Ellen Allien : “La techno, c’est devenu un truc de hipsters”

Écrit par Jean-Paul Deniaud
Photo de couverture : ©Name Festival / DR
Le 05.10.2017, à 17h48
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©Name Festival / DR
Écrit par Jean-Paul Deniaud
Photo de couverture : ©Name Festival / DR
A l’occasion de la tenue du festival NAME à Lille ce week-end, du 6 au 8 octobre, Trax vous invite à découvrir en exclusivité cette interview d’Ellen Allien, qui nous parle de son album Nost sorti en mai dernier, et dont elle jouera très probablement certains tracks lors de son set vendredi soir à la Condition Publique de Roubaix, lieu des hostilités.

Dans le Trax#202 de mai, nous vous parlions des dernières fois d’Ellen Allien. La DJ allemande nous y révélait son dernier livre, sa dernière idole, sa dernière prise de drogue… Mais nous ne vous avions pas tout dit ! Dans cette partie de l’interview, la patronne de BPitch Control nous raconte le Berlin d’antan et celui d’aujourd’hui, de ses petites habitudes entre deux sets, de son album et de graines de courge…

“Aujourd’hui, les clubs et les festivals ont un niveau de qualité musicale très élevé.”

Bonjour Ellen, comment vas-tu ?

J’ai l’impression d’être une balle de ping-pong avec les allers-retours en avion, mais ça va. Parfois c’est très fatigant. Le week-end dernier, j’ai dormi seulement cinq heures dans un lit, et le reste dans l’avion. Je n’ai pas le temps de bien me reposer, il y a toujours un vol à prendre.

Comment est-ce que tu gères cette fatigue ?

Chaque fois qu’il m’est possible de dormir, je le fais. Dans l’avion, à l’aéroport… Je dors toujours avant de jouer. Parfois je sacrifie même mon dîner pour dormir. Je ne prends aucun médicament, j’ai horreur de ça ─ j’ai une pression artérielle très basse. Beaucoup de DJ’s prennent du Xanax, mais je ne peux pas, au risque de foutre en l’air mon corps. Si je prends un somnifère, je dors pendant dix-huit heures, et je suis incapable de jouer après. Alors je compense avec la nourriture. J’ai remarqué que les choses changent beaucoup en fonction de ce que l’on mange. Les graines de courge, par exemple ! C’est une nourriture naturelle avec le plus fort taux de protéines, ça coûte trois fois rien et on peut en manger n’importe quand. Surtout quand on n’a pas le temps, comme moi. Je peux rester douze heures sans rien après en avoir mangé.

Parlons un peu de ton album. Les critiques le décrivent comme un album club, qu’est-ce que tu en penses ?

Oui, les tracks sont voués au clubbing. Mais pour moi, c’est aussi de la musique, parce que, chez moi, j’écoute tout le temps ce genre de tracks. Je n’écoute pas vraiment autre chose. Ca dépend des périodes. Pour moi, la musique de club est intéressante et a une bonne vibe. Ca me rappelle des souvenirs et des émotions [de club], je ne trouve pas ça dérangeant quand j’en écoute. Au contraire, je me sens bien. Surtout qu’aujourd’hui, les clubs et les festivals ont un niveau de qualité musicale très élevé.

“La techno, c’est devenu un truc de hipster.”

Par rapport à quand ?

Je dirais autour de 1997, 1998. De nombreux clubs sont arrivés à ce moment-là, mais ça leur a pris des années pour atteindre un bon niveau – à peu près vers 2006. En même temps que Paris est devenu pourrie. Même si depuis quelques années, c’est génial. En Allemagne, on a des clubs incroyables, que ce soit à Munich, Berlin ou Hambourg. J’y étais justement la semaine dernière, et c’était dément. En fait, ça dépend des endroits et des périodes. Mais je suis convaincue qu’aujourd’hui, on est dans du très haut niveau.

Toi qui a connu les raves et le milieu des années 90, comment sens-tu cette nouvelle époque ?

Je pense qu’on est de retour à ces origines, qu’on est dans une ère rétro. On a déjà vingt ans d’histoire et de musique électronique derrière nous, ce qui fait que tu peux trouver des trucs rétro pour des milliers d’euros mais qui datent seulement des années 90. Et quand j’ai commencé en 92, je jouais aussi des trucs « rétro » de 84. Les classiques, c’est important, et j’en passe toujours dans mes sets, c’est très émotionnel. De toute façon, toute la musique que l’on joue ou que l’on crée puise ses origines dans les années 80 et 90. Parce qu’il n’y a pas de nouveaux instruments pour faire de la musique, simplement des artistes qui en jouent différemment. C’est ça la racine.

