Derrick May, Juan Atkins, Kevin Saunderson : l’interview (chassé)-croisée

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©DR
Le 29.03.2016, à 13h37
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Derrick May, Juan Atkins, Kevin Saunderson fêtaient les 30 ans du légendaire label Metroplex au Cabaret Aléatoire de Marseille le 5 décembre 2015. À l’occasion de la venue de Derrick May à Montpellier ce vendredi 1er avril pour la réouverture du Dièze, en compagnie de Manu le Malin, Jérome Pacman et Behzad et Amarou, nous publions ici cette rencontre aussi rare que difficile à mettre en boite…

Propos recueillis par Marjolaine Casteigt et Marie-Alix Détrie

3h du matin, loge des Belleville Three, Cabaret Aléatoire, Marseille. Sur la table basse, un kit de survie qui nous plait bien : des chocolats, des chips, et du Champagne. Ici, on fête les 30 ans du label Metroplex en bonne compagnie. Sur le canap’ en face de nous, Kevin Saunderson nous sourit et répond sagement à nos questions. Puis Juan Atkins nous rejoint et les conversations s’entremêlent, naturellement. On entre dans le coeur de la nuit. C’est le set de Derrick May que l’on entend en fond sonore tandis que les deux artistes et les deux hommes se dévoilent pour Trax.

Kevin Saunderson © DR
Kevin Saunderson © DR

C’est pas un peu ennuyeux de raconter toujours la même histoire, les Belleville Three, l’histoire des pères fondateurs et tout ça ?

Kevin Saunderson : Non, non… Ca fait partie de l’héritage que nous devons léguer tu vois, il y a les nouvelles générations, ça évolue, et on doit leur en parler, et ça peut grandir ou s’étendre, et l’histoire peut continuer à être racontée, ça peut inspirer certains qui feront partie à leur tour du …hum…(K.S. cherche ses mots), du « mouvement ».

Juan Atkins : Bon parfois oui, c’est un peu irritant, je veux dire, quand on te pose toujours les mêmes questions, tu penses « bon, mec, ça fait 30 ans, tu devrais savoir maintenant », mais d’un autre côté, je le supporte bien, y’a pire non ?

En tout cas, nous, on est très curieux de connaître le fin mot de l’histoire avec Eddie Fowlkes, c’est quoi alors le truc avec Eddie?

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K.S. : Eddie ? Il était là oui, comme quelques autres gars aussi… La seule chose que je peux dire, c’est qu’il a fait un disque avant moi et avant Derrick. On faisait tous de la musique à l’époque, à la même période. La différence, j’ai fait trente ou quarante disques. Juan quarante, même cinquante. On a tous eu des gros succès ( « big classics », ndlr). Eddie a un gros succès, un « classic ». Si tu continues à créer ça marche pour toi, mais si tu t’arrêtes, tu te mets de côté… On a continué et il s’est arrêté. Il n’a pas évolué comme on l’a fait, il a pas continué à créer. C’est ça la différence, tu vois ce que je veux dire ?

J.A. : Le truc aussi, c’est qu’il n’était pas avec nous au lycée, avec nous trois, oui, à Belleville. Nous on a grandi ensemble, et il nous a rencontré plus tard, c’est juste différent. Mais il était quand même là quand c’est arrivé.


Eddie Fowkles © DR

Vous avez tous un « nickname », (The Originator, The Elevator, The Innovator), quel aurait pu être le petit nom de Eddie ?

K.S. : (Rires)… Si je devais lui donner un nom…un Dj qui tue. (« Hell of a DJ », ndlr)

Au final, ça vous fait quoi d’avoir ce statut d’icône ? Vous en plaisantez entre vous le dimanche pendant le barbecue ?

K.S. : Non, non, on en parle jamais, on en plaisante pas non plus ! On aime la musique, on joue de la musique, c’est tout. On voulait créer de la musique qu’on pourrait diffuser nous-même pour les gens, c’était quelque chose de très naturel, vraiment naturel. Tu vois, c’était juste le bon moment, le bon matériel, le bon timing, ça devait arriver, c’est comme ça !

