De Tetris à Assassin’s Creed : Pourquoi la musique de jeux vidéo est si spéciale ?

Écrit par Trax Magazine
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Le 03.03.2022, à 15h03
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La musique de jeux vidéo est-elle une musique comme les autres ? Pas si sûr. Longtemps caractérisée par son esthétique sonore, elle se démarque aujourd’hui par son caractère interactif, lequel représente un challenge unique pour les compositeur.ices. Nous nous sommes entretenus avec Stephanie Economou, créatrice des bandes-son de deux contenus téléchargeables (DLC) d’Assassin’s Creed : Valhalla, Siege of Paris et Dawn of Ragnarök, afin d’en apprendre davantage sur les spécificités de ce pan, encore peu connu, de la création sonore.

Par Lucien Rieul

“Tu tu tu, tututututu, tu tu tu tututu”… Vous avez reconnu la mélodie de Super Mario Bros. ? Lorsque l’on pense “musique de jeux vidéo”, ce sont à coup sûr les mélodies entêtantes des classiques que l’on se met à fredonner en premier. Pac-Man, Tetris… Autant de thèmes issus de l’ère des bornes d’arcade et des toutes premières consoles de salon. Une époque caractérisée par la palette sonore si particulière du chiptune, cette “musique des circuits” synthétisée par les consoles elles-mêmes, et par la brièveté des morceaux tournant en boucle jusqu’à l’obsession. Dès les années 90, le jeu vidéo produit pourtant déjà des œuvres majeures, telle la bande-son épique de Chrono Trigger avec ses 60 morceaux – un exploit en 1995 –, ou celle de Doom (1993), un pot-pourri jouissif de classiques du metal (Metallica, Slayer, AC/DC…) passés à la moulinette 16-bit.

Près de 30 ans plus tard, la musique des jeux vidéo rivalise, en qualité et en complexité, avec celle des blockbusters hollywoodiens, devenant ainsi un domaine convoité par les compositeur.ices issu.e.s du cinéma et de la télévision. Stephanie Economou est de celleux-là. Formée à la musique orchestrale au New England Conservatory de Boston avant de bifurquer vers les médias visuels, l’Américaine de 32 ans signe en 2021 la bande-son de Jupiter’s Legacy, série de super-héros adaptée du comics de Mark Millar (300, Sin City) diffusée sur Netflix. La même année, elle fait ses débuts dans le monde vidéoludique en composant la bande-son du DLC Siege of Paris d’Assassin’s Creed Valhalla, suivi de Dawn of Ragnarök en 2022.

Une entrée en matière prestigieuse, car la série Assassin’s Creed se distingue dès son premier volet par la qualité de ses musiques, primées à plusieurs reprises. Leur marque de fabrique ? Des thèmes mariant production de pointe et instruments anciens, sélectionnés méticuleusement pour coller au cadre historique de chaque jeu : ici la Toscane du XVe siècle, là la période de la révolution américaine, ou encore la Grèce antique…

Le challenge est de taille pour Stephanie Economou, d’autant que, comme cela est monnaie courante durant les premières phases de développement d’un jeu, les informations dont la compositrice dispose au sujet du DLC qu’on lui propose d’orchestrer sont pour le moins ténues. 

« Ubisoft m’a proposé de composer une démo de 5 à 6 minutes sur la seule base du synopsis du jeu. C’est l’un des défis de la musique de jeu vidéo : tu dois être créatif.ive et doté.e d’une grande imagination, car même après avoir décroché un job, tu risques de devoir composer pendant un bon bout de temps sans avoir autre chose que des notes d’intention et des dessins préparatoires sous la main. Pour Siege of Paris, j’avais déjà composé la moitié de la B.O. lorsque j’ai enfin pu voir les premières captures in-game ! J’adore l’incroyable diversité de musiques que l’on retrouve dans les jeux vidéo, mais on peut s’y perdre au début, quand on ne sait pas quel cadre respecter, quelles limites se poser… Heureusement, puisqu’il s’agissait d’un DLC, j’ai pu prendre comme point de référence la B.O. du jeu principal, Assassin’s Creed : Valhalla. Sarah Schachner, Jesper Kyd et Einar Selvik ont fait un travail remarquable. Avoir accès à ça fut crucial pour prendre des notes : “OK, ta musique peut être primitive jusqu’à tel degré, la production peut sonner de cette façon-là, etc.” »

