité n’existent toujours pas.” Néanmoins, la musique électronique et la scène alternative ont participé à la propagation des idées de changement, et “on voulait sortir de la situation agaçante actuelle bien avant la Révolution…“, affirme-t-elle. Elle cite, par exemple, Neyssatou aka Badiaa Bouhrizi, ou encore Gultrah Sound System, qui se sont fait la voix de ce mouvement de contestation, prenant notamment racine auprès d’une jeunesse lassée. Selon elle, la musique n’a plus le même rôle aujourd’hui, “laissant la place aux différents organismes de la société civile“.
La suite pour Deena Abdelwahed semble pourtant ensoleillée. Repérée par le label Shouka, dont le fondateur est aussi celui d’Arabstazy, elle sortira peut-être un jour un EP sous cette signature. “Je préfère apprendre plus et être prête. Je travaille lentement, pour l’instant.” En attendant, elle va bientôt collaborer avec le chorégraphe Alexandre Roccoli et écrire une émission radiophonique, une suite à All Hail Mother Internet de CTM Festival à Berlin. A l’image de cette scène électronique du Maghreb en ébullition mais habituée à voir les choses s’écrouler, Deena avance doucement et prend soin qu’à chaque pas, ses pieds se posent sur la terre ferme. La meilleure manière de construire un mouvement solide.
On vous laisse découvrir, en exclusivité sur Trax, la prestation de Deena Abdelwahed, enregistrée lors de soirée RBMA à Paris.