J.A. : En tout cas il n’y avait pas de plans du genre « on va jouer notre musique dans le monde entier et on va devenir des stars », non, on n’est pas des « superstars », oui, c’était juste naturel pour nous de faire tout ce qu’on a fait, il fallait que quelqu’un le fasse, et par chance, s’est tombé sur nous…

Est-ce que vous êtes des amis ou est-ce que vous formez plutôt une famille après toutes ces années ?

K.S. : Je pense qu’on est amis, mais, tu vois, tu peux avoir de la famille avec qui tu n’es pas ami… Alors, je pense qu’on est les deux, des amis et de la famille. On prend soin les uns des autres, on se conseille et on se suit depuis tellement d’années…

Est-ce que vous vous êtes déjà disputés pour une fille ?

K.S. : (gros éclats de rire) Pour des filles, non, jamais !

J.A. : (rires) Je crois qu’on aime tous les trois des styles de filles différents…

Vos enfants font de la musique…

K.S. : C’est très intéressant, ils me surprennent… Mes garçons ont grandi avec moi, avec la musique, avec Derrick, dans les festivals. Mais je ne les ai jamais poussé à faire de la musique, c’est arrivé il y a à peine trois ans (il claque des doigts), je pense que c’est bien, ils sont inspirés, je suis fier que ce ne sois pas du faux, que ce soit naturel. Chez moi, à la maison, le studio ne s’arrête jamais, il faut se battre pour son tour. Ils ont leur propre truc, c’est un super sentiment de voir tout ce talent.

J.A. : Ma fille est géniale. Elle a toujours tout appris très vite. Faire ses lacets, faire du vélo sans roulettes, faire tourner un disque… Je lui montrais une fois, et c’était bon, c’est incroyable. En musique, elle fait vraiment son propre truc. Mais je la conseille uniquement quand elle me pose une question, je ne peux rien lui dire sans qu’elle m’ait d’abord posé une question, sinon elle n’écoute pas (rire)… C’est vraiment marrant… Une fois, je travaillais sur un morceau avec d’autres membres du groupe, elle est arrivée, elle a pris le truc, elle a mis des paroles dessus et elle s’est concentrée dessus, qu’est-ce que je peux faire ?



On tente toujours d’imaginer le son du futur, qu’en pensez-vous ?

K.S. : Un son plus propre, plus clair, un son 3D, on est là-dessus, c’est difficile à dire, mais en tout cas la qualité de la musique va s’améliorer, on pourra être dans la musique, vraiment « dans » la musique, avant même de s’en rendre compte… Nous allons d’ailleurs travailler ensemble sur un nouveau projet, de nouvelles productions, on va y consacrer le début d’année.


J.A. : Question difficile, aucune idée, mais quand je le ferai, je vous le ferai savoir (rires). Quoiqu’il en soit, en ce moment, les choses sont visuelles, très multimédia, c’est plus que de la musique. Et toutes ces choses se combinent et c’est d’ailleurs le point de départ de mon nouveau projet, du son 3D et plus de mixes visuels, c’est ce qui se fait en ce moment.

Dans les projets récents où figurent les artistes de Detroit, vous avez relancé Deep Space Radio, pourriez-vous nous en dire un mot ?

K.S. : La radio était sur la bande FM à Detroit, depuis cet été seulement elle est sur le Web, avant ça on avait remis des trucs sur SoundCloud. À la base, c’était une manière de donner notre vision de la bonne musique. C’est 90% de musique électronique et aussi des classiques, des sons qui ont influencés d’autres sons, mais que de la très bonne musique. On est juste un petit groupe de personnes, on choisit la musique, on fait des émissions, voilà comment ça marche.

J.A. : Deep Space Radio date du début des années 90. À Detroit, c’était cool d’avoir une radio sur la bande FM mais les frais de structure étaient vraiment trop chers, alors on a arrêté, et maintenant on est sur Internet, et le monde entier peut écouter le son de Detroit, pas seulement de la Techno mais toute la musique de Detroit. Si tu veux écouter, j’ai mon show tous les samedis, Kevin a le sien…



Donc pas de studio à Detroit…

J.A. : Non, seulement Internet.

Et vous recrutez ?

J.A. : Tu veux travailler pour nous ? Tu veux passer de la musique ?

Pourquoi pas… C’est une idée.

J.A. : Ok, pourquoi pas, de la frenchmusic, si c’est de la bonne musique.

