Ce numéro a été initialement publié en 2017 dans le n°199 de Trax.
Par Siamak Amidi et Jean-Paul Deniaud
Je suis né en 1985 à Ispahan, une superbe ville à l’architecture islamique, au centre de l’Iran, entourée par le désert. Nous avons déménagé à Téhéran lorsque j’étais tout petit. De ce que j’en sais, avant la Révolution de 1979, il y avait une véritable vie nocturne à Téhéran. À la fin des années 60, des groupes de funk psychédéliques locaux jouaient dans les différents clubs de la ville pour un public de niche qui faisait l’expérience du LSD. J’ai vu quelques vidéos de ces événements en ligne, je n’en croyais pas mes yeux! Parce qu’après la Révolution, tout ce qui avait trait à la musique, à la danse et aux foules mixtes était totalement interdit. Si la police t’arrêtait en voiture et trouvait une cassette de Michael Jackson ou d’Iron Maiden, même si tu ne l’écoutais pas, il y avait de bonnes chances que tu finisses en prison pour un bout de temps. Adolescent, du milieu des 90’s au début des années 2000, tout était encore très contrôlé par la loi islamique. Je traînais souvent avec ma sœur, un peu plus vieille que moi et vraiment bercée par la culture alternative. Un jour, alors que nous étions dans une pizzeria, la police est arrivée et a arrêté tout le monde parce qu’il y avait des filles et des garçons au même moment au même endroit. C’est à ce moment que des politiciens plus modérés sont arrivés au pouvoir et que tout a commencé à s’ouvrir.
Aujourd’hui, en Iran, tout est dix fois plus relax. Tout est encore interdit, mais tout le monde fait ce qu’il veut au grand jour, ou presque. Les mensonges ne sont que sur le papier. C’est plus comme une grande ville normale : tu peux écouter de la musique dans la rue, tout le monde traîne avec tout le monde, sort dans des cafés où il y a du son
Des policiers moins stricts qu’avant
Lors de nos premières fêtes, en 2000 ou 2001, tout était bien plus strict. Lorsque les policiers stoppaient une soirée, qu’ils voyaient ces groupes de femmes et d’hommes mélangés, la musique, l’alcool et tout letoutim, ils étaient choqués! « Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que vous faites ici?» Ils ne comprenaient pas. En 2006, lorsque je suis parti d’Iran, il y avait beaucoup moins de risques, pour deux raisons : nous savions comment organiser des fêtes plus « efficacement », et la police n’était plus autant à cheval sur la loi. Et il y a une troisième raison : il y avait tellement d’événements que même la police et les soldats ont fini par s’y habituer. C’était presque devenu normal pour eux. Mais aujourd’hui, c’est bien différent.
J’étais en Iran il y a un mois. Un de mes amis DJ’s m’a demandé de venir jouer pour sa soirée. Il m’a emmené à l’extérieur de Téhéran, aux alentours de Qods, à 45 minutes en voiture. Nous nous sommes retrouvés dans un entrepôt, une grande usine de peinture. Je n’avais jamais fait une fête comme ça, même à Londres. C’était badass ! Je n’arrivais pas à croire que nous étions en Iran!Tout était super pro, trè bien organisé. Ils avaient mis un énorme sound-system à l’intérieur, devant peut-être 200 personnes. Il y avait de l’alcool, des drogues, hommes et femmes ensemble. Nous avons joué jusqu’à midi le lendemain et tout le monde est resté jusqu’à la fin. Bien sûr, il n’y avait pas d’événement Facebook, rien de diffusé publiquement, pas de flyers. Que du bouche à oreille, des SMS ou des coups de téléphone. Rester complètement underground est le seul moyen que ta soirée soit sécurisée. Et encore, pas à 100%.
