Chicago, vers 1960, dans un bar gay. Il se fait tard et malgré tout, le juke-box continue de cracher des hits libertaires de la Motown. Un peu éméché, un homme s’ambiance sur le rythme de la musique. Assis sur son tabouret de bar, il replie ses jambes sous son pull pour donner l’impression qu’il a une poitrine généreuse. Tout en déplaçant ses genoux d’une manière suggestive, il chante la chanson par dessus les paroles et fait agiter un boa autour de son cou. On entend siffler, on applaudit, et la fête continue.
Cette anecdote semble anodine, mais racontée par Esther Newton dans Mother Camp – livre phare sur la culture drag des années 1960 –, elle prend soudain une certaine ampleur. Car l’anthropologue aurait assisté au tout premier lip-sync de l’histoire. Depuis ce jour, il est devenu difficile de citer toutes les fois ou l’être humaine à lip-syncé, tant la pop culture regorge de souvenirs tels que celui-ci. En se penchant sur ses origines, on s’aperçoit vite que cette pratique – qui consiste à synchroniser ses lèvres avec les paroles d’une chanson pré-enregistrée – est omniprésente dans notre quotidien, et ce depuis notre naissance. Que nos chambres d’enfant en soient témoins, on s’est tous et toutes imaginé·e·s sous le feu des projecteurs devant une foule en délire, une télécommande sous le menton en guise de micro.
Sing or die
C’est sans doute ce qui a motivé cet homme un tantinet campy (efféminé in French ndlr), comme le décrit Esther Newton, à avoir lip-syncé dans un bar de Chicago devant tout le monde. Ça, et l’avènement des tourne-disques portables abordables, sans qui la culture drag n’aurait pas l’envergure d’aujourd’hui. Une culture née dans les années 1800, quand « faire du drag » signifiait simplement « chanter en live » ou « jouer la comédie » dans les théâtres de Vaudeville et sans que ce ne soit forcément pour ou par des hommes homosexuels. Ainsi, avant que la musique enregistrée fasse son apparition dans les bars, voir des hommes s’habiller en femme tard dans la nuit est déjà monnaie courante. Les spectacles de travestis étant interdits aux États-Unis au début du XXe siècle, pour échapper à la police, il faut se produire dans des clubs clandestins et des fêtes privées, ou avoir de vrais musiciens… Ce qui semble compliqué à mettre en œuvre. Dans cette histoire, on comprend alors mieux le rôle du tourne disque portable qui, on ne le sait que trop peu, a permis aux artistes queers du siècle dernier de remettre en question les normes de genre.
Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, un grand tournant s’opère : dans une société homophobe, le lip-sync devient un excellent moyen de gagner de l’argent pour les personnes « trop » queers, ne parvenant pas à décrocher de jobs réguliers. S’habiller en femme et mimer une démarche dite « féminine » ne suffit plus. Il faut chanter ou raconter des blagues pour sortir du lot. Les années 1960 voient ainsi apparaître dans les bars de Chicago et de Kansas City de nombreux shows de lip-sync. Facile à réaliser, assez cheap, ils paient moins que le show case ou la comédie. C’est pour cette raison qu’il devient une sorte d’art populaire queer.
Au même moment, dans les bars, les fêtes et les pique-niques noirs et portoricains de New York, le voguing envahit les dance floors. La bande des Supremes, avec leur chorégraphie et leurs tenues assorties, inspirent une génération de drag queens biberonnées au émissions télévisées baptisées « record act ». Depuis le nouveau continent, Alex Lubet, professeur de musique et d’études américaines à l’Université du Minnesota, apporte ces précisions : « Le programme American Bandstand était très populaire auprès des adolescents », expose-t-il. « Six jours par semaine, un artiste invité performait sur des hits de la Motown. Par la suite, d’autres émissions de musique ont copié ce format, à l’instar de Puttin’ on the Hits (un jeu de mots sur la chanson d’Irving Berlin “Puttin’ on the Ritz”), de 1984 à 1988 dans laquelle des amateurs s’affrontaient en lip-sync sur des hits pop. »
Playback ou lip-sync ?