DLC Assassin’s Creed Valhalla Dawn of Ragnarök

L’ancrage historique du DLC, lequel se déroule dans le Paris du IXe siècle, durant lequel les Vikings assiègent la capitale franque, inspire également la compositrice. Elle se dit passionnée par « les spécificités culturelles et régionales des courants musicaux, leurs évolutions à travers l’histoire » et se plonge dans les archives à la recherche du “son” de l’époque. Un son au croisement des chants liturgiques et de musiques plus “primitives”, « avec des tambours en peaux de bêtes, n’importe quelle caisse en bois à laquelle on aurait attaché des cordes que l’on frappe, pince, frotte… Ça a ouvert un tas de possibilités. » Economou souligne cependant qu’elle aurait effectué ces mêmes recherches pour une B.O. de film ou de série télévisée.

En fonction des joueur.euses, vaincre un boss peut prendre 2 ou 20 minutes. Comment composer une musique qui reste intéressante dans chacun de ces scénarios ?

Stephanie Economou

À ses yeux, la spécificité de la musique de jeu vidéo réside ailleurs : dans son caractère interactif et dynamique, lequel se traduit par des bandes-son évoluant en fonction des actions des joueur.euses. Un facteur d’immersion inestimable, mais coûteux à implémenter, d’un point de vue technique autant que créatif. « En fonction des joueur.euses, vaincre un boss peut prendre 2 ou 20 minutes. Comment composer une musique qui reste intéressante dans chacun de ces scénarios ? », résume Economou. « C’est le plus grand challenge auquel j’ai dû faire face en débarquant du milieu du film et de la télé, où les musiques sont linéaires. J’ai dû profondément changer mon processus de création. La majorité de mes compositions pour Assassin’s Creed fonctionnent ainsi par couches. Il va par exemple y avoir une couche de base adaptée à une phase d’exploration, par-dessus laquelle je vais venir ajouter une couche avec plus de tension dans le cas de la survenue d’un combat. Le défi, c’est que ce combat peut survenir à n’importe quel moment – il faut donc que la musique soit modulable, mais elle ne doit pas non plus donner l’impression de tourner en boucle ! Il faut qu’elle ait du corps, du caractère, de l’intrigue, tout en gardant ce caractère malléable qui implique que chaque couche puisse être activée à n’importe quel moment. Il faut s’adapter à l’expérience du joueur sans l’entraver. Au final, mes compositions ressemblent à un super-morceau fait d’un empilement de sous-morceaux, où chaque couche doit aussi pouvoir s’écouter de façon indépendante, comme un morceau à part entière. Il y a un côté créatif, mais également un côté très analytique, et j’ai l’impression que ça stimule une autre partie de ton cerveau. »

Une fois un tel “super-morceau” achevé, la compositrice envoie ses créations aux équipes de développement, lesquelles se chargent de les intégrer au jeu et de paramétrer l’activation des différentes “couches” en fonction des actions des joueur.euses. Créer pour un jeu vidéo n’implique donc pas, pour les compositeur.ices, l’apprentissage de nouveaux logiciels exclusifs à ce médium. La maîtrise des outils de musique assistée par ordinateur (MAO) reste, elle, de mise. Diplômée d’un Master en “composition pour les médias visuels” de l’université de Los Angeles, Stephanie Economou se souvient que le domaine vidéoludique ne fut quasiment pas abordé durant ses études. Pourtant, son parcours témoigne des ponts, toujours plus robustes, entre les mondes du cinéma, des séries et du jeu vidéo. 

