Vous fêtez dix ans de JAW Family. Comment tout a commencé ?
Thomas Vermynck : Tout a commencé il y a une quinzaine d’années. Les premières influences, pour nous, c’était clairement la scène de Detroit, Moodymann, Andrés, ça fait partie des premiers trucs qu’on a écouté, comme beaucoup. À l’époque on pensait qu’Andrés, c’était Moodymann, on savait pas trop… (Rire.) C’était un peu flou tout ça. Quoi qu’il en soit, quand on a entendu ces gars pour la première fois, on a pris une énorme claque. Ensuite est arrivé Theo Parrish. Grâce à des gars comme ça, on a découvert qu’il y avait des Marvin Gaye, des Curtis Mayfield, des Gil Scott-Heron, mais aussi des Miles Davis, des James Brown, des Donny Hathaway. Ca nous a ouvert à un monde incroyable. On s’est dit : “Putain; mais c’est quoi ces samples-là ?” Beaucoup de gens arrivent sur cette culture du sampling par le hip-hop, nous, c’était avec la house. On s’est intéressés à ce qui se passait derrière, à découvrir ces artistes que ces mecs samplaient. Et on s’est pris une autre claque monumentale à écouter tous ces artistes. C’est donc devenu quelque chose qu’on a toujours suivi parallèlement. C’est notamment grâce à cela qu’on a découvert qu’il y avait énormément de gens qui bossaient à la fois dans la house et dans la techno, dans le hip-hop, dans plein de style différents. Mais qui avaient les mêmes racines. Et Detroit était une ville qui représentait cela à merveille, de par son passé culturel et industriel. Les mecs étaient plus ou moins voisins de palier. Tu avais un Waajeed, qui habitait à côté d’un Theo Parrish et qui allait glander chez Mad Mike ou Jay Dee… Pour nous, ça avait énormément de sens.
Andrés – Reality / le tout premier son écouté par J.A.W.
Edouard Vermynck : Pour écouter ces gars, on allait souvent à Londres et à Amsterdam. Au Paradiso à Amsterdam, Rush Hour, les soirées Disco 3000… Antal, KC the Funkaholic qui était déjà le bookeur du Paradiso à l’époque. Mais l’endroit où JAW est né pour ainsi dire, c’est le Plastic People à Londres. C’est d’ailleurs là où a été prise la photo qui est sur le flyer de nos 10 ans. On a été là-bas début 2000 et on a encore pris une claque. Notre première soirée, c’était une résidence. Ade Fakile, aka Abdul Forsyth, une de nos références majeures, était le boss du Plastic. Il invitait Theo à ses soirées légendaires Balance, il y avait aussil es soirées Co-oP, le Broken Beat, le dimanche soir pour écouter Pharoah Sanders entre un Stevie Wonder, un Leroy Burgess ou Bugz In The Attic. Nous, on ne connaissait pas grand-chose de la musique. On écoute ça et on se demande : “Mais qu’est-ce qu’il se passe ?”, un sound-system de malade, un club pour 200 personnes, une ouverture d’esprit incroyable. On voyait les clients danser comme des dingues, et tout ça avec notre regard de gosses. Ca nous a procuré une telle sensation, de telles émotions, qu’on s’est dit qu’on aimerait bien faire ça un petit peu, à notre échelle. On avait 20 ans et on a commencé à cogiter.

Pourquoi vous vous rendiez tout le temps là-bas ? Ou à Amsterdam ?
T : Tout simplement parce que les mecs ne venaient pas à l’époque. Il y a plus de 10 ans, Moodymann n’avait joué qu’une fois ou deux au Rex. Theo n’avait joué qu’une fois, lorsqu’il a été invité par nos potes de Paradise Massage au Rex en 2003, pour faire un set de deux heures entre Eddy Fowlkes et Norm Talley. Il y avait pas mal de frustration. Après, tous les autres comme Marcellus Pittman, Omar S ou Sadar Bahar, ils n’avaient jamais mis un pied à Paris. C’était pourtant une époque où le mouvement partait bien, mais à Paris, il ne se passait pas grand-chose pour ces artistes là. Même son de cloche pour Larry Heard par exemple.
Avant de partir sur le disco, vous étiez plus sur de la early house ou de l’acid house, c’est ça ? On a pourtant l’impression que ça tournait pas mal sur Paris à l’époque.
