Detroit : balade dans Hamtramck, cité perdue et repaire créatif au cœur de la Motor City

Écrit par Lucien Rieul
Photo de couverture : ©Amandine Besacier
Le 25.05.2020, à 18h28
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©Amandine Besacier
Écrit par Lucien Rieul
Photo de couverture : ©Amandine Besacier
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Detroit cache bien des secrets. L’un d’eux a la taille d’une ville entière. Bienvenue à Hamtramck, un repaire créatif et multiculturel de 22 000 âmes enclavé dans la Motor City.

Cet article est initialement paru en mars 2019 dans le numéro 219 de Trax Magazine, disponible sur le store en ligne.

Photos : Amandine Besacier

Motor Lounge. Motor, pour les intimes. Dans ce club de deux salles ont joué Richie Hawtin, Kraftwerk, Derrick May, Robert Hood. DJ Bone y tenait le rôle de résident. Aux côtés du Music Institute, cet établissement actif de 1996 à 2002, désigné par le magazine Billboard comme l’un des 25 plus grands clubs de tous les temps, restera dans les annales comme une locomotive de la scène électronique de Detroit. Sauf qu’il n’a jamais été à Detroit. Mais à Hamtramck.

À quelques kilomètres au nord de Midtown, Hamtramck est une curieuse ville dans la ville. Sur une carte, sa superficie de 5 km carrés l’apparente à un quartier de Detroit. Ses habitants ont pourtant adopté un moyen de transport quasi inédit dans la capitale de l’automobile – la marche à pied. Avec une densité de population parmi les plus élevées du Michigan, la proximité des habitants favorise une communauté créative soudée. Mieux : elle y a pignon sur rue. En descendant l’avenue principale Joseph Campau, qui file à travers la ville pour rejoindre l’usine d’assemblage General Motors au sud, on croise le repaire de skaters Dunwell, où quatre grosses têtes d’alien graffées surplombent une devanture noire. Plus loin, le disquaire-libraire Lo & Behold, avec son mur tapissé de 45 tours, et la galerie d’art alternative Atomic Cafe, où d’étranges mannequins vous dévisagent depuis la vitrine… Coincés entre un supermarché discount, un salon de manucure et un magasin de chichas, ces lieux un peu déglingués tranchent avec le gloss des microbrasseries et cafés hipsters de Midtown et Corktown. À Hamtramck, on pénètre cet intervalle précieux où les artistes un peu bohèmes ne sont pas encore tombés sous le coup d’une gentrification dont ils bien souvent instigateurs et victimes.

Il y a tellement de cultures à Hamtramck, c’est comme une boule d’énergie qui part dans tous les sens.

Walter Wasacz, producteur d’ambient techno

Un quartier partagé entre Bengalis et Polonais

Tout le long de Joseph Campau, des flammèches de couleur ponctuent le ciel bleu-gris. Dix-huit drapeaux flottent dans la brise fraîche d’un mois de février au-dessus des normales de saison. Deux sont américains. Les autres sont turc, bengali, albanais, irakien, polonais, arménien, mexicain… « Les familles d’immigrants ont toujours été les bienvenues ici », explique Walter Wasacz. Producteur d’ambient techno au sein du duo Shorelights aux côtés du Detroiter DeepChord, ce doux cinquantenaire aux mèches rouges est un natif de Hamtramck. Journaliste indépendant et transfuge de la scène punk, il connaît la ville comme sa poche. « Il y a tellement de cultures, c’est comme une boule d’énergie qui part dans tous les sens. Mes grands-parents polonais sont venus ici. Il y a eu une vague dominante d’Europe de l’Est durant le XXe siècle ; avant ça, c’étaient les Allemands et les Irlandais. » En 1970, la communauté polonaise représentait ici 90 % de la population. Depuis 2013, la ville est la première des Etats-Unis à compter une majorité de musulmans. Hamtramck carbure au sang neuf. Avec des locaux commerciaux environ 40 % moins chers qu’à Downtown, les artistes partagent le terrain avec les entrepreneurs bengalis, qui constituent aujourd’hui la communauté majoritaire de la ville. Au nord de la ville, un panneau proclame même, depuis 2017, “Bienvenue à Banglatown”, tandis que “Poletown”, le quartier polonais, s’étire sur Detroit au sud. 

