Cet article est une enquête publiée sur le site Electronic Music Factory, plateforme de ressources sur les musiques électroniques réalisée en collaboration entre Trax et la Sacem.
« J’ai bossé d’arrache-pied pour enfin vivre de la musique. Aujourd’hui, je retourne deux ans en arrière ». Lorenzo Lacchesi, 25 ans, répond à nos questions d’un ton dépité depuis son studio parisien. Le DJ techno habitué des afters de banlieue francilienne est assigné à résidence avec son chat depuis trois semaines déjà. Il a passé les premiers jours de ce confinement abasourdi, dans un état cotonneux. « Je devais jouer au Rex, voyager à Lyon et Berlin, tout a été annulé. J’ai perdu une douzaine de dates et je n’ai aucun autre de moyen de subsistance. » Voilà trois ans que le vingtenaire a lâché son emploi de réalisateur chez Radio France Internationale. « Au début, je faisais quelques extras dans des restaurants pour compléter mes revenus. Mais aujourd’hui, cette option de secours aussi a disparu. »
Comme Lorenzo Lacchesi, des milliers de DJs français ont passé le mois de mars à se ronger les sangs. Le printemps et l’été sont censés être les périodes les plus rentables de l’année, celles où le public est le plus enclin à sortir danser. Mais nul ne sait quand les clubs et les bars, fermés depuis le 15 mars pour limiter la propagation du Covid-19, rouvriront leurs portes. Les professionnels du secteur sont de plus en plus nombreux à redouter un été sans aucun festival sur le sol français.
L’angoisse concerne les musiciens débutants comme les plus installés. La preuve ? Depuis la mi mars, DJ Deep, figure majeure de la house et de la techno parisienne depuis trois décennies, se sent « au pied du mur ». Les appels désolés des équipes des clubs se sont succédés : d’abord l’annulation de sa résidence au Rex, puis celle de sa soirée au Berghain… « Dans ma carrière, j’ai eu comme tout le monde des hauts et des bas, mais jamais de situation comme celle-ci. Concrètement, je n’ai plus aucune trésorerie. », s’alarme-t-il. Comme de nombreux DJs, Cyril Etienne des Rosaies a diversifié son activité, en créant plusieurs labels et en produisant ses propres morceaux. Mais ses revenus viennent principalement des DJ sets. « Je me dis qu’il va bien falloir que je trouve une solution, donc je cherche une diversification professionnelle. La distribution digitale devrait jouer un rôle important ces prochaines semaines, je pourrais me lancer là-dedans. » En attendant, le quinquagénaire est plongé dans les démarches administratives pour demander des aides publiques et « stopper l’hémorragie ».
Des soirées virtuelles pour retrouver son public
Au-delà de la question financière, les musiciens du monde entier se soucient de maintenir le lien avec leur public. Depuis trois semaines, la toile est inondée de DJ sets censés nous aider à travailler, à danser ou à nous distraire pendant le confinement. Tous les samedis depuis le 17 mars, la figure de la nuit queer Barbara Butch organise même des soirées virtuelles sur Zoom. « Ce n’est pas une opération de communication. J’ai commencé tout ça dans un souci de survie. Sois je parvenais à me rendre productive, soit je crevais. », confie-t-elle très sérieusement. Depuis le studio parisien où elle vit seule, la DJ retrouve de la chaleur humaine grâce numérique. « La semaine dernière, la fête a duré 3 heures et demie au lieu des 2 heures prévues. Presque 300 personnes ont participé. Je les vois sur mon écran pendant que je mixe, c’est génial, certains se mettent à poil, d’autres en profitent pour se draguer sur le chat, c’est comme en club. » Barbara Butch en profite pour proposer à sa communauté de lui venir en aide. « J’ai lancé un compte Paypal où chacun met ce qu’il veut. J’ai reçu 200 balles lors de la dernière soirée, ça va me permettre de faire deux semaines de courses… » Une solution à court terme, qui ne payera pas le loyer pendant toute la durée du confinement.
Repenser la protection des DJs
Si de nombreux DJs se retrouvent sans aucune rentrée d’argent, c’est parce qu’ils travaillent souvent en tant qu’auto entrepreneurs, un statut qui n’ouvre pas de droits au chômage. « C’est en situation de crise que l’on comprend à quel point les acteurs de la musique électronique sont fragiles. », déplore Tommy Vaudecrane, président de l’association Technopol. « Aujourd’hui, les intermittents du spectacle s’en sortent un peu mieux, ils n’ont pas une coupe sèche de leurs revenus. Mais les DJs ont beaucoup de mal à obtenir ce statut, parce que c’est difficile pour eux de faire suffisamment de dates. »
Pour compenser la perte d’activité, ils peuvent aujourd’hui faire appel à certaines aides d’urgence publiques ou privées. Le gouvernement propose une enveloppe de 1 500 € maximum, réservée aux auto entrepreneurs ayant subi une perte de chiffre d’affaires de plus de 50% entre mars 2019 et mars 2020. La Sacem a aussi débloqué des fonds, pour offrir à ses sociétaires des aides de 1 500, 3 000 ou 5 000 € selon leur situation. Pour les entreprises du secteur musical, le tout nouveau Centre National de la Musique, relié au Ministère de la Culture, met à disposition des aides à la trésorerie plafonnées à 11 500 €.
Des coups de pouce auxquels tous ne pourront pas prétendre, leurs revenus étant trop irréguliers ou trop faibles en 2019. Selon Tommy Vaudecrane, la crise actuelle devrait inciter à repenser le statut des musiciens électroniques, par exemple en rendant le statut d’intermittents plus facilement accessible aux DJs.
Et à la fin du confinement ?
Pour assurer la survie de l’écosystème électronique, certains espèrent des plans d’aides publiques plus ciblés. « Beaucoup de clubs pourraient fermer, et sans eux, les DJs n’existent plus », s’inquiète RAG, DJ et organisatrice des soirées Wet for Me. « Les institutions comme la mairie de Paris sont les premières à faire appel à nous pour des événements, afin de mettre en avant le savoir-faire de la fête à la française. C’est aussi à eux de s’engager pour que nous restions debout », suggère-t-elle, consciente que le secteur pourrait être impacté à long terme. « J’ai peur qu’à la fin du confinement, on ne puisse plus organiser des soirées comme avant, que le pouvoir d’achat ait baissé et que les gens aient moins d’argent à dépenser dans le divertissement. » Pourra-t-on, dans les mois et les années à venir, faire la fête comme avant la pandémie ? La question taraude tous les acteurs de la nuit française. « On prône l’inverse du confinement, donc on devrait être les derniers à pouvoir reprendre notre activité », note Nick V, figure de la house à Paris et créateur des soirées Mona, dédiées aux danses voguing et waacking. « Mais si le virus est maîtrisé, c’est notre secteur qui devrait revenir avec le plus de dynamisme. Nos structures sont agiles, souvent jeunes, de nombreuses associations peuvent renaître rapidement de leurs cendres. » Et une chose est sûre, quelles que soient les métamorphoses de nos sociétés à l’issue du confinement, après des semaines passées à écouter des DJ sets au casque, seuls devant nos écrans d’ordinateur, nous aurons un besoin vital de nous retrouver sur le dancefloor. Et enfin danser ensemble, pour de vrai.