Cependant, tout le monde ne considère pas le lip-sync comme un art à part entière. « Les personnes blanches de l’ancienne génération voyaient d’un mauvais œil cette nouvelle mode qui ne consistait pas à chanter avec sa vraie voix », confie Martin Boyce à Slate USA, un habitué de Stonewall qui a assisté aux émeutes de 1969. « Les gens qui voulaient de l’authenticité n’avaient pas compris que la chorégraphie et l’interprétation participaient à la beauté du show », poursuit-il. Un fond d’homophobie se mêlant à une peur des nouvelles technologies, les années 1980 n’aident en rien la gloire du lip-sync auprès des puristes de la chansonnette. Pourtant, le concept de clip, où tout est permis finalement, se développe à vitesse grand V. L’année 1981 est charnière pour le petit dernier, et l’on pourrait croire à la démocratisation du lip-sync. En effet, outre la mort de Bob Marley et l’élection de François Mitterand, le monde se retrouve changé lorsque la chaîne américaine MTV diffuse son premier clip, “Video Killed the Radio Star“, des Buggles. Car ce que les « vrai·e·s » amateur·rice·s de « vraie musique » retiennent du clip, c’est sa capacité à nous transporter, comme un film le ferait, dans un univers audiovisuel unique. Le lip sync, lui, fait toujours aussi cheap. Jusque dans les années 1990 continue néanmoins le succès grandissant de la pratique dans le monde entier, le quotidien américain Christian Science Monitor questionne la légitimité de sa popularité : « Les progrès de la technologie nous conduisent-ils vers un monde musical où rien n’est vrai ? » Alex Lubet confirme que la décennie avant le troisième millénaire coïncide avec le début de la décrépitude du playback (quelqu’un qui lip-sync sa propre chanson): « L’exemple emblématique est le duo franco allemand Milli Vanilli. On criait à un scandale parce que le duo pop allemand chantait par dessus des voix studio de chanteurs non crédités. Avec le recul, cela semble ironique puisque c’était une pratique courante aux États-Unis. Les Beach Boys, The Byrds et The Association par exemple faisaient jouer des musiciens de studio, dont aucun n’a été la cible de telles critiques. »
Mais alors, que reproche-t-on au play back, qu’on ne reproche pas à un bon show de lip-sync ? En réalité, tout est une question de performance. En 2013, la controverse s’invite par exemple au Capitole. Des journalistes cuisinent Beyoncé au sujet de son playback réalisé lors de la deuxième cérémonie d’investiture de Barack Obama. Pour sa défense, la star évoque son talent d’interprète et assume totalement l’usage de l’artifice. Car Alex Lubet et Beyoncé ont raison : il n’y a pas de quoi avoir honte. Le play-back irrigue depuis 30 ans toute la culture américaine et désormais le monde entier. Notamment grâce à l’émission RuPaul’s Drag Race, qui a fait sortir les drag queens des clubs gays et des cabarets pour se retrouver sur les petits écrans de la jeunesse occidentale. Elles sont même devenues l’incarnation culturelle de la liberté d’être soi-même. Il serait alors tout à fait acceptable que les idoles pop fassent du play-back en direct. Mais à une seule condition : offrir en retour un spectacle à la hauteur des attentes du public.
Singing in the phone
Si les premiers tourne-disques ont fait exister le lip-sync, TikTok le dépoussière si bien que sous ses traits se dessine le portrait d’une nouvelle génération avide d’expression artistique. À l’instar de Charlélie ou Blue Alex en France, des milliards d’utilisateurs dans le monde, hommes comme femmes, homosexuels ou non, s’emparent du lip-sync depuis leurs canapés, se délestant de la douleur qu’imposent les hauts talons. Si l’outil a évolué, le but est toujours le même : chanter sans se prendre la tête. Le réseau social étant participatif, sa fonction créative est accessible à tous, de la même manière qu’Instagram et ses filtres ont permis un temps de se prendre pour des photographes branchés. Ce dernier a part ailleurs bien saisi l’enjeu du lip-sync, mettant à niveau chaque jour ses fonctionnalités afin de ressembler de plus en plus à son concurrent chinois. Si la performance garde son charme cheap et facile d’accès, TikTok a en outre repris tous les artifices hollywoodiens, tels que le doublage, les retouches et images de synthèse.
