Egyptian Lover : “Avec Dr. Dre, on a grandi ensemble en écoutant l’electro de Detroit”

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©D.R.
Le 30.01.2020, à 18h27
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Au début des années 80 à Los Angeles, les DJs et les collectifs hip-hop s’affrontent à coups de mixtapes. Egyptian Lover et son crew, la Uncle Jamm’s Army, sont alors les premiers à presser sur vinyle le son d’une TR-808. Des maxis comme “Dial-A-Freak” et “Yes, Yes, Yes” révolutionnent la dance music en mélangeant funk et musique électronique. Retour sur cette période précurseure.

Cet article est initialement paru en novembre 2015 dans le numéro 187 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Par Arnaud Wyart

Los Angeles, début des années 80. Alors que les DJs et les collectifs hip-hop s’affrontent à coups de mixtapes, Egyptian Lover et son crew, la Uncle Jamm’s Army, sont les premiers à presser sur vinyle le son d’une TR-808. Des maxis comme “Dial-A-Freak” et “Yes, Yes, Yes” révolutionnent la dance music en mélangeant funk et musique électronique. C’est la réponse West Coast au “Planet Rock” d’Afrika Bambaataa et au “Cosmic Cars” de Juan Atkins alias Cybotron. Les disques solos de l’amant égyptien, tels que les pépites Egypt, Egypt ou Freak-A-Holic, influenceront également des générations d’artistes hip-hop, house ou techno. Fidèle à lui-même, même quand Dr Dre invente le gansta rap avec Ice Cube et NWA, Egyptian Lover est toujours resté du côté des dancefloors. Près de dix ans après son album Platinum Pyramids, Greg Broussard (de son vrai nom) revenait finalement en 2015 avec le bien nommé 1984. Une plongée divine dans l’univers freak des années 80. Une dance music magique, la plus old school qui soit.

Tes mixtapes étaient réputées dès la fin des années 70, bien avant l’arrivée des platines Technics. Peux-tu nous parler de cette fameuse technique du bouton pause que tu utilisais ?

J’ai commencé à faire des mixtapes quand j’allais au lycée dans la vallée de San Fernando. Je préparais mes cassettes en enregistrant des breaks à la radio ou depuis des vinyles. J’appuyais sur le bouton pause de mon enregistreur pour n’avoir que les parties qui m’intéressaient. Je les plaçais les unes à la suite des autres pour obtenir quelque chose de très dansant. Je récupérais aussi des bouts de voix que je répétais afin d’ajouter un maximum d’effets. Pour aller au lycée, ça prenait bien une heure et demie en bus. Pendant le trajet, nous étions toute une bande et on écoutait nos mixtapes. Je me rappelle qu’il y avait Snake Puppy (cofondateur du groupe de hip-hop pionnier L.A. Dream Team, ndlr). Nous étions tous les deux en compétition pour savoir lequel produirait la meilleure mixtape. Le public était là, dans le bus, super chaud. Je maîtrisais bien la technique du bouton pause, mais un jour, pour me démarquer, je me suis mis à rapper sur les parties instrumentales. Les gens ont halluciné. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à vendre mes cassettes. Il y avait un morceau que j’adorais particulièrement mixer, “Shake Your Pants” de Cameo. Il était parfait pour la technique du bouton pause. Je jouais rapidement le mot shake, avec plein de breaks. Ça rendait les gens complètement dingues. Je n’étais pas encore DJ à l’époque, mais je savais que je pouvais retourner le dancefloor.

Tu as essayé de reproduire tes mixtapes en live ?

C’était bien ça le problème. Les platines Technics MK2 ne sont arrivées qu’à la fin des années 70. Avant, c’était impossible de réellement mixer en live. Un jour, deux types sont venus me voir au lycée. Je devais avoir 16-17 ans. Ils voulaient savoir si je pouvais refaire ma mixtape dans leur soirée, avec un cachet à la clé. Évidemment, j’ai répondu : « Bien sûr ! » (rire). Le soir même, j’ai demandé à des potes de me prêter leurs platines. Ils venaient juste de les avoir. Je me suis entraîné comme un dingue pour apprendre à m’en servir correctement. Puis, j’ai essayé de reproduire ce que je faisais avec le bouton pause de mon enregistreur cassette. Mais au bout de deux jours, j’avais complètement oublié… Alors, le jour de la soirée, je suis allé voir les organisateurs pour leur dire : « Écoutez les gars, au lieu de mixer, laissez-moi plutôt rapper sur ma mixtape ». Finalement, ça l’a fait. Tout le monde était content. Et ils m’ont payé, juste pour une chanson. J’ai évidemment acheté très vite des platines et je me suis mis intensément au scratch. Le truc génial avec les Technics MK2, c’est que tu pouvais enfin jouer avec deux disques et faire des choses vraiment folles. Les possibilités étaient énormes. Ma référence, c’était Grandmaster Flash.