E : La techno était très forte à cette époque. Il y avait beaucoup d’Underground Resistance, ou au Rex via Laurent Garnier. Mais ce côté de Detroit, la face soulful, lo-fi house, Chicago house, n’étaient pas bien représenté. Il y avait encore énormément de chose à faire. New-York, en revanche, était déjà bien représenté mais on avait déjà un peu quitté cette scène.
T : On a donc beaucoup réfléchi, en se demandant si on devait se lancer ou pas. Personnellement, peu de temps après, je suis parti étudier en Allemagne. On m’avait beaucoup parlé du club Robert Johnson, qui était censé être dans l’esprit du Plastic People à Francfort. Je m’y suis donc rendu une première fois, d’autant plus que Larry Heard jouait et je ne l’avais jamais vu. C’était incroyable. Superbe musique, une ambiance démente. A la fin de la soirée, je me permet d’aller discuter avec lui, et je tombe sur quelqu’un de super humble, très modeste. Je lui demande “Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi tu n’es jamais venu à Paris ? On adorerait te voir à la maison.” Et il me répond “J’attend qu’on m’invite, on ne m’a jamais invité en France.” On était en 2005, c’était l’un des fondateurs de cette musique, et il n’était jamais venu en France… Et là, ça a été le déclic. Je suis rentré et on s’est réuni avec Edouard, mon frère et Julien, mon meilleur pote. On s’est dit que ça ne pouvait plus durer. Il fallait faire quelque chose à Paris, et offrir une plateforme à ses artistes. Ainsi naquit J.A.W.
Vous étiez une association à la base. Comment s’est passé le début ?
T : On a fait nos deux premières soirées en 2005. La toute première, Innercity, avec Kid Sublime, un jeune artiste de la scène d’Amsterdam/Rush Hour, qui faisait partie du duo Rednose Distrikt, influencé par Detroit, un mélange futur soul et hip-hop, ça nous semblait naturel. Et quatre mois plus tard, la soirée avec Larry Heard. C’était les deux premières grosses soirées qu’on a faites… Dans la douleur. (Rire.) Personne ne nous connaissait, donc personne ne voulait trop nous faire confiance. La soirée avec Kid Sublime devait se dérouler dans un club réputé à Paris. Trois semaines avant, il nous ont lâchés. Donc on a loué une péniche au dernier moment sur le quai d’Orsay. Et c’est là que ça a commencé.

E : On était gamins, donc c’était l’un des pères qui allait chercher le sound-system, la petite sœur qui se mettait à la caisse, l’un des frères au bar, l’autre qui s’occupait des artistes. C’était une petite soirée, on a fait 200 personnes mais pour nous, c’était déjà énorme. C’est pour ça que J.A.W. est devenu J.A.W. Family, parce qu’on toujours eu besoin de ce petit cocon familial, avec notre mère qui cuisinait tout le temps pour les artistes.
Et Larry Heard ?
T : C’était un peu différent. Lui, on l’a booké avant d’avoir un club. (Rire.) On ne savait pas trop comment faire, mais on savait qu’on voulait le faire. Et là, on s’est heurté à la dure réalité. On a tapé à toutes les portes qui nous semblaient intéressantes pour ce projet, et finalement, personne ne nous a ouvert. Personne ne croyait vraiment au projet ou en nous…
Du coup, sur le flyer ça donne “Somewhere in Paris” comme localisation…
T : (Rire.) Oui, c’était un peu la vieille blague du moment pour nous.
E : Je te jure que même un des clubs références de la capitale en matière de house et techno version Detroit/Chicago nous a sorti : “Ah Larry Heard… Mouais, on est pas sûr que ça va marcher… C’est out, c’est plus d’actualité, ça va pas le faire.” Alors que ce genre d’artiste n’était jamais venu à Paris.
T : Ca résume bien les feedbacks qu’on avait à l’époque…
Vous n’avez pas eu envie de baisser les bras ?
T : Au contraire, ça nous a renforcé dans l’idée qu’il fallait le faire. Quand tu as des clubs qui se disent institutions dans la musique de Chicago ou de Detroit, qui n’étaient pas capables de recevoir un Larry Heard comme il se doit, on s’est dit que ça devait changer. On a alors compris l’importance du promoteur. Et on s’est donc tournés vers le Triptyque (le prédécesseur du Social Club). A ce moment-là, ils avaient une soirée avec le label Kompakt, c’était assez gros, très axés minimal, german house, et ils nous ont compris. Ils ont annulé la soirée tout de suite et se sont mis à travailler avec nous. On a commencé à coller des affiches un peu partout. Les gens croyaient que c’était une affiche de 1985, et que Larry Heard, vu que c’était une légende, devait sûrement être décédé.