Est-ce que l’ambiance et le public sont les mêmes qu’avant ?

Non, pas vraiment. Avant, c’était plutôt radical, sans aucune fashion. On avait tous le crâne rasé, des vêtements militaires, des jeans… Aucune mode, surtout à Berlin. Que des fringues pas chères, pas de marque. C’était un mouvement radical parce que l’Ouest et l’Est venaient juste de se réunir, c’était un milieu très politique et il n’y avait pas de place pour la mode. Très aléatoire et très indépendant. Aujourd’hui, la techno, c’est devenu un truc de hipsters. Mais c’est bien aussi, ça fait vivre les clubs.

Est-ce que tu fais toujours des fêtes « radicales » ?

Oui, bien sûr. Dans des endroits open air comme le Griessmühle ou l’IPSE. C’est au bord de la rivière, à Berlin, donc l’open air est très grand, et c’est fantastique. Tu peux y fumer des joints, y boire des cocktails amusants, discuter… Et à 1 heure du matin, ils ouvrent le “club warehouse” où passe de la techno. Et il y a un restaurant de l’autre côté. J’ai toujours faim en club. Quand le restaurant est fermé, je vais au kebab à côté.

C’est très berlinois comme pratique…

Les Berlinois aiment beaucoup traîner dehors et sortir ensemble. Dans le temps, on passait beaucoup de temps dans les bars. Désormais, ce sont les clubs qui sont devenus les « nouveaux » bars. A Paris, vous avez encore cette institution et ce culte du bar, mais à Berlin, non. Il n’y a plus vraiment de bar cool. Et le tourisme a changé la donne aussi – les gens font vivre les clubs. Le voyage de Paris à Berlin n’est pas cher, donc les gens viennent pour sortir. Même les clubs les plus récents, à l’ouverture, se remplissent très vite. Et on peut y rester plus de 20 heures…

“L’album ressemble à Berlin en hiver. C’est ce que je ressens quand je marche dans les rues de la ville.”

Pour revenir sur ton album, tu l’as produit avec Hannes Bieger. Qui est cette personne ?

C’est quelqu’un de très sympathique, l’un des producteurs les plus gentils avec qui j’ai pu travailler depuis longtemps. J’ai une très bonne relation avec lui. C’est quelqu’un de très talentueux, rapide et efficace. Il fait beaucoup de mixing, et il est également très doué pour la production.

Comment s’est déroulée votre collaboration ?

Je suis arrivée avec plein d’idées et des éléments sur lesquels j’avais déjà travaillé. Je suis allé le voir avec ces éléments, et il en a fait quelque chose de meilleur. Surtout au niveau de l’informatique, que je ne maîtrise pas aussi bien que lui. Mais on a tout fait ensemble.

D’où t’es venue l’inspiration ?

L’album ressemble à Berlin en hiver. C’est ce que je ressens quand je marche dans les rues de la ville. Il y a une part de mélancolie, mais aussi beaucoup de minimalisme – très allemand comme concept. C’est très rectiligne, et ça se sent dans les basses et les beats. Je pense que cet album illustre véritablement ma façon de jouer. Je ne voulais pas en faire une expérimentation ou un album pop. Et je me fous de qui va l’acheter. C’est simplement un truc que je me devais de faire, et qui reflète comment ma tête fonctionne. Tu peux y trouver un côté sexy, un côté mélancolique, ou encore un questionnement sur la Terre, le ciel et ce genre de trucs.

Tu parles souvent de la Terre, on sent que tu t’en soucies réellement.

Je pense continuellement au fait que chaque jour, nous détruisons un peu plus la Terre. J’y ai beaucoup réfléchi, et tout ça vient de notre alimentation, de l’air que nous respirons. On a tous conscience qu’il faut agir et que l’on se doit de tout changer. Que ce soit les politiques, les guerres, les armes chimiques… Et personne n’arrête ce système. Ca me rend dingue. Nous sommes les esclaves du gouvernement, en général ou dans la musique. Ils viennent et prennent de plus en plus d’argent sur tout ce que tu fais. A toi ou aux clubs. Je ne peux rien y faire… Voter, oui, c’est possible, mais les changements arrivent trop lentement. On a besoin de les faire plus rapidement. Tout est si primitif, je pourrais vomir tous les jours tant les choses sont faites de la mauvaise façon par les mauvaises personnes. J’ai très peur de ce qui nous attend dans une dizaine d’années. Il y aura beaucoup de douleur, de guerres dans les villes, encore plus pauvreté… 

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