Juan Atkins © DRJuan Atkins © DR


On entend tellement de choses à propos de Detroit, on entend souvent que c’est une ville dangereuse. C’est quoi la réalité ?

K.S : Oui il y a des endroits dangereux dans la ville et dans certains quartiers il vaut mieux garder l’oeil mais comme partout, comme dans n’importe quelle ville. On voit beaucoup de choses aux infos mais nous on ne voit jamais vraiment ce qui est raconté dans les news (rires) ! Detroit est une ville en reconstruction, la ville change vite et s’améliore clairement.

J.A. : En ce moment, Detroit est en plein « come back », de nouvelles choses s’y passent des restaurants ouvrent, des entreprises s’installent… Detroit a été l’une des plus grandes cités industrielles. Avec l’arrivée des technologies, elle a été l’une des premières villes affectée par la crise, c’est logique. Mais je crois que cette transition était nécessaire pour que les choses évoluent à nouveau.

Est-ce que vous observez un tourisme lié à l’histoire de la Techno ?

J.A. : Nous n’avons même pas de musée consacré à la Techno, peut-être que nous devrions… Si, il y a une exposition à l’intérieur du musée municipal, c’est tout, et Mike Banks a fait quelque chose.

Le Movement Festival fête ses 10 ans ? Ca marche bien ? Quel rôle jouez-vous dans l’organisation de l’événement ?

K.S : Chaque année j’ai mon propre plateau, c’est le lundi, je m’occupe du line-up, je travaille avec Derrick aussi, oui je suis investi bien-sûr. Il y a aussi Carl Craig oui, qui est plus comme un Directeur Artistique. Je pense que c’est l’un des meilleurs festivals au monde et ce que je vois, il ne cesse de grandir…

J.A. : Derrick et moi nous produisons le Movement. Et pour 2016, vous savez quoi… Je ne peux pas vous le dire officiellement, mais nous attendons la confirmation de la venue d’un très grand groupe…(Kraftwerk, ndlr)

Movement Festival Detroit
Movement Festival, Detroit © DR


Derrick May, l’aparté fulgurant en mode « closing »

7h du matin. Derrière les grands rideaux de velours rouge du Cabaret Aléatoire. Des banquettes en cuir, une table, le petit jour qui commence à donner son teint poudreux à l’atmosphère. C’est la fin et on peine à s’en remettre. Derrick May a tout donné sur scène. Il est encore là. « Cinq minutes, après je vais me coucher les gars » signifie le ponte de la techno en sueur, la voix éraillée. « Vous voulez que je vous parle de la scène actuelle et de l’avenir de la techno ? » lance-t-il pour nous aider un peu. Ça ne se refuse évidemment pas. Témoignage emprunt d’énergie et de fougue électronique en présence de Jack de Marseille et de quelques autres rescapés.

Derrick May © DRDerrick May © DR


(Quand Derrick May répond à Derrick May, ndlr)

D.M : Il se passe quelque chose en Europe. Je dirais que c’est « the place to be » pour la musique aujourd’hui. La France en fait partie. Je n’aurais jamais pensé dire ça un jour de votre pays mais depuis deux ou trois ans, la scène française est électrique ! C’est vraiment l’explosion d’une génération hyper enthousiaste, une révolution artistique et sociale super intéressante qui se met en place. Mais le problème d’après moi, c’est qu’en ce moment, les DJs ne sont plus vraiment des DJs. Comment dire, c’est comme quand tu mets ta bouffe au micro ondes plutôt qu’au four ! Ça empêche pas, la musique électronique va évoluer, c’est sûr. Les gens auront une approche différente. Ma fille par exemple, là, elle a 11 ans et elle en a rien à faire des clubs pour l’instant. Mais dans vingt ans elle aura pas le même rapport aux musiques électroniques, et c’est normal. Ce qui est dingue c’est qu’on soit toujours là, malgré cette évolution. On mixe depuis 25 ou 30 ans. Aujourd’hui on est les Stevie Wonder et les Marvin Gaye de la nouvelle génération. Et pourtant, on est toujours vivants ! On n’est pas des vieux gars qui sont « out ». On est des vieux gars cools qui sont « in ».

Derrick May, 23h30-7h au Dièze de Montpellier ce vendredi 1er avril, en compagnie de Manu le Malin, Jérome Pacman et Behzad et Amarou. 20€ + frais de loc.

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