E : Ensuite, tout s’est fait naturellement, l’équipe du Triptyque a bien travaillé et on a commencé à avoir des relais. On a eu beaucoup d’annonce sur Nova, et également chez Trax, qui avait fait un article sur la soirée. Du haut de nos 25 ans, on a DJ Deep qui nous appelle pour nous proposer de faire le warm-up, car Larry Heard était un monument pour lui. Pour nous, c’était super gratifiant, car on respecte énormément Cyril. Ca a donné une soirée à 1 000 personnes, avec une queue de dingue dehors et un Larry Heard qui s’est mis à chanter à 5 heures du mat sur son “Missing You”.
Larry Heard – Missing You
Une belle première qui a dû faire des vagues.
T : Une fois que Larry est rentré chez lui, il a passé le mot. Theo Parrish, Kenny Dixon Jr, et aussi ceux de Chicago. C’était des pointures que nous avions l’habitude d’aller voir à Londres ou Amsterdam, et quand ils ont su qu’on allait lancer quelque chose à Paris, ils ont voulu en faire partie. C’était un superbe accomplissement.
“Tu attendais les artistes à l’aéroport et tu ne savais pas s’ils allaient sortir de l’avion… Pas de téléphone, pas de mails, rien du tout.”
Ce sont des artistes extrêmement cotés maintenant. On peut dire qu’en toute modestie, vous avez participé à leur lancement.
T : C’était d’autant plus compliqué qu’à l’époque, des gars comme Theo Parrish ou Kenny Dixon Jr n’avaient pas vraiment d’agent. Ils se faisaient manager par les filles qui bossaient dans les différents clubs de Detroit. Theo, c’était sa femme de l’époque qui gérait le business, pour Marcellus ou Rick Wilhite aussi, donc inutile de te dire que c’était bien funky. Il fallait réussir à les avoir au téléphone, attendre un mail, que tu recevais deux semaines après. C’était particulier, mais on y a pris du plaisir. C’était vraiment un autre monde. Et c’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles ils n’étaient jamais à Paris, parce qu’ils étaient considérés comme des gens extrêmement talentueux mais extrêmement compliqués, très chers, volatiles. Nous, on s’en foutait, on voulait qu’ils viennent.
E : Tu les attendais à l’aéroport et tu ne savais pas s’ils allaient sortir de l’avion… Pas de téléphone, pas de mails, rien du tout. Le jour où on fait venir Moodymann, il était censé arrivé à 10h à Gare du Nord, en provenance de Londres, il est finalement arrivé à 19h… Tu le récupèred et il te dit : « Waaaah… Désolé, les gars, je me suis retrouvé j’sais pas où. J’me suis réveillé dans un squat, je suis encore défoncé. J’ai loupé mon Eurostar du coup, j’ai attendu… » Bref, le chaos complet, et personne pour te tenir informer.
Moodymann – JAN
Ces artistes ont pu vous donner accès à d’autres musiciens de talent ?
T : Un jour, on a demandé à Theo Parrish s’il y avait un DJ à faire venir en Europe et qui n’était pas encore reconnu ici. Sa réponse a été directe : “Les mecs, si vous devez faire venir quelqu’un, allez voir à Chicago, il s’appelle Sadar Bahar et il n’a joué qu’aux States et au Japon depuis trente ans. C’est un original de la période d’or de Chicago version Ron Hardy / Music Box.” Pareil, le mec n’avait pas de téléphone ni d’e-mail, il fallait passer par Boo Williams, qui passait par la mère de Sadar qui, elle, prenait contact avec son fils. Mais quand quelqu’un comme Theo vous conseille un artiste, c’est un gage de qualité. C’est à partir de ce moment que nous avons commencé à booker des artistes de ce type, plus soul ou rare disco. Sadar est venu jouer avec nous au Djoon et c’est à ce moment qu’on s’est dit qu’il fallait absolument permettre à des musiciens comme lui de jouer avec des artistes plus typés house, de jouer sur cette inspiration mutuelle.