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Avant de rejoindre la Uncle Jamm’s Army, tu organisais toi-même des block parties.

Oui, ça s’appelait Egyptian Entertainment ou quelque chose comme ça. Il faut savoir qu’au début des années 80, les soirées Uncle Jamm’s Army étaient la référence à Los Angeles. Elles étaient réputées pour avoir le meilleur public et le son le plus pointu de la ville. C’était vraiment le top. Plus tard, j’ai joué avec eux dans des block parties avec plus de 10 000 personnes. Mais avant de les rejoindre, j’ai voulu faire des soirées comme les leurs. J’avais trouvé un endroit cool, un super sound-system, des platines, de bons DJs et j’assurais la résidence. Les gens s’éclataient, mais il y avait dix fois moins de monde que dans les soirées Uncle Jamm’s. J’ai vite compris que mon problème, c’était la promo et la communication. Mon nom circulait, mais pas encore suffisamment.

Quand les as-tu rejoints ?

En 1983. J’étais au centre commercial avec Snake Puppy. Et il y avait des mecs qui distribuaient des flyers de la prochaine Uncle Jamm’s. L’un d’eux, Rodger Clayton (le fondateur du collectif, ndlr), m’a dit : « Mec, si tu veux passer à l’étape supérieure, il faut que tu deviennes DJ ». Il me connaissait, car je venais danser dans ses soirées. Mais il ne savait pas que j’étais déjà DJ. Alors je lui ai parlé de mes projets et de mes mixtapes. Comme il avait quand même entendu parler du nom Egyptian Lover, il m’a proposé de venir faire le jingle de la prochaine soirée. Je suis parti avec lui et quand je me suis retrouvé dans la cabine, j’ai commencé à scratcher. Rodger m’a regardé et il a gueulé : « Mais qu’est-ce que tu fous ? » Je lui ai répondu que Grandmaster Flash faisait la même chose ! (rire) Finalement, le jingle lui a plu et il m’a proposé de revenir dès le week-end suivant. En fait, Rodger organisait un concours pour trouver le nouveau DJ officiel des soirées Uncle Jamm’s Army. Nous étions plusieurs prétendants. Le concours se déroulait en pleine nuit, devant le public. Je suis passé le premier. Et ils m’ont donné un disque d’Aretha Franklin. “Jump to It”. C’était la première fois que j’entendais ce truc.

En plus, il n’y avait qu’une minute de rythmique exploitable. Alors j’ai mis un autre disque de “Jump to It” sur la seconde platine et j’ai pitché les deux au maximum. L’original faisait « Jump, jump, jump to it », petite pause, puis le beat arrivait. J’ai mis le casque pour me caler et j’ai scratché le “Jump” pendant quelques mesures, super rapidement, avec plein de variations… J’ai fini avec le “to it” au ralenti, puis j’ai envoyé le boom/clap. Là, tout le monde s’est arrêté de danser pour regarder vers la cabine. Personne n’avait jamais vu ça à Los Angeles. Les gens sont montés sur les chaises pour me fixer du regard. Et Rodger s’est pointé en criant : « C’est qui ce mec ? » Quelqu’un a répondu : « C’est Egyptian Lover ! » Le DJ qui devait passer après moi a alors demandé à Rodger quel track il avait choisi pour lui. Rodger lui a rétorqué : « De quoi tu parles, mec ? On a déjà un DJ ! »

J’étais obsédé par le beat de “Planet Rock”. Quand j’ai voulu savoir qui était le batteur, Afrika Islam a souri : “Ce n’est pas un batteur, mec, c’est une boîte à rythme. Ça s’appelle une 808”