Les fils de bonne famille, un filet de sécurité
À l’époque où nous avons commencé, tout était très nouveau. Dans notre bande, il n’y avait pas d’enfants des familles du gouvernement. Mais aujourd’hui, les enfants des dirigeants sont très intéressés par ce genre de choses : la musique électronique, les drogues, les filles… Ils deviennent un vrai filet de sécurité. S’ils ont de bonnes connexions là-haut, il n’y aura pas de descente de police parce que leurs parents sont des personnalités importantes, qui sont supposées être très religieuses ! Si la police intervient, tout risque de devenir un vrai bordel. Pour cette fête dans l’entrepôt, je pense que les propriétaires étaient en contact avec le gouvernement. Parce que pour avoir une gigantesque usinecomme celle-ci en Iran, il te faut forcément l’appui du régime à un moment. Et si la fête s’est si bien déroulée, c’est qu’il y avait beaucoup de gens que la police n’aurait pas voulu arrêter ! Même si une autre soirée a eu lieu au même endroit il y a quelques semaines, ce type de fête n’est pas si courant. Mais il y a des événements techno plus petits toutes les semaines, même à Téhéran. Il y a par exemple des clubs underground que seules quelques personnes connaissent. Quand je vivais à Téhéran, il y en avait un situé dans une impasse, à deux niveaux sous terre.
Au début de la rue, il y avait un poste de police, et au bout, il y avait ce club ! C’était un petit centre commercial que le père d’un ami avait transformé en véritable boîte de nuit, avec bar, dancefloor, DJ booth… Il y en a quelques autres dans des stations de ski, à l’extérieur de la ville, où les gens font la fête régulièrement. Dans ces endroits, tout est complètement underground et sur invitation uniquement : il n’y a pas de prix à l’entrée, pas d’argent à l’intérieur, tu ne paies pas pour tes verres, rien. Tout est réglé à l’avance et aucun des organisateurs ne gagne de l’argent. Parfois, ils autorisent les gens à amener leur propre alcool.
L’Iran sur la bonne voie
C’est pour cette raison que l’esprit underground, cette vibe et ce feeling, sont toujours là. Parce que tout le monde vient d’abord pour faire la fête, pour s’amuser. Personne ne voit ça comme une opportunité de gagner de l’argent. C’est très important. Une des raisons, c’est que tu peux être accusé de crime organisé si la police te chope. Mais c’est aussi que les gens ont terriblement besoin de ça. Tout le monde doit gérer tellement de conneries liées à cette société iranienne que ces rassemblements sont une véritable évasion du quotidien. Je sais que la dance culture et les musiques électroniques sont nées de cette recherche d’évasion pour ceux qui vivaient dans des métropoles comme Chicago ou Detroit. Mais avec ce régime totalitaire idéologique qui force tout le monde à suivre les lois religieuses, c’est encore plus difficile. Tu vis une sorte d’oppression continuelle qui entraîne une vraie dépression. Lorsque tu restes longtemps à Téhéran, la vie est déprimante et grise. Alors, ce genre de soirées permet une véritable échappatoire.
À l’école, séparée entre les filles et les garçons, nous avons suivi des études du Coran, des cours de religion, de sociologie basée sur la religion, des lois, la prière… Et pourtant, le gouvernement iranien a complètement échoué à imposer cette idéologie à la nouvelle génération. Au contraire. J’ai même un ami qui est DJ alors que son père est un mollah ! À cause du régime, le fossé entre ces deux générations s’est tellement creusé que c’est devenu irréel, incompréhensible. C’est très étrange. Je ne pense pas avoir vu ça dans n’importe quelle autre société, et pour cette raison, la société iranienne est totalement unique. Si tu regardes simplement la musique électronique, combien de bons DJ’s venus d’Iran sont aujourd’hui devenus des figures accomplies à l’international ? Sharam, Deep Dish, Dubfire, Nima, tous viennent de cette société ! Je pense que cela donne une bonne mesure de la chose.
Pour toutes ces raisons, je pense que l’Iran est sur la bonne voie pour devenir un État séculier et une démocratie. La société iranienne ne veut pas d’une autre révolution car toute révolution amène son lot de misère, mais comme toute société avancée, elle avance étape par étape. Je ne sais pas combien de temps ça prendra mais je suis vraiment convaincu que la société dans son ensemble est dans la bonne direction.