Et le résultat est parfois jouissif. Mode « inspection des travaux » activé, on ne peut s’empêcher de scruter le mouvement des lèvres. Si le moindre défaut est source de déception, la parfaite synchronisation satisfait nos cerveaux psychorigides. On se réjouit de voir les lèvres bouger pile au bon moment, avec la bonne expression faciale. Dans son livre Les filles aussi jouent de l’air guitar (Éditions de Ta Mère, 2015), l’ex-championne d’air guitar Hélène Laurin valide cette sensation et souligne que « pour rendre toutes les subtilités d’une chanson, il faut forcément l’avoir écoutée beaucoup, beaucoup. On associe le lip sync à l’enfance, à la jeunesse, au Club des 100 Watts, et c’est dommage parce que c’est un art à part entière, mais c’est vrai que c’est l’enfant, l’ado, le goût pour le jeu qui reprend le dessus pendant une performance d’air guitar, ou un lip sync. C’est une déclaration d’amour à une chanson ou à une personnalité. »
Grâce à TikTok, un sous-genre du lip-sync s’est également largement répandu sur internet : le lip-sync acting, qui consiste en rejouer une seynette tirée d’un film culte. Si les Etats-Unis ont trouvé leur Sarah Cooper et l’Angleterre sa Meggy Foster, actrices mimant à la perfection des hommes politiques pour se moquer divinement d’eux sur TikTok, la France cherche encore le·la grand·e représentant·e de la performance. Avant elles dans les années 1980, Lypsinka le personnage drag de John Epperson, reprenait des extraits emblématiques de dialogues de films de starlettes comme Faye Dunaway, Elizabeth Taylor et Joan Crawford.
Demain est un nouveau jour
Le lip-sync et le playback se sont ainsi largement développés dans le monde ces dernières années… Souvent drôles, parfois réussies, les deux pratiques ont aussi la capacité de donner des frissons de gène. Pour cela, elles vont faire appel au lip dub. Réalisé en plan séquence, il a été largement popularisé dans les années 2010 chez des personnes un peu trop corporate souhaitant promouvoir leur entreprise, leur école ou leur parti politique. Toujours dans la catégorie clip, le philosophe Richard Memeteau différencie le lip-sync réaliste et le lip-sync onirique. Si le premier qualifie, dans un soucis de synchronisation, toutes les pratiques mentionnées plus haut, le second apporte une vision créative plus supportable, l’essence du playback étant adoptée par des artistes moins pop, pour mieux s’en décaler. Exemple avec le clip “No surprises” de Radiohead : Tom Yorke se noie dans son casque, mais la chanson continue. Jusque’à maintenant, personne n’y a vu le moindre problème. Pourtant, c’est bel et bien du lip sync.
Aujourd’hui, le lip-sync s’invite à l’opéra. Dans un court métrage réalisé en 2021 par l’opéra de Philadelphie, The Island We Made, Sasha Velour, gagnante iconique de RuPaul’s Drag Race prête ses lèvres rouges à la soprano Eliza Bagg. En France, cela fait déjà quelques années qu’il séduit les drags en devenir, femmes comme hommes ainsi que des évènements festifs pas forcément destinés à un public queer. À Paris par exemple, Clara Schoch et Vincent Bayol on créé Paris Lip Sync, un concours né dans le sous sol d’un bar du 12ème arrondissement de Paris en 2019. Vincent se souvient du jour où il abandonna le chant pour le lip-sync : « J’aime beaucoup les karaokés », expose-t-il. « Un jour, en pleine chanson, un mec m’a arrêté parce que je chantais vraiment trop faux. C’est là que j’ai compris que l’on pouvait faire de très beaux spectacles sans chanter ! Pour moi, le lip-sync est un vrai métier. Je ne pense pas avoir les épaules ni le talent. Mais j’avais envie de créer une vraie scène ouverte à tous, histoire de faire le con pendant trois minutes. » Aujourd’hui, Paris Lip Sync fait le tour des salles parisiennes : le Hasard Ludique, Le Sacré, La Bellevilloise… Les places du concours sont même sold out au Bus Palladium depuis deux éditions.
Tel un drapeau, on brandit son micro afin de performer une prise de position : l’objectif même du lip sync étant de se réapproprier un discours. Pas étonnant si la communauté queer est la première à avoir amorcé le processus. Car comme le dit le journaliste québécois Dominic Tardif, « peu importe la communauté marginalisée, se réapproprier un discours, c’est toujours subversif et c’est toujours un outil puissant […] pour reprendre possession du monde ». Et quoiqu’il en coûte, un bon numéro de lip-sync apporte son lot de chorégraphies, costumes et émotions. Mais surtout, il raconte une histoire.