Egyptian Lover

Tu as ensuite découvert la TR-808 au fameux Club Radio…

Oui. Des potes m’avaient prévenu qu’un DJ faisait des choses intéressantes dans ce club d’Echo Park. Il venait de New York, s’appelait Afrika Islam et il avait apparemment un super style. Cool, je voulais voir ça ! Bon, il faut savoir qu’à l’époque, les gangsters traînaient beaucoup dans les soirées, alors je peux te dire que tu avais intérêt à être bon derrière les platines… Donc un soir, je suis allé au Club Radio et Ice-T me l’a présenté. Quand je lui ai demandé d’où venait son nom, il m’a répondu qu’il était l’apprenti d’Afrika Bambaataa dans le Bronx. Or, à l’époque, j’étais obsédé par le beat de “Planet Rock”. Quand j’ai voulu savoir qui était le batteur, il a souri : « Ce n’est pas un batteur, mec, c’est une boîte à rythmes. Ça s’appelle une 808 ». Dès le lendemain, j’ai couru chez le marchand de matos du coin. Le vendeur m’a aidé à programmer la rythmique de “Planet Rock”. C’était exactement le même son ! Je suis devenu totalement fou. J’avais 200 dollars en poche, ma mère m’a aidé pour en acheter une. Et j’ai passé des nuits dessus, comme un dingue. Quand j’ai eu assez de sons, je les ai joués dans la soirée Uncle Jamm’s. Les gens ont tellement adoré que certains venaient me trouver pour connaître le nom du track (rire) ! D’ailleurs, Rodger m’a tout de suite dit qu’il fallait enregistrer un disque avec la 808. Parmi tous les collectifs hip-hop de Los Angeles, nous étions les premiers à presser des disques, notamment “Dial-A-Freak” en 1983.

Avec Ice-T, vous aviez aussi mis en musique un documentaire sur le Club Radio.

Ice-T voulait venir rapper dans les soirées Uncle Jamm’s Army, mais on ne le laissait pas faire (rire). Il s’est fait connaître au Club Radio. En 1982, j’ai fait les instrumentaux et les scratchs d’une bande originale. C’était pour un documentaire sur ce lieu mythique. Le film s’appelait Breakin’ ‘n’ Enterin, réalisé par Topper Carrew, et ce fut l’un des tout premiers documentaires sur la scène émergente de Los Angeles, bien avant qu’on appelle ça le son West Coast. Avec Ice-T et The Glove, un autre DJ, nous formions The Radio Crew. Pour la B.O., on a enregistré un maxi de 5 titres sur lequel Ice-T rappe en live. Il n’a été pressé qu’à 25 exemplaires pour les besoins du film. C’est l’un des disques de hip-hop les plus rares au monde.

Quand tu traînais avec Dr Dre, Ice-T et Arabian Prince, vous écoutiez l’electro de Detroit ?

Absolument. Dre et moi avons grandi ensemble. Avec Ice-T, Arabian Prince, Snake Puppy et les autres, on écoutait tout ce qui sortait. Ça explosait de partout. Et notre référence, c’était la Uncle Jamm’s Army, car depuis les années 70, les mecs allaient chercher les nouveaux sons les plus underground. C’était vraiment la plaque tournante. Rodger a même ouvert un magasin de disques. Mais c’est vrai que le track “Clear”de Cybotron (Juan Atkins) nous a tous mis une claque. Il y avait aussi “Cosmic Cars”. Pour nous, la musique de Detroit était différente de celle de New York ou de Miami. Elle était beaucoup plus futuriste.

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À quel moment as-tu splitté avec Dre au niveau du son ?

J’ai vraiment trouvé mon style en 1984. Le terme gangsta rap est arrivé plus tard, à la fin des années 80. Mais il y avait déjà des tracks comme ça en 84. J’en avais même dans mes mixtapes. Simplement, le côté violent ne me branchait pas. Je ne voulais pas associer ce côté bad boys au personnage Egyptian Lover. Ça n’avait pas de sens. Egyptian Lover, c’est l’Égypte, pas South Central ! Je voyais davantage ma musique comme un fantasme, une sorte de mystère. Le truc du lover, en plus, c’était à l’opposé de l’univers des gangs. Et puis j’ai vite pris l’habitude de travailler dans des studios, avec des professionnels. Je trouvais que le son gangsta était de mauvaise qualité, fait à la va-vite. Mais c’était le son qu’ils voulaient. Par exemple, quand les NWA ont sorti leur premier album, Arabian Prince est venu me trouver pour que j’écoute la version finale. Et je leur ai sincèrement conseillé de retourner en studio. Le son était vraiment trop mauvais. Heureusement, ils m’ont écouté et les choses ont changé.