Dans les ateliers du lumineux chocolatier Bon Bon Bon, étape incontournable des becs sucrés, on aperçoit une femme vêtue d’un niqab confectionner minutieusement les petites bouchées. Derrière le comptoir, la jeune fondatrice Alexandra Clark décoche un grand sourire sous son bonnet Carhartt. En 2016, elle comptait parmi les lauréats de l’influent classement 30 under 30 de Forbes. « Le multiculturalisme est ce qui fait notre force ici. Quand on cherche de nouvelles recettes, on en discute toujours tous ensemble. C’est comme ça que l’on a eu l’idée de tenter le magnolia frit. Et c’est délicieux ! »  

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©Amandine Besacier

La musique comme lien social

En 2003, le magazine musical Blender élisait Hamtramck “ville la plus rock’n’roll des Etats-Unis”. En surface, la proximité des habitations résidentielles diffuse pourtant une atmosphère plutôt sage. L’ancien squat punk de Casmere Avenue est devenu un centre zen où des moines cuisinent chaque midi de délicieux menus végétariens. Il y a bien sûr Caniff Street, au coin de Joseph Campau, où le repaire goth Paychecks est devenu le club metal Sanctuary, avec une grande fresque psychédélique bleu pétard couvrant toute sa devanture. Mais la plupart des musiciens semblent, ici encore, évoluer en sous-marin. Alexandra sourit. « Ils sont partout. Les musiciens rassemblent la communauté artistique. Ce sont eux qui connectent les foodies, les artistes visuels, les designers… La plupart des artistes que j’ai rencontrés ici, c’était via des musiciens. Mais ici, on se retrouve dans la cave ou le garage. »

Pour le croire, il faut venir début mars. Là, beats, solos de sax et guitares saturées submergent la ville durant trois jours. Organisé par une centaine de bénévoles, le Hamtramck Music Fest, autoproclamé “plus grand festival de musique locale” du pays, invite plus de 200 artistes, tous basés dans le Michigan, à se produire dans des dizaines de lieux situés dans un périmètre d’un kilomètre. Le bracelet permettant l’accès à cette effusion de concerts coûte seulement 15 $ et tous les profits sont reversés à des associations. L’un des organisateurs admettait lui-même ne pas trouver le temps d’écouter tout le line-up, sur lequel figurent cette année les DJ’s de Detroit Techno Militia. Ils joueront au disquaire Detroit Threads, une institution de Hamtramck ouverte il y a vingt-deux ans. Et une cave aux trésors de 30 000 références – plus 40 000 autres en arrière-boutique – doublée d’une friperie. En fouillant dans des bacs en vrac, on déniche des releases fantaisistes, comme cette cassette du live d’un certain Acid Pimp, un t-shirt Kraftwerk et un CD aux airs de copie pirate intitulé Techno Junkie.

Depuis peu, Hamtramck possède un autre point de rencontre pour sa scène électronique. Pour le rejoindre depuis l’avenue principale, on s’enfonce dans les rangées de maisonnettes familiales, avant de déboucher sur un garage automobile des années 30, toujours dans son jus : Portage Garage. Mis en vente en 2014, le bâtiment a été racheté puis officiellement ouvert en 2017 par les frères Ben et Zachary Saginaw, alias Shigeto. Tout en angles arrondis, il abrite un atelier de céramique et un studio d’enregistrement, où l’on peut croiser d’autres jeunes pousses de Detroit comme le producteur Black Noi$e et le MC Nolan The Ninja. Les enfants du quartier n’ont pas tardé à désigner Portage Garage comme leur nouveau terrain de jeu. Les frères Saginaw s’interdisent désormais de fumer sur le porche. « On essaie de s’intégrer de la façon la plus respectueuse possible. Nous avons mis des panneaux d’isolation dans les murs et devant la fenêtre du studio. Impossible d’entendre la musique depuis les maisons d’à côté, l’espace peut fonctionner 24/7. » La proximité des habitations amène les nouveaux venus à interroger leur apport à la communauté – et à se poser les bonnes questions. « J’aimerais bien travailler avec des musiciens traditionnels », confesse Shigeto «. J’ai songé à poster des flyers dans Hamtramck, mais je me suis ravisé. Qui veut être le mec qui poste une annonce style “gentrificateur cherche sonorités ethniques” ? Ce serait ridicule. »

Trax 219, mars 2019
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