En images : les incroyables soundsystems totémiques de la tecnobrega du Brésil

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Vincent Rosenblatt
Le 04.01.2019, à 17h40
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©Vincent Rosenblatt
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Vincent Rosenblatt
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Dans l’État amazonien du Parã, au nord du Brésil, d’imposants sound-systems lumineux représentant des animaux géants, des robots ou des soucoupes volantes passent de la tecnobrega dans de grandes fêtes mobiles.


Cet article est originellement paru dans le numéro #215 de
Trax Magazine. Les propos de Vincent Rosenblatt ont été retranscrits par Brice Miclet.

Dénigrée par les populations du centre de capitale locale, Belém, et par le Sud du pays, cette culture de connaisseurs s’imbrique pourtant dans une tradition vieille de plus de cinquante ans, entre musique kitsch, show visuel hors-norme et catharsis. Vincent Rosenblatt, photographe français vivant au Brésil, photographie cette scène depuis bientôt dix ans. Il raconte.

À Belém, à 3 000 kilomètres au nord de Rio et de São Paulo, il existe une scène richissime et unique au monde où les sound-systems se sont développés sans répression policière ou militaire depuis les années 1960. Ces machines, on les appelle des aparelhagens. Buffle, aigle, tigre, taureau, elles s’inspirent de la mythologie amazonienne, et changent visuellement en fonction des évolutions musicales, des nouveaux groupes, des nouvelles générations. Comme une cosmogonie postmoderne où des créatures mythiques deviennent l’incarnation du son.

Celles-ci passent principalement ce que l’on appelle la tecnobrega, ou tecno melody, qui est l’évolution de la brega, plus romantique, plus lente, déjà jouée sur des sound-systems par des familles de forains. Celles-ci parcouraient les villages de l’intérieur amazonien, les banlieues, les périphéries ou les bleds le long des rivières et des fleuves et y amenaient le night-club, comme voyagerait un cirque, écumant l’État du Pará, mais aussi l’Amapá, tout au nord, et le Maranhão, plus au sud. Il y a une sorte d’anthropophagie musicale, dans laquelle on refait les grands succès extérieurs à sa sauce. Ils reprenaient du Pink Floyd, des grands solos de guitare, du reggae, du carimbó… Maintenant, c’est Beyoncé et Rihanna.

Il y a trois « DJ’s » par aparelhagens, par machine. Le premier, c’est celui qui passe les morceaux. Le deuxième est le locuteur, celui qui a la plus belle voix, et qui va saluer tous ceux qui sont dans la salle. C’est l’enfer, tu ne peux pas écouter un morceau sans qu’il ne soit interrompu toutes les vingt secondes pour scander le nom de quelqu’un et le remercier d’être venu. Les fêtes sont un moment hautement symbolique de reconnaissance mutuelle où l’on va donner du prestige au fan-club de l’aparelhagem, à tels amis venus de telle ville, de tel quartier, de telle rue. Les familles les plus aimées sont celles qui se souviennent des noms de tout le monde et qui vont aller serrer la pince des gens à 5 heures du matin quand la fête se termine. Et finalement, les gens achètent les CD gravés sur place pour les réécouter chez eux. CD sur lesquels leur nom est cité.

Le troisième DJ est celui qui fait le show vers 2 ou 3 heures du matin. Dans la famille la plus appréciée de ces quinze dernières années, celle du Superpop, avec leur machine en forme d’aigle, DJ Juninho est accroché à un harnais au-dessus de la foule, et vole avec des sortes de plumes crachant des feux d’artifice. Celui du Buffalo de Marajó surmonte sa machine, un buffle, et la dompte comme un cow-boy. La tête de l’animal s’anime, part dans tous les sens. Le Crocodilo ouvre sa gueule, montre les crocs… Au milieu de tout cela, il peut y avoir un prêche scandé par un pasteur évangéliste. Les membres du public sont pénétrés par la foi, alors même que leur musique est coquine, romantique, sexuelle – d’ailleurs, le funk carioca et celui de São Paulo sont arrivés depuis longtemps en Amazonie et se sont taillés une part de lion au côté de la tecnobrega locale.

De l’esthétique des machines

La fabrication de ces machines peut durer trois ou quatre mois pour les plus grandes, coûter jusqu’à 80 000 ou 100 000 euros pour des aparelhagens de neuf mètres, comme le Crocodilo, sans compter les dépenses en équipements, écrans, LED ou caissons. Une demi-douzaine de grandes familles sont extrêmement riches. Autour d’eux existent une multitude de moyens et de petits sound-systems. En périphérie des villes du Pará, chaque bar possède son DJ avec sa petite soucoupe volante, sa cabine, et a l’ambition d’acquérir de la reconnaissance et de pouvoir s’agrandir un jour.

Même si elles sont la plupart du temps conçues en bois naval, les machines usées doivent être reconstruites. Au bout de deux ou trois ans, les concurrents ont fait mieux, la technologie a évolué. Chaque artisan va alors proposer quelque chose d’encore plus fou. Il y a une fête d’adieu à la machine fatiguée, puis une autre pour le lancement de la nouvelle, une soirée géante. On la présente au fan-club ; le peuple tecnobrega, très humble, qui survit avec le salaire minimum, est fin connaisseur de l’esthétique des machines. L’acceptation est un moment vital où l’on aime ou rejette le nouvel aparelhagem. C’est un enjeu financier important pour ces grandes familles.

Si la scène tecnobrega est florissante, il y a toutefois eu des tentations de la part du gouvernement de l’Etat du Pará de les interdire. Quand je parle de ce phénomène aux gens du centre de Belém, à l’élite ou la petite bourgeoisie, je réalise que la plupart n’ont jamais été à une fête de tecnobrega. Ils ont peur, pensent qu’il n’y a que des voleurs, des trafiquants, ils ne se mélangent pas. Ils en ont aussi un peu honte. C’est le mal des élites de la ville, qui n’envisagent pas que l’une des seules choses originales dans leur ville provienne de la périphérie. À part l’açaï, deux ou trois plats, qu’est-ce que Belém et cette partie de l’Amazonie ont de totalement unique à offrir au monde ? Leurs aparelhagens.

Plus de photographies sur le site internet et l’Instagram de Vincent Rosenblatt.

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