Si les films et séries adaptés de licences à succès ne datent pas d’hier – le premier film Super Mario Bros. sort en 1993, tandis que le premier épisode de Pokémon est diffusé en 1997 –, les acteur.ices du grand (et petit) écran sont de plus en plus nombreux à emprunter le chemin inverse pour endosser des rôles au sein de jeux. C’est ainsi que l’on retrouve Giancarlo Esposito, révélé par son interprétation du trafiquant Gustavo Fring dans la série Breaking Bad, en personnage majeur de Far Cry 6, ou encore Norman Reedus, Léa Seydoux et Mads Mikkelsen dans Death Stranding

Avec son sens de la narration, le soin apporté à ses cinématiques et sa maîtrise de la caméra, Hideo Kojima, le créateur de Death Stranding et de la série des Metal Gear, est souvent cité comme l’un des architectes du rapprochement entre jeu vidéo et cinéma. Cela se vérifie sur le plan musical, puisqu’il collabore depuis plus de 20 ans avec le compositeur Harry Gregson-Williams, également connu pour son travail sur The Martian, House of Gucci, X-Men Origins: Wolverine, Shrek, Mulan… et dont Stephanie Economou fut la compositrice assistante durant six ans, créant et dirigeant les musiques additionnelles de nombreux projets. Cette relation de fidélité qu’entretiennent Kojima et Gregson-Williams pourrait être un signe de la difficulté, pour les nouveaux arrivant.es, de se faire une place dans le milieu – une mise en garde que l’on retrouve souvent dans les bouches des compositeur.ices aguerri.e.s. Mais les temps changent. L’essor du jeu vidéo indépendant et la singularité de ses propositions en font l’une des portes d’entrée privilégiées par les musicien.nes. Ce fut le cas de Disasterpeace, un artiste électronique aux fortes influences 80’s (pensez John Carpenter et le thème de Stranger Things), qui signe en 2012 la musique du hit indé Fez, avant d’être approché en 2014 par le réalisateur David Robert Mitchell qui, ayant entendu son travail sur Fez, lui propose de composer la B.O. du film d’horreur multi-primé It Follows

Stephanie Economou

Stephanie Economou insiste sur une autre voie : celle des DLC. Ces extensions dématérialisées, moins coûteuses à développer que les jeux dont elles sont dérivées, encouragent les studios à se rapprocher de nouveaux.elles collaborateurs.trices pour renouveler l’univers de leurs licences AAA.

« Pour quelqu’un comme moi, qui n’avais jamais travaillé dans ce milieu, qui était très intimidée, ce fut une excellente façon de faire le grand saut. Pour les studios, les DLC sont l’occasion de créer de nouveaux liens, et qui sait, peut-être de débuter de nouvelles relations vouées à perdurer… C’est comme ça qu’après Siege of Paris, je me suis retrouvée à travailler sur Dawn of Ragnarök. Ça montre bien que l’on peut construire quelque chose ensemble. »

Stephanie Economou se voit volontiers continuer à évoluer dans le milieu vidéoludique – et œuvre activement pour que d’autres lui emboîtent le pas. Membre du comité de direction de la Alliance for Women Film Composers, une organisation dédiée à la promotion du travail des compositrices dans les milieux du film, de la télévision et des jeux vidéo – Economou pilote notamment un programme de mentorat permettant à de jeunes artistes de profiter du savoir et de l’expérience de compositrices établies. [Selon une étude publiée en 2019, sur les 1200 films ayant eu le plus de succès au box office depuis 2007, seulement 1.4% créditaient une femme comme compositrice, NDLR]. Dans le milieu du jeu vidéo, j’ai rencontré des compositrices formidables, comme Sarah Schachner. Mais notre métier est très solitaire. On s’y retrouve vite isolé.e. Au-delà de son travail de visibilisation, l’Alliance est une entité concrète, une communauté vers laquelle se tourner lorsque les temps sont durs. »

La compositrice conclut sur l’importance d’évoluer dans un environnement professionnel bienveillant, d’autant plus que le rejet et le refus font partie intégrante de son métier. « De mon expérience, le monde du jeu vidéo est moins violent à cet égard. Cela vient peut-être du fait que les projets sont créés de façon moins pyramidale. Dans le milieu du cinéma, il y a toujours un.e réalisteur.trice en haut de la hiérarchie, et sa vision commande le reste. S’iel te dit que ce que tu as fait ne convient pas, tu dois tout changer. Dans le jeu vidéo, il m’a semblé que les équipes étaient plus ouvertes à explorer des pistes auxquelles elles n’avaient pas pensé. C’est un médium plus jeune, moins conservateur que le cinéma. Il y a un plus grand appétit pour la nouveauté, pour la création de choses qui ne ressemblent à rien de ce qui a pu être fait auparavant. » Un constat qui, elle l’espère, se confirmera autant sur le plan créatif qu’humain dans les années à venir.

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