Il y a aussi cette fameuse respiration que Dre t’aurait piquée…

À la base, ce truc vient de Prince. J’étais totalement fan de lui. Il avait une chanson qui s’appelle “Soft and Wet”. On entend dessus une inspiration super sexy. Ça rend le truc complètement dingue et super chaud. Quand on a fait “Dial-A-Freak” avec Uncle Jamm’s Army, on s’est inspiré de Prince. Pareil sur “Yes, Yes, Yes”. Plus tard, dans mes projets en solo, j’ai développé cet effet et c’est devenu ma marque de fabrique, en quelque sorte. J’utilise le souffle comme un instrument à part entière. Alors, quand j’ai entendu Dre faire la même chose, je suis devenu fou. Je lui ai dit : « Mec, c’est mon style, c’est ce qui fait mon son. Ce n’est pas West Coast, c’est le son Egyptian Lover ». Dre m’a répondu : « Essaie de voir les choses autrement. Toi, ton truc, c’est Kraftwerk et Prince. Tu les kiffes. Et quand tu t’en inspires, c’est aussi pour leur rendre hommage, pas pour les voler. C’est peut-être la même chose pour moi vis-à-vis de toi. Réfléchis à ça ».

Et qu’as-tu pensé en voyant le succès du son West Coast au début des années 90 ?

C’était mérité. Dre voulait trouver la musique qui collait parfaitement à la rue. Et c’est devenu un phénomène mondial. Tous les ghettos du monde attendaient leur son et ils se sont tous identifiés à la violence et aux paroles du gangsta rap de Los Angeles.

D’ailleurs, tu sais ce que qui a poussé Dre à ralentir le tempo ?

Je suis persuadé que tout ça vient de Mixmaster Spade. Ce mec venait de Compton et il faisait lui aussi des mixtapes. Dre aimait son style, beaucoup plus street, alors que ma musique était dansante et rapide. Les mecs du ghetto adoraient ce son ralenti. Je pense que c’est le son de Spade qui a inspiré Dre pour l’album des NWA. Un beat lourd, ralenti, de la violence et des paroles crues : cette évolution du son a donné naissance au gangsta rap.

Planet Rock, Cybotron et tous les trucs de Detroit, c’était du hip-hop. Quand le mot techno est arrivé dans les magazines, on faisait déjà ce type de son

Egyptian Lover

Finalement, le son West Coast des années 80 a été influencé par Detroit, New York et vice-versa…

Exactement. De toute façon, nous utilisions les mêmes machines. Avec les artistes de Detroit, il y a toujours eu une forme d’amour et de respect mutuel. L’influence était mutuelle. Pourtant, nous ne nous sommes jamais rencontrés. C’est pour cela que je n’aime pas les termes West Coast, East Coast, etc. Tu sais, quand j’ai commencé à faire de la musique, les termes electro, house ou techno n’existaient pas. “Planet Rock”, c’était du hip-hop. Cybotron et tous les trucs de Detroit, c’était aussi du hip-hop. Quand le mot techno est arrivé dans les magazines et à la radio, on faisait déjà ce type de son, sauf qu’on appelait ça du techno-rap. Après, on a commencé à employer le terme electro à toutes les sauces. Electro-hip-hop, electro-house, etc. Ensuite, c’était le son old school. Old school-hip-hop, old school-electro, etc. Mais pour moi, tout ça, c’est la même chose. C’est le son des années 80. C’est le son Egyptian Lover, Afrika Bambaataa et Cybotron. Ce sont les mêmes racines. C’est pour cette raison que mon album a pris tant de temps. Ce qui me différenciait du son gangsta à l’époque, c’est que je passais par une voie professionnelle en termes d’équipement. Or, je pense que le son de 1984 synthétise l’essence de ce que l’on appelle electro-hip-hop ou old school-electro. Le plus difficile pour moi, au final, a été de trouver des studios équipés avec le même matériel, des ingénieurs, etc. Mais j’ai fini par trouver mon bonheur. 1984 a été intégralement conçu comme dans les années 80, jusqu’à la pochette. Mais il surpasse le son “laptop” de 2015.

Egyptian Lover – 1984 (Egyptian Empire Records)

Le top 10 de tous les temps d’Egyptian Lover

  • 1 – Afrika Bambaataa & Soul Sonic Force – Planet Rock
  • 2 – Twilight 22 – Electric Kingdom
  • 3 – Grandmaster Flash – Scorpio
  • 4 – Kraftwerk – Numbers
  • 5 – Prince – Head
  • 6 – Prince – Let’s Work
  • 7 – Newcleus – Computer Age (Push the Button)
  • 8 – Kraftwerk – The Telephone Call
  • 9 – Kraftwerk – Tour de France
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