E : A l’époque, le Djoon se lançait, dans un délire un peu loft new-yorkais, sauf que le 13e, c’était le bout du monde pour plein de gens… Personne ne voulait y aller. Mais Afshin, le boss du lieu, nous a fait confiance et donné carte blanche. C’était un petit club, à taille humaine, avec un très bon sound-system, et surtout la possibilité de jouer avec le Rotary mixer DJR 400, conçu par DJ Deep et Jérome Barbé, qui tournait beaucoup là-bas. C’est donc dans ce club que nous avons eu nos premières expériences avec la DJR, et on a réalisé sa plus-value sur un sound-system et un mix. Depuis, on ne s’en sépare plus.
Ingram – Music Has The Power (1977) / 1er set de Sadar Bahar à J.A.W.
Plus tard, Julien est parti à New York, Thomas à Berlin et Edouard est resté à Paris. Cela vous a permis d’absorber beaucoup d’influences différentes ?
T : Celui qui était à New-York a pu voir le jazz tel qu’il se jouait à l’époque. Des musiciens dopés au son de Thelonious Monk, mais aussi J Dilla ou Robert Glasper qui faisait le boeuf avec Mos Def, Q-Tip, Erykah Badu, Bilal ou Common pour ne citer qu’eux. Moi, j’étais à Berlin, cette espèce de ville sauvage, où il se passait un peu tout et n’importe quoi, une ville qui me dépassait un peu, mais où je voyais un potentiel énorme. Et surtout une ville où je voyais que ce que nous faisions à Paris, et ce qui se passait à Londres et Amsterdam depuis un moment, n’avait pas vraiment pignon sur rue. C’était un ville de clubbeurs, elle aussi très orienté house / techno, où la musique soulful n’était pas assez représentée à mon goût.
Robert Glasper Experiment + Mos Def – Stakes is High (Live)
Tu as donc choisi de rester là-bas ?
T : Je suis tombé amoureux d’une jeune Allemande. Je l’ai rencontrée le week-end de fermeture du club légendaire Tresor, pour la petite histoire. Notre première impression de la ville, c’était donc les derniers jours du véritable Tresor, celui qui était dans une ancienne banque et où les DJ’s jouaient dans la salle des coffres. Ce soir-là, c’était d’ailleurs Scan 7 de Detroit qui jouait derrière les barreaux. Après, il a dû être délocalisé. D’après ce qu’on m’a dit, les petits-enfants de la famille juive à qui appartenait la banque et qui avaient fuit l’Allemagne nazi ont, en toute logique, voulu récupérer leur bien. C’est une histoire typiquement berlinoise, un club devenu une institution était, au final, un colosse aux pieds d’argile.

Vous y avez vu un énorme potentiel par rapport à Paris. A l’époque, vos soirées ramenaient entre 200 et 400 personnes, c’était plus facile à Berlin ?
T : Oui, ce n’était pas le Paris d’aujourd’hui. On trimait vraiment pour légitimer le fait de faire venir ces DJ’s. Il y avait plus de possibilités à Berlin. On a donc décidé de monter un axe Paris/Berlin à partir de 2008. En discutant avec certains d’entre eux, on s’est aperçu qu’ils n’aimaient tout simplement pas cette ville. Theo Parrish nous disait par exemple qu’il n’avait jamais vraiment eu de bonnes expériences là-bas. Une des soirées qui n’a pas forcément bien tourné pour lui, c’était au Panorama Bar, en 2006. J’ai pu y assister. Je me retrouve devant ce bâtiment immense, en doudoune, avec 3 heures de queue devant moi. Je m’attendais à retrouver un peu la même ambiance qu’au Plastic. J’assiste au set de Theo qui joue les mêmes sons que d’habitude, et là, surprise, je ne ressens pas la même vibe qu’ailleurs, la foule n’accroche pas vraiment. Il était sensé jouer jusqu’à 7h du matin, à 5h, les organisateurs lui disent que son set est terminé, il plie bagage et s’en va. Le DJ qui prend la relève se met à balancer de la tech-house dégueulasse et les mecs partent en vrille. J’ai fui.
Tu as fini par savoir ce qui s’était passé ?
T : Theo m’a raconté plus tard que les mecs du Panorama Bar lui avait reproché d’avoir été trop soulful. Depuis, il n’y est jamais retourné, malgré les demandes. Là encore, ça a été un autre déclic, voir un club dit de référence traiter des artistes de la sorte, ça nous a donné envie de faire quelque chose là-bas.
Vous vous êtes mis en quête d’une salle ?
