Par Terry Matthews
Au début, la différence entre la techno brutalement taillée de l’une et la house de l’autre était quasiment indiscernable. Les disques de Mike Dearborn, DJ Skull, Rush or Armando auraient très bien pu sortir sur Transmat, label de Derrick May, ou KMS, celui de Kevin Saunderson, par accident.
Mais il a fallu l’arrivée de The Scene – la réponse télévisée de Detroit à Soul Train – pour démontrer ce que des DJ’s comme Moodymann, Rick Wilhite, Kyle Hall, Mike Clark, Andrés et Rick Wade nous disaient depuis vingt ans. Detroit est peut-être une ville techno pour certains, mais elle a toujours été une ville qui savait groover.
Dans les vidéos pleines de grain et de lignes distordues, on peut voir les “beautiful people” dont parlait le producteur Pirahnahead, des rangs de couples dansant sur une basse funky d’une façon aujourd’hui oubliée par leurs enfants. Et c’était dans les années 80 quand l’axe Detroit/Berlin faisait sa première et bancale révolution. La house music – celle qu’on nomme house aujourd’hui – était chez elle au cœur de la “Techno Town”
Parmi les DJ’s qui ont joué sur le plateau de l’émission The Scene, on trouve Jeff Mills et Mike Grant (pas encore chez Moods & Grooves Records), qui a commencé à cette période avant d’être forcé à un hiatus en s’engageant dans l’armée jusqu’à son retour dans les 90’s.
“La house de Detroit a vraiment décollé vers 1993, explique Grant. Il y avait plein de petits labels qui démarraient comme Simply Soul, Serious Grooves, Dow and Trance Fusion, et des artistes comme Rick Wade, Terrence Parker, Claude Young et Alton Miller. Tout le monde n’était pas à fond dans la techno, et plusieurs artistes écoutaient la house de Chicago et les mêmes musiques qui ont inspiré les producteurs de Chicago. Même avant ça, il y avait des éléments house dans ce que beaucoup considèrent comme des tracks techno de Derrick May et particulièrement de MK. Un des plus anciens labels de house s’appelait Soiree, lancé en 1990 par Derrick Thompson. Même à l’époque, les lignes étaient floues.”
Des scènes qui s’entremêlent
Chez Damier et Alton Miller – deux des fondateurs du club de Detroit Music Institute, où les différents courants de la scène locale se rejoignaient enfin – étaient emblématiques de l’unité entre les deux villes du Midwest. La carrière d’Alton l’a fait dériver sur un spectre large, entre électro et soul pure, tandis que Chez – baroudeur passé par Chicago, Detroit et New York au moment où il se passait les choses les plus intéressantes dans chacune des villes – a fini par revenir à Chicago pour fonder avec Ron Trent le plus grand label de deep house de l’histoire, Prescription.
Ces scènes n’ont jamais été isolées, personne ne voyait de barrières de béton entre les genres. Avant l’ère de The Scene, le légendaire Ken Collier était dans le même circuit que Frankie Knuckles et Larry Levan – des DJ’s révolutionnaires qui s’échangeaient les gigs, les maxis rares et les canapés. Ce réseau pré-house/post-disco est devenu un sujet de fascination pour Jeff Mills, qui m’a raconté qu’il s’était retrouvé assis à côté de Frankie Knuckles dans un avion et qu’il lui a parlé pendant des heures de la façon dont ces DJ’s se partageaient les disques alors qu’ils vivaient dans des villes différentes.
“Detroit a une perspective différente sur la house music, explique Pirahnahead. Nous l’appelons ‘progressive’, c’était la musique des beautiful people. Prenez Sharevari : certains vont appeler ça de la techno, mais ce n’en est pas forcément. A l’époque, personne ne savait ce que c’était. Ce disque était inspiré du style de vie qu’on voyait dans The Scene.”
Qu’est-ce que le son de Detroit ? “C’est les cordes de Kool & The Gang utilisées par Rick Wade, explique Mike Grant. Ce sont ces samples obscurs de Kenny (Moodymann) et Theo (Parrish), et les productions intenses d’Alton Miller et Pirahnahead. On ne peut pas le définir avec un seul son. C’est la lutte quotidienne et les aspects uniques de la ville qui ont influencé ces artistes. Il y a beaucoup trop d’imitateurs aujourd’hui, et le mimétisme ne vaut pas la maîtrise. Il faut avoir grandi ici pour faire de l’authentique house de Detroit.
Cette authenticité, on peut la trouver dans plusieurs salles de la ville. TV Lounge fait partie de ces institutions. “J’y allais quand ce n’était qu’un café“, raconte Rick Wilhite. TV Lounge est une place forte de la bonne musique underground. Hugh Cleal, du duo qui monte Golf Clap, incline la tête. Un peu au nord de Detroit, il a sa propre salle, The Grasshopper Underground. “C’est plus petit mais nous possédons le meilleur sound-system et une bonne programmation en permanence. Je le dis souvent aux DJ’s de passage. Si tu peux lever une foule à Detroit, tu peux le faire partout ailleurs. Ici, les gens sont experts et éduqués sur la musique, gagner leur loyauté n’est pas toujours facile.“
Des années plus tard, la musique électronique a été divisée en beaucoup plus de genres que simplement techno et house. Et pourtant, il est toujours difficile de dire quand l’une finit et que l’autre commence. Génération après génération, les artistes de Detroit semblent s’être fait une spécialité d’ennuyer ceux qui voudraient séparer clairement techno et house. Robert Hood – qui a tracé cette ligne avec Underground Resistance et Minimal Nation, et qui l’a effacée avec Floorplan – m’a dit une fois, avec un haussement d’épaules : “Tout ça est basé sur un groove disco, de toute façon.” Dont acte.
Cet article a été publié dans le numéro #175 de Trax spécial Detroit (avec Jeff Mills, Carl Craig, Juan Atkins…) en septembre 2014. Essentiel pour tout connaître de l’histoire de Detroit.