E : On ne voulait pas aller dans une salle trop froide, trop industrielle et typiquement berlinoise, car ça ne nous représentait pas. On a fini par tomber sur un lieu qui s’appelait le Festsaal Kreuzberg, une ancienne salle de mariage turc, paumée en plein milieu d’un quartier plutôt délabré. On découvre une salle en bois, avec balcon, rouge et noire, mélange de New Morning et d’Elysée Montmartre. C’est là qu’on a fait notre première grosse soirée, toujours en faisant venir des gens qui se respectent. On a fait venir Theo Parrish et Sadar Bahar, ils n’avaient jamais joué ensemble et c’était une manière de les remercier tous les deux. On savait aussi qu’on allait avoir 1 000 gaillards qui allaient se déplacer pour venir voir Theo et que ça profiterait à Sadar. On a répété cette expérience plusieurs fois avec des gens comme Volcov, Floating Points ou Abdul Forsyth, et c’est comme ça que notre aventure berlinoise a commencé.
Theo Parrish – I Can Take It
Vous pensez que ça a marqué les gens, à l’époque ?
T : C’est fort possible, quand on regarde l’évolution de cette musique sept ans après, on se dit que ces premières soirées au Festsaal ont dû marquer ceux qui étaient présents. Certains nous en parlent encore aujourd’hui. D’ailleurs le club a brûlé, le lendemain d’un concert de KRS-One. Ces soirées, c’était aussi le moyen de sortir des artistes live des clubs de jazz et de l’ancien Berlin-Ouest, où se passaient la plupart des soirées dans ce domaine, et de les amener à Berlin-Est, là où le black jazz n’était pas forcément très représenté. On a pu, entre autres, faire venir Robert Glasper. A l’époque, ce n’était pas encore les 2 Grammy Ewards et ses collaborations avec des producteurs comme Kendrick Lamar qu’on connaît bien aujourd’hui. On s’est développé comme ça, en faisant évoluer en parallèle le live et le djing. Ca nous a permis de rencontrer des artistes comme Floating Points, Gilles Peterson ou Four Tet et de tisser de vrais liens d’amitié avec eux.
C’est donc les débuts de JAW à Berlin ?
E : Oui, puis dans plein des clubs différents qui n’existent plus aujourd’hui. La plupart des clubs où l’on a joué ont fermé ou brûlés. C’était quand même difficile d’avoir une relation à long terme avec les clubs dans une ville comme ça. Mais on a tenu.

Dix ans après, est-ce que vous trouvez que c’est plus facile ?
E : Avant, c’était plus galère. J’ai envie de dire qu’on a survécu 10 ans. Quand tu vois tous les kids qui viennent aux soirées aujourd’hui, alors qu’à l’époque, ceux qui venaient dans nos soirées étaient bien plus âgés que nous… On ne peut que constater aujourd’hui toute cette culture musicale qu’ont les jeunes, ce retour au vinyle, au rare groove, au disco, l’essor de Discogs, c’est impressionnant. A notre époque, on était influencés par les Moodymann et consorts, aujourd’hui, les jeunes sont influencés par Floating Points, MCDE ou Jeremy Underground.
T : Tout ça, ce sont des cycles. Internet a aussi beaucoup joué sur ce développement, la génération YouTube et Discogs est énorme, ces sites ont permis d’ouvrir le champ musical à toute une génération. C’est super positif.
“Les artistes venaient toujours avant à la maison, et mangeaient à notre table, dans notre cuisine, avec notre mère et le chat sur les genoux !”
En 10 ans, quelle a été votre meilleure soirée ?
T : Pour l’émotion et le vécu, c’est la première soirée au Plastic People, avec Abdul Forsyth et Theo Parrish. Comme toutes les premières fois, tu ne l’oublies jamais, et là, on a perdu notre virginité.
E : Au niveau de JAW, c’est certainement la Free Spirits. On avait envie de faire une belle soirée pour une cause noble, à Berlin. Gilles Peterson avait sa fondation Steve Reid qui aide ses musiciens dans le besoin. Cette fondation avait été crée en hommage à Steve Reid, le batteur légendaire qui avait joué avec Chaka Khan, James Brown, ou encore Four Tet, à la fin de sa vie. Il était mort à New-York, dans l’indifférence générale et quasiment à la rue. Tout ça parce qu’il n’avait pas de sécurité sociale. On a voulu ajouter notre modeste pierre à l’édifice. On avait pas non plus envie de ramener 50 personnes, parce qu’on savait que le jazz spirituel n’intéressait en général pas grand monde. On a donc essayé de monter un plateau conséquent avec Gilles et Four Tet, Floating Points, Rabih Beaini ou Alex Barck. On a ajouté à ça deux concerts d’Astral Travel d’Italie, et Horace Tapscott Tribute Ensemble, en hommage au grand musicien de Los Angeles. Le Festsaal ayant brûlé, on s’est tourné vers le Prince Charles, une ancienne piscine municipale, et ca été le début de notre relation avec eux.

En 10 ans, quelle est la pire embrouille, la pire expérience ?
(rire collectif)
T : La plus notable, c’est le jour où on a invité Omar S de Detroit, en 2006. On était fans de toutes ses productions à l’époque, et on était vraiment content qu’il vienne, mais on a un peu déchanté…
E : Il n’avait sorti que 4 EP dans sa vie, il était vraiment inconnu au bataillon à ce moment. Il n’avait quasiment jamais quitté Detroit. Sa condition était de venir avec sa copine, pas de problème. On lui prend un hôtel, sur le canal Saint-Martin. Le jour de la soirée, Omar S arrive et nous dit : “C’est quoi ça ? Je veux une chambre au dernier étage d’un hôtel avec vue sur la Tour Eiffel. Sinon, je ne joue pas ce soir et tu me ramènes à l’aéroport.” C’était un peu la douche froide, mais on a quand même cédé parce qu’on voulait absolument le voir jouer. On l’amène dans un bon resto : “Ah non moi, je veux pas bouffer ça, je veux un kebab…” Pourquoi pas ? Après la soirée, il s’est commandé champagne et room service à l’hôtel et nous a laissé une note pharamineuse. Il s’est excusé le lendemain, gêné, mais nous n’avions plus envie de faire quelque chose avec lui, clairement. Certains artistes, lorsqu’ils viennent en Europe, se prennent pour des stars, c’est dommage.
T : Il y a aussi la fois où on a perdu Sadar Bahar dans la nature, le jour de la soirée. On a réussi à retrouver grâce à la mère de Boo Williams (encore une fois !) à qui il avait passé un coup de fil. Il est arrivé à Paris 3 heures avant la soirée, et s’est aperçu qu’on lui avait renvoyé son “record bag” avec tous ses originaux à Chicago… Il avait quand même 50 galettes avec lui dans l’avion, il en a emprunté chez nous, et il a réussi à faire toute la nuit avec. Ce fut une des soirées les plus exceptionnelles qu’on ait jamais faite, où il a prouvé tous ses talents de DJ.

En 10 ans, quel est votre meilleur concert ?
Thomas et Edouard : Gil Scott-Heron.
T: Tous les deux à des endroits différents, bizarrement. Edouard au New Morning à Paris et moi au Maria am Ostbahnhof à Paris. Il avait fait de la taule et a annulé plus de la moitié de ses concerts, mais c’est pour nous l’un des plus grands. Un des précurseurs du hip-hop et un défenseur de la cause noire aux Etats-Unis, à l’époque.
En 10 ans, une rencontre qui vous a marqué ?
E : C’est dur à dire car on s’est finalement lié d’amitié avec la plupart d’entre eux, on a toujours privilégié la relation sur le long terme. C’est une démarche peut être un peu différente par rapport à d’autres. Les artistes venaient toujours avant à la maison et mangeaient à notre table, dans notre cuisine, avec notre mère et le chat sur les genoux ! On avait envie de ce contact avec eux et de partager quelque chose de fort. Au final, la soirée, c’était la cerise sur le gâteau.

Et les 10 ans à venir ?
T : L’avenir s’éclaircit. L’idéal serait d’avoir aussi un lieu à Berlin, histoire de développer à fond la plateforme Paris/Berlin et d’être moins dépendants des structures. On va aussi créer une activité de booking à partir de l’année prochaine. On voudrait mettre en avant des diggers et sélectors passionnés. Et continuer de faire ce qu’on aime, sans compromis. On ne s’est jamais considéré comme promoteurs, on a toujours voulu vivre notre rêves et passer du temps avec les artistes qu’on adorait et qu’on respectait. Il ne faut pas lâcher et se dire que si les gens ne comprennent pas ce que tu fais aujourd’hui, ils le comprendront sûrement demain. Les festivités que nous préparons le mois prochain pour nos 10 ans, à Paris et Berlin, Family Reunion, c’est l’apothéose de toutes ces années, avec tous ceux qui nous ont tant apporté, qui ont toujours cru en nous et qui nous